Des devoirs de l’État et de l’emploi

Message aux États Généraux du Chômage et de l’Emploi

Joseph Wresinski

Citer cet article

Référence électronique

Joseph Wresinski, « Des devoirs de l’État et de l’emploi », Revue Quart Monde [En ligne], 126 | 1988/1, mis en ligne le 01 décembre 1988, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3907

L’importance des États Généraux du Chômage et de l’Emploi et des questions qui y seront débattues est évidente. Ils compteront pour les travailleurs et travailleuses actuellement sans emploi ou menacés d’en être privés. Mais bien au-delà, ils compteront pour toute une société aujourd’hui au défi de repenser, dans le cadre de la réalisation de l’ensemble des Droits de l’Homme, l’égalité du droit au travail et à la participation. Ces États Généraux auront, en effet, valeur de progrès, dans la mesure où ils sauront examiner les réalités du droit au travail dans le contexte de l’indivisibilité de l’ensemble des libertés et des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Dans une société où gagner sa vie par le travail était progressivement devenu le principal moyen – le moyen quasi absolu – de manifester sa dignité d’homme et de citoyen, nous n’avons nullement veillé, pendant plusieurs décennies, à ce que le droit à l'occupation professionnelle soit concrètement assuré jusqu’au plus bas de l’échelle sociale. Plus grave, les systèmes de sécurité permettant aux chômeurs de garder leur statut de travailleur et une protection pour leur famille étaient également inaccessibles aux plus pauvres. Ces manques de garanties sont antérieurs au ralentissement et aux grandes mutations économiques. Ils ont permis qu’avec l’extension du chômage de longue durée, progresse l’exclusion du statut et des droits acquis des travailleurs, particulièrement parmi les hommes et les femmes les moins qualifiés, voire illettrés.

On peut dire qu’aujourd’hui, le nombre des intéressés augmentant, les failles de notre façon d’appliquer les Droits de l’Homme reconnus par la Constitution sont devenues plus visibles. Elles choquent de plus en plus l’opinion qui les avait ignorées pendant quelques décennies. Il ne peut donc plus être question, aujourd’hui, d’un « traitement du chômage ». En effet, les « traitements » ad hoc, temporaires, par le moyen d’un « travail minimum » ou d’une formation technique qui ne donnent pas accès au marché de l’emploi ni à la participation, ne contribuent pas à rétablir des droits.

Il restera toujours vrai que la création d’emploi et la mise en place de moyens de formation d’envergure demeurent un devoir absolu de l’État. L’appréciation de ce devoir ne peut pas continuer à dépendre de la seule bonne volonté ou de l’idéologie de tel ou tel parti ou pouvoir. Il faut un consensus national qui ne permette plus de faire du chômage l’enjeu de rivalités politiciennes changeantes.

Mais il faut aussi un autre consensus de la nation, pour ce qui concerne la valorisation réelle du temps où les travailleurs n’auront pas d’emploi. Des fonctionnaires, des employés, des cadres, des instituteurs, des travailleurs indépendants parlent de plus en plus de la nécessité, dans la vie professionnelle moderne, d’années sabbatiques, de temps de recyclage libre, de mise en congé volontaire… Ils revendiquent et obtiennent, avec raison, ce temps destiné non pas à une formation plus poussée dans leur champ professionnel strict mais à un élargissement significatif de leur formation culturelle plus générale.

Ceux qui sont dans la course pour la participation la plus large à la vie économique de demain, ne se trompent pas sur l’exigence de base que représente un solide enrichissement culturel. Malheureusement, ce moyen manque totalement aux chômeurs de longue durée, alors qu’il leur est plus nécessaire encore parce qu’ils ont souvent bénéficié de moins d’acquis culturels et en ont même perdus. La culture au sens large est ce dont, d’une façon générale, le monde ouvrier a toujours été privé. Il a dû se bâtir et sortir de la pauvreté à la force de ses poignets et grâce à son organisation. Les travailleurs en grande pauvreté n’ont pas cette possibilité-là. La culture est désormais pour eux un besoin et un droit absolu.

Un second devoir inexorable de l’État est donc de mieux asseoir les droits et libertés de l’homme, en prenant des mesures pour que le temps de chômage, lorsqu’il ne peut être évité, soit transformé en un temps sabbatique ; en un temps où les intéressés puissent réellement se ressourcer, se former, maîtriser de nouvelles technologies ; en un temps surtout, où ils puissent, à travers tout cela, acquérir une culture universelle qui leur a toujours manqué pour obtenir une situation d’égalité dans la vie économique et dans la vie tout court.

Lutter pour que chacun ait un travail de valeur et puisse avoir l’honneur d’être considéré comme un travailleur de rang est un combat essentiel. Mais justement pour réussir ce combat de fond, il faut en même temps lutter avec opiniâtreté pour que la période parfois inévitable de chômage soit ce temps sabbatique de l’avancée humaine et culturelle, temps de la formation la plus vaste, y compris à la participation syndicale, politique, religieuse et à la création artistique.

Aussi le Mouvement International ATD Quart Monde demande-t-il aux États Généraux du Chômage et de l’Emploi :

- d’exiger, pour les chômeurs de longue durée, pour tous les chômeurs et pour tous les travailleurs de niveaux de formation modeste et menacés de chômage, le droit à la culture ;

- d’exiger que des mesures significatives soient prises pour que le double droit au travail et à la culture soit ancré de façon irréversible dans les devoirs de l’État.

Joseph Wresinski

Fondateur et Secrétaire général du Mouvement International ATD Quart Monde

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