Héritiers d’une histoire

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Héritiers d’une histoire », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3896

Avant toute action et en tout ce que nous entreprenions, le père Joseph nous demandait de prendre le temps de nous laisser imprégner des voix, des visages, des gestes, des paroles des personnes très pauvres avec qui nous voulions que l’histoire changeât. Aucun projet de devait être évalué comme s’il était le nôtre propre. Nous n‘étions pas des éducateurs des plus pauvres, au contraire ! Il nous fallait apprendre d’eux, à chaque pas, l’histoire commune qui rendrait le monde plus humain.

De cet apprentissage, qui transforme non seulement l’action mais l’homme lui-même, le père Joseph a parcouru le chemin jusqu'au bout. Chemin familier pour l’enfant né dans la misère mais qui, au fil des ans, devint toujours plus escarpé. Il n’y risquait pas seulement sa santé et toute sécurité matérielle, mais aussi son prestige, la réussite de sa vie. Car qui comprenait qu’il demeurait auprès des plus pauvres, non pour combler leurs manques ou devenir lui-même expert en pauvreté, mais pour faire d’eux ses maîtres à penser, des maîtres en humanité pour le monde ?

Contempler l’expression des visages, le maintien des corps, communier à la peine, aux timides espoirs des cœurs et des esprits, c’était déjà transformer leur souffrance de ne pas être traités en hommes de plein droit. Les suivre au-delà, prendre comme boussole leur refus de cette offense de l’homme, c’était pénétrer au cœur des grands idéaux de l’humanité. C’était comprendre toujours mieux la liberté, l’égalité et la fraternité, de même que l’amour, la vérité et la vie. C’était aussi apprendre toujours mieux comment les réaliser.

Celui qui a rencontré le père Joseph connaît sa conviction que tout être humain est appelé à la libération et à l’avancée constante de ses frères. Mais cette vision n’était pas, pour lui, une donnée de foi simplement. Elle était une conquête jamais achevée, à poursuivre au jour le jour, par un long effort de contemplation, d’écoute, d’écriture, par une véritable ascèse de l’intelligence. Il ne suffisait pas d’être engagé à transformer une réalité insupportable. Encore fallait-il consacrer toutes nos facultés d’analyse à comprendre le chemin emprunté à travers l’histoire par des personnes et familles que nous voulions accompagner.

En nous démontrant avec force que les plus pauvres ne sont pas seulement des maîtres à servir, mais des maîtres qui nous enseignent ce qui demeurait caché, le père Joseph n’a pas seulement marqué la pensée de notre temps. Par sa personne et sa vie, il s’est fait source d’une nouvelle manière d’être, de vivre et d’organiser nos communautés. Source que nous pouvons comprendre seulement en ne séparant pas la connaissance du père Joseph de celle des plus pauvres. En cela, il appartient à la fois aux plus pauvres et à toute l’humanité. Le faire connaître, faire en sorte que son message devienne toujours davantage partie intégrante de notre culture, aujourd’hui et demain, est une responsabilité grave. Y manquer serait manquer aux plus pauvres, à leur histoire, à laquelle il a fait prendre un vrai tournant. Mais ce serait aussi manquer à tous les hommes, pour qui il représente une chance nouvelle de progresser vers la réalisation de leur idéal de paix et d’unité.

Le père Joseph n’appartient pas au Mouvement ATD Quart Monde, ni au volontariat qu’il a fondés, ni à l’Eglise qu’il a tant aimée et servie sans relâche. Il appartient à tous ceux qui, dans toutes les cultures, dans tous les régimes politiques, dans toutes les religions, veulent ancrer une nouvelle vision des libertés et des Droits de l’homme et une nouvelle manière de les réaliser en partenariat avec les plus pauvres. Le père Joseph lui-même a toujours pensé que sa vie n’avait de sens que comme un maillon dans la chaîne de l’histoire. Si d’autres ne reprenaient pas son ambition, à travers le monde, les plus pauvres auraient espéré, pris des risques, accepté de nouveaux efforts en vain. Mais il a eu confiance dans l’humanité.

Serons-nous assez nombreux, assez conscients de notre responsabilité, pour continuer et élargir un courant destiné à envahir le monde ?

Alwine A. de Vos van Steenwijk

Présidente du Mouvement international ATD Quart Monde

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