Abaisser les frontières

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Abaisser les frontières », Revue Quart Monde [Online], 135 | 1990/2, Online since , connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3871

Index de mots-clés

Entreprise, Emploi, Chômage

L’effondrement des régimes de l’Est européen apparaît, pour beaucoup, comme une libération personnelle plus fondamentale et plus déconcertante que prévu. « A force d’avoir à nous dédoubler en personnes conformistes, sans initiatives ni pensées propres, nous nous sommes retrouvés, à la longue, non seulement sembler mais être le contraire de ce que nous aurions voulu devenir vraiment. »

N’est-ce pas le sort qui, en chaque pays, à l’Est comme à l’Ouest, frappe depuis bien plus longtemps les plus pauvres ? Ils ont aussi été violemment privés d’être les personnes, les travailleurs, les citoyens qu’ils rêvaient d’être. Avec ce malheur de ne pouvoir espérer aucun recours à terme, puisqu’ils n’ont pas reçu ce minimum de protection, de capital de résistance pour l’avenir, que sont l’instruction, la culture, l’appartenance à un groupe dont l’histoire passée permette d’avoir confiance dans un avenir nouveau. De sorte que les libérations des autres ont peu de chances d’être jamais les leurs.

C’est au nom de ces hommes, de ces femmes et enfants qui, dans toutes nos frontières, sont également interdits d’habiter la terre, que le père Joseph a proclamé que « l’heure de l’homme est revenue. » Il savait d’expérience que, sans l’investissement d’un temps de fraternité, de partage et d’écoute permettant aux plus exclus de rassembler leurs esprits et leurs forces, toute nouvelle entreprise, si libérale soit-elle, leur deviendrait une oppression. La nouvelle parole des autres, n’aurait-elle pas déjà coupé court à la leur ?

N’est-ce pas le défi qu’ils posent à l’entreprise occidentale ? Elle semble avoir le vent en poupe dans l’opinion, parce qu’elle aussi a cherché à être à l’heure des hommes. Ne permet-elle pas à un groupe de personnes organisées de se remettre sans cesse en question au gré des changements d’une communauté internationale qui évolue vite ? Pour rester continuellement à la pointe du progrès, elle exige souvent un taux élevé de remplacement de ses effectifs, confiant aux assurances de protéger ceux qui, jeunes encore, doivent s’effacer devant plus jeunes, plus avertis, plus énergiques encore qu’eux ? Néanmoins, l’opinion n’est pas loin de faire de l’entreprise l’instrument privilégié du rétablissement des économies en même temps que d’une société fondée sur les Droits de l’homme.

Cette entreprise à nouveau visage humain, jeune et dynamique, à l’heure de certains hommes sinon à l’heure de l’homme, tout en élevant encore des barrières au nom de l’âge, de la qualification et de la culture des personnes, est, en effet, en voie d’en éliminer beaucoup d’autres : toutes les frontières européennes notamment. C’est un mérite en soi. Pourtant si le démantèlement des frontières en laisse d’autres, au demeurant plus amovibles entre les hommes, si l’abaissement d’une frontière donne lieu à l’édification d’une autre, à quand l’unité, à quand les Droits de l’homme ?

Ces barrières qui excluent les plus pauvres, nous pouvons les nommer. Elles sont dans le terme « inemployables » qui excuse la division nouvelle du monde, non plus entre pays mais entre personnes et catégories dans tous les pays. Elles sont dans le haro sur les trop petits, dont on peut toujours faire des clandestins, ceux à qui on refuse un travail parce que d’autres leur refusent un logement et vice-versa, ceux dont les quelques biens sont saisis pour cause de dettes et d’insolvabilité, après avoir été piégés dans les crédits. Sans oublier les immigrés clandestins et les réfugiés économiques. Parmi tous ceux-là, ne manque pas le goût pour l’aventure d’entreprendre. Ils veulent travailler, mais, pour eux, cela signifie d’abord abaisser les frontières entre monde riche et monde pauvre. En cela eux aussi contribuent à la reconnaissance de la liberté des peuples et à l’abaissement des frontières.

« Les plus pauvres savent qu’ils peuvent recevoir le pain au nom de la compassion (…) mais là nous sommes dans l’ordre de l’aumône, de la dépendance, non du droit (…) Tout homme du Quart Monde cherche un statut qui le protège de l’arbitraire et il sait qu’il n’obtiendra ce statut que par le travail. »

Si l’entreprise doit, comme beaucoup le croient et l’espèrent, à la fois effacer les frontières et aider à asseoir les Droits de l’homme, il lui reste encore à démanteler ce mur érigé entre les hommes utiles parce que dotés de tous les moyens de l’être et ceux que la pauvreté condamne à l’injuste et invivable inutilité.

L’entreprise ouvrant les frontières des pays mettra-t-elle aussi en route les plus pauvres d’entre leurs peuples, parce qu’elle s’acharnera à être le lieu de leur intelligence et de leur créativité retrouvées ? Des entrepreneurs essayent et leurs exemples nous prouvent que l’ensemble de la vie productive n’y gagne pas seulement en humanité mais aussi en dynamisme.

CC BY-NC-ND