Revue Quart Monde : Vous rappelez-vous de l’arrivée du père Joseph au camp ?
C’est ma mère qui en parlait. Il est venu en 1956, avec une vieille soutane et deux chaussures différentes. Et il a tout de suite remué les gens, beaucoup, sans cesse, pour qu’ils se prennent en main et que les choses puissent avancer. Car il y avait tant à faire ! Tout allait si mal : le froid de l’hiver, la chaleur de l’été que les tentes – et plus tard les toits de tôle des igloos – rendaient insupportables, les incendies des quelques baraques en bois, la mauvaise nourriture, l’impossibilité de se tenir propre, les maladies, les gens qui mouraient... des femmes courant avec leurs bébés morts dans leurs bras…
RQM : C’est avec votre père que le père Joseph a créé le premier comité…
Oui, mon père a toujours été un bon militant, il était réfugié politique espagnol. Il avait quelques connaissances en médecine et comme les médecins refusaient de venir dans le camp, il aidait à soigner les enfants et à accoucher les femmes. Alors, comme il était absolument nécessaire de s’organiser, lorsque le père Joseph a créé une association, il a pu compter sur lui.
RQM : Et les gens du camp ont compris le sens de cette action.. Le père Joseph n’était pas toujours bien compris à l’extérieur.
Pas très bien compris à l’extérieur, mais pas bien compris non plus à l’intérieur du camp. Dans le camp il n’y avait pas d’électricité et seulement quelques points d’eau : il était donc très difficile de faire du lavage, du ménage. Alors on prenait le linge qu’on nous donnait, c’était plus facile. Beaucoup de familles n’avaient presque rien à manger et elles s’accrochaient terriblement aux quelques facilités qu’on pouvait nous faire : soupe populaire, distribution de linge.
Alors quand le père Joseph nous a dit du jour au lendemain que nous devions nous « débrouiller » et ne pas accepter d’être assistés, c’était très difficile à comprendre. Pourtant au fond d’eux-mêmes les gens savaient bien que les moments de la soupe populaire étaient terribles pour eux. C’était d’autant plus difficile que certains n’y allaient pas : ils étaient presque aussi démunis que les autres, mais ils parvenaient à ne pas y aller. Et cela créait des conflits entre les gens.
Le père Joseph ne voulait qu’une chose mais il la voulait absolument : que les gens se prennent en main ! Il a commencé avec l’association par créer des « foyers », avec quelques machines à laver, des bacs où nous pouvions laver à la main, avec une bibliothèque. Il a fait venir des gens de l’extérieur comme une esthéticienne, c’était très important l’esthéticienne. C’était une nouvelle approche : les gens de l’extérieur ne venaient pas voir notre misère mais ils venaient nous apprendre.
Peu à peu le père Joseph a fait des choses sur le plan culturel, organisé des rencontres et quelques fêtes. On dansait parfois le samedi soir. Les enfants ont réussi à partir à la montagne en vacances. Mon frère et ma sœur avaient monté une petite troupe de théâtre qui s’appelait « L’Heure Joyeuse. » Il fallait le faire ! Nous faisions aussi des feux de camp.
Et puis nous avons construit une chapelle, une vraie chapelle qui nous servait aussi de chapelle ardente parce que nous ne pouvions pas veiller nos morts dans les tentes ou les igloos.
Une vie sociale petit à petit s’est constituée et nous parvenions tout de même à faire quelques fêtes malgré la misère dans laquelle nous vivions.
RQM : Qu’est-ce que les gens attendaient de la vie ?
Moi, je n’attendais pas grand chose. J’avais douze ans. J’allais à l’école, mais je n’avais qu’une hâte, c’était de rentrer et de me retrouver dans mon milieu. Parce qu’à l’extérieur j’avais l’impression que tout le monde me regardait. Nous vivions dans la boue, nos vêtements étaient par conséquent pleins de boue, nous avions honte de nous montrer. Nous étions mieux entre nous et nous nous fabriquions une espèce de ghetto dont il était très difficile de sortir. Je me disais souvent : « Si on est des parasites, vous n’avez qu’à nous faire coucher par terre et nous fusiller. » Et on finit par croire qu’on est des bons à rien.
Je me souviens d’un chemin de croix, un Vendredi Saint à travers le camp. Un homme portait la croix et le père Joseph à chaque station s’arrêtait devant un igloo et prenait à partie les gens qui habitaient dans la rue de cet igloo. A un moment une femme s’est précipitée vers lui et a dit : « Mon Dieu, je comprends tout à coup mon péché, c’est d’avoir mis au monde des enfants dans un monde de misère. Je sais très bien que ces enfants-là vont être malheureux toute leur vie. » C’était terrible d’entendre ce désespoir dans la bouche d’une mère.
RQM : Qu’est-ce que le père Joseph représentait pour vous ?
Il a vraiment remué notre vie. Grâce à lui j’ai compris, nous avons compris, que nous étions des personnes à part entière. Que nous n’étions pas des parasites. Grâce à lui nous avons compris que nous devions nous cultiver, qu’il était important de nous cultiver. A quatorze ans, j’avais cessé d’aller à l’école et je l’ai regretté. J’en ai parlé au père Joseph qui m’a donné un livre pour que je puisse continuer à étudier.
Et il pensait que c’était très important de le faire dès le plus jeune âge : il a créé une bibliothèque pour les enfants et le jardin d’enfants. Le jardin d’enfants était une maison en parpaing, la première qui s’est construite en dur. Il faisait aussi le catéchisme, il y tenait beaucoup.
Pour lui, c’était vraiment important qu’on travaille. Je me souviens qu’un jour je ne voulais pas retourner dans l’atelier où je travaillais. J’avais trop honte d’habiter dans le camp. Il est venu me chercher et on a parlé. A la fin il m’a donné un coup de pied dans les fesses et m’a dit : « Tu n’as pas a avoir honte de ta misère. » Cela m’a fait du bien et je suis retournée travailler.
RQM : Et plus tard ?
Le père Joseph a vu qu’on stagnait dans la cité qui avait remplacé le camp. Il est venu nous relancer et nous a dit : « Il faut laisser la place aux autres parce qu’il y en a qui sont encore plus pauvres que vous. » On ne le comprenait pas alors. Mais maintenant je sais que c’est parce qu’il voulait qu’on se prenne en main.
Et puis après il y a eu les réunions de familles démunies, « les Caves. » Cela a fait beaucoup pour que les gens se prennent en main davantage. Au début c’était des personnes de l’extérieur qui venaient nous parler de ce qu’elles faisaient. Ensuite nous avons commencé à nous exprimer sur des sujets différents. C’était très bon,. C’est là que j’ai appris à m’exprimer parce que j’avais beaucoup de mal à le faire.
Ce que le père Joseph nous demandait, il le demandait aussi aux volontaires qui commençaient à le rejoindre. Ce n’était pas facile d’être volontaire. En effet, ils arrivaient d’abord avec toute leur charité, mais le père Joseph ne voulait pas qu’ils l’emploient de manière traditionnelle. Il voulait nous faire évoluer, nous faire prendre conscience de notre dignité et miser sur elle. Et c’était difficilement compréhensible pour les gens qui, en voyant notre dénuement croyaient bien faire en nous assistant. Et ils se révoltaient contre le père qui insistait au contraire pour que l’on nous fasse confiance, qu’on nous considère comme des êtres humains à part entière, comme des personnes et non comme des choses qu’on déplace ou qu’on bouscule à sa guise. Le père Joseph, toute sa vie, a misé sur la dignité de l’homme
RQM : Est-ce que vous pouvez être fiers d’avoir donné la chance et la force au père Joseph de créer le Mouvement ?
Oui. Mais la force il l’avait déjà en lui. Quant il est venu à Noisy et qu’il a vu toute cette misère, ça n’a pu que le conforter dans l’idée qu’il fallait qu’il crée un mouvement différent.
RQM : En quoi le Mouvement est-il différent ?
Il y a d’abord le sens de la dignité. Il y a aussi le sens de la recherche. Cela ne s’était jamais fait avant : pourquoi y a t-il des pauvres ? D’où viennent-ils ? Quelle est leur histoire ? Quels sont leurs quartiers ? Il y a aussi la mise à jour de cette notion de peuple qui veut dire que nous ne sommes plus seuls, que nous avons un passé commun, que nous ne sommes pas isolés dans notre combat. Enfin, il a fait appel à d’autres milieux, à tous les milieux. Un appel à se réunir autour des plus pauvres, un appel à aller plus loin, à voir plus loin, non seulement plus loin que Noisy, que notre peuple, mais aussi que notre temps.
Qu’avez vous ressenti à la mort du père Joseph ?
D’abord un grand choc, parce que comme toujours dans la mort on a peine à imaginer qu’on ne reverra plus les gens. Et puis la confiance, l’espoir que le Mouvement continuerait. Pendant les semaines qui ont suivi la mort du père Joseph, je téléphonais régulièrement aux volontaires pour leur demander : « Vous tenez ? Ça va ? C’est à nous de vous aider à tenir bon. A un moment vous nous avez soutenus et maintenant c’est nous qui allons vous soutenir parce que maintenant vous avez une plus grande responsabilité. Et la nôtre, c’est de vous aider à la tenir. »