Ne pas dilapider 40 ans de Sécurité sociale

Louis Join-Lambert et Christophe Guitton

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Louis Join-Lambert et Christophe Guitton, « Ne pas dilapider 40 ans de Sécurité sociale », Revue Quart Monde [En ligne], 123 | 1987/2, mis en ligne le 01 octobre 1987, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4291

Il est bien différent de recevoir une même somme au titre de l’assistance discrétionnaire d’un organisme quelconque ou au titre de la rémunération d’un emploi stable.

Une véritable sécurité d’existence ne relève pas seulement du montant d’un revenu minimum garanti. Elle dépend aussi évidemment des modalités de sa gestion et, plus encore, de l’insertion sociale et économique que provoque et traduit ce revenu. Or, cette insertion est largement fonction de la contrepartie qui justifie l’attribution d’un revenu. Du point de vue des très pauvres, la question des contreparties ne se pose pas d’abord en termes de morale sociale, de prévention de la paresse ou de crainte des effets pervers d’un système bien intentionné.

Elle se résume à cette formulation : quelles chances ces contreparties donnent-elles aux plus pauvres de tenir un rôle social valable ?

La France ne dispose pas d’un revenu minimum garanti comme certains de ses voisins européens. Mais elle n’est pas pour autant sans expérience de garantie de ressources.

Elle n’a pas posé, jusqu’ici, le problème général du revenu garanti parce qu’elle considérait, depuis des années 1950, que n’importe qui, à défaut d’autre chose, pouvait toujours se faire embaucher comme salarié non qualifié : c’était donc dans ce cadre qu’il fallait garantir un salaire minimum, le SMIG en 1950, le SMIC en 1970.

La contrepartie de ce type de revenu était simple : la disponibilité du travailleur, sans qualification mais apte à l’emploi. Une telle conception de l’accès de tous à une sécurité d’existence était soutenue par deux monuments : côté protection de l’aptitude au travail, par la Sécurité sociale, et côté protection de l’emploi, par une politique de plein emploi.

C’est au niveau des assurances sociales dans leur ensemble que doit être recherchée une sécurité d’existence et plus précisément, comme le demande le rapport Wresinski, à l’intérieur de chaque branche de la protection sociale. Le revenu garanti ne constitue qu’une étape nécessaire vers cette définition globale. La demande pourrait paraître exorbitante si l’analyse des mécanismes de garantie de revenu déjà en place ne montrait l’extrême diversité et parfois l’originalité des initiatives en la matière. En particulier sous l’angle de la question de la contrepartie à l’attribution d’un revenu.

Le triptyque « SMIC, aptitude, plein emploi » donne une bonne clef de lecture de cette notion délicate.

Réfléchir aux fondements de l’exigence d’un revenu garanti pour les plus pauvres implique donc de situer celui-ci dans l’éventail des revenus existants mais aussi de chercher à formuler de manière dynamique les termes de sa contrepartie.

SMIC, aptitude et plein emploi

Les revenus de l’emploi

Le SMIC a une réalité importante en France. Il est d’abord un salaire, c’est-à-dire pour le juriste la rémunération d’un travail et d’une disponibilité. La continuité du salaire, parce qu’il rémunère le travailleur disposant de sa force de travail, est considérée comme une créance alimentaire dont le salarié ne peut être privé sans raison grave.

La société française s’est organisée pour qu’en cas d’interruption du travail (maladie, jours fériés, congés payés), de suspension (chômage partiel ou total) ou même de suppression (invalidité, retraite) les ressources soient maintenues et qu’elles le soient à un niveau en rapport direct avec le salaire.

Dans la même logique, l’établissement d’un salaire minimum correspond à la nécessité de garantir la couverture des besoins essentiels des salariés les moins favorisés. Cette fonction initiale du SMIG de répondre aux besoins incompressibles de la personne humaine trouve son prolongement dans le débat contemporain sur l’établissement d’un revenu minimum garanti ; ce débat reprend les termes de couverture des besoins vitaux, physiques et sociaux, mais en les extériorisant de l’emploi.

Le modèle du plein emploi a été historiquement mis en œuvre au lendemain de la Libération.

Le chômage est alors pensé comme la face négative de l’emploi salarié, mais dans un rapport étroit avec lui. La situation de chômage est évaluée en référence directe à celle de travail, l’indemnisation et la durée de sa perception sont calculées à partir du salaire et du temps de travail antérieurs. Le modèle du plein emploi rend envisageable ce déplacement de l’emploi vers le chômage précisément parce qu’il permet de le situer comme une transition entre deux emplois dans un horizon temporel court.

Dans ce contexte socio-économique précis, ce sont indissociablement la référence au plein emploi et la définition d’un salaire minimum qui constituent les termes de la garantie d’une sécurité d’existence.

Aujourd’hui, autant l’extension des avantages liés au salaire et sa garantie en cas d’interruption du travail apparaissent obéir à une sorte d’évidence, autant l’attribution de ressources non liées à une contrepartie de travail paraît heurter les représentations sociales les plus fortement ancrées.

Il existe pourtant de notables exceptions au principe qui sont, à des degrés divers, socialement admises.

Les revenus non directement liés à l’emploi

Pour certains types de revenus, la notion de contrepartie est peu formalisée. Elle échappe au principe d’équivalence entre contribution productive et revenu et trouve son origine dans le sentiment de responsabilité d’un débiteur de sécurité, qu’il soit public ou privé, vis-à-vis de celui qu’il tient pour son créancier. Ce sentiment de responsabilité s’analyse comme la reconnaissance plus ou moins forte et immédiate d’une identité d’appartenance sociale, d’une communauté d’intérêt et de destin, autrement dit d’une solidarité.

Les solidarités localisées

- L’exemple premier, au sens moral autant que chronologique, est celui du groupe familial, qui fonde l’obligation alimentaire des conjoints entre eux et des parents à l’égard des enfants et qui ouvre à ces derniers une véritable créance sur leurs parents.

- Le second exemple est celui de l’assistance, qui s’analyse plus comme une dette alimentaire de la société à l’égard du pauvre que comme une créance du pauvre sur la société. Caractérisé par l’absence de contrepartie explicite, ce rapport est toujours individualisé et localisé dans la mesure où aucun groupe social n’accepte de fournir un revenu sans contrepartie à moins de pouvoir définir les obligations qui le contraignent et de pouvoir poser les exigences correspondantes.

L’assistance, illustration la plus nette de la logique statique d’attribution d’un revenu, déplace la notion de contrepartie vers celle d’exigences à l’égard du demandeur : le bénéfice d’un revenu sans contrepartie se paie de l’absence d’autonomie de ce revenu et du contrôle social de son affectation.

Les solidarités socialisées

Il s’agit de revenus sans contrepartie productive qui échappent pourtant à cette localisation « territoriale » de la définition et du contrôle de l’utilisation des ressources. La garantie de ce type de revenus est liée historiquement à la reconnaissance de situations particulières d’inaptitude au travail – vieillesse et handicap – ainsi qu’à la distinction progressive de la politique familiale et de la politique salariale.

- L’exemple du minimum vieillesse est significatif de l’évolution de l’appréhension sociale des situations génératrices d’inaptitude au travail.

La pauvreté liée à la vieillesse était au début du siècle perçue comme une indigence individuelle relevant de l’assistance, puis on y a vu un droit mais de caractère alimentaire et donc opposable à la famille. Depuis 1974, la reconnaissance légale de la vieillesse donne droit à une sécurité de revenu.

La prise en compte du handicap a connu un processus de formalisation relativement proche au cours du siècle, jusqu’à donner droit aujourd’hui au versement d’un revenu, l’allocation aux adultes handicapés (AAH) en cas d’incapacité de travail supérieure à un certain taux.

Comme le minimum vieillesse, l’attribution de l’allocation aux adultes handicapés procède pourtant d’une logique statique, dans la mesure où ces deux types de revenus s’accompagnent de la mise à l’écart définitive de l’emploi.

- L’allocation de parent isolé (API) relève au contraire d’une logique dynamique car elle privilégie la recherche de l’adaptation de son bénéficiaire à la situation nouvelle d’isolement en vue de permettre la transition vers une position plus favorable. Elle est significative des transformations opérées au sein de la politique familiale depuis l’époque du « sursalaire familial. »

Historiquement, en effet, les allocations familiales elles-mêmes sont situées dans une logique de rémunération du travail. Contradiction qui ne sera levée qu’en 1978, lorsque la généralisation de la Sécurité sociale ne subordonnera plus le bénéfice des prestations familiales à la condition de l’activité professionnelle du chef de famille. Cette évolution correspond à la prise en compte par la Nation des nécessités familiales et démographiques qui lui incombent, sous forme d’un investissement nécessaire à son propre renouvellement.

Seule l’API, dans le domaine des allocations compensatrices des charges familiales, peut s’analyser comme un revenu garantii : et ceci paradoxalement parce qu’elle n’envisage pas sa contrepartie directement dans l’existence de l’enfant – c’est une condition nécessaire mais non suffisante – mais plutôt dans la reconnaissance sociale de la précarité engendrée par l’isolement.

Dans un contexte aussi complexe et diversifié, comment formuler les termes d’une garantie de revenu indispensable aux plus pauvres en maintenant la question de l’appréhension de leur aptitude dans une logique dynamique d’accès à l’emploi ?

Revenu garanti, aptitude et emploi

Nous n’aborderons pas ici les questions techniques de formulation soulevées par l’instauration d’un revenu garanti, mais une réflexion sur ses fondements possibles et sur la nature juridique de la mise en œuvre.

Revenu garanti, recherche de l’aptitude et prise en compte de la dimension familiale des situations de pauvreté

L’aptitude à une contribution productive quelconque découle d’une histoire. Elle est le fruit de l’interaction constante entre la formation de l’identité personnelle et l’acquisition d’un savoir et d’une qualification professionnelle. C’est pourquoi la définition d’un revenu garanti doit permettre aux plus pauvres de rompre avec ce qui ne constitue pas une situation momentanée de précarité mais une histoire durable de pauvreté et d’exclusion sociale.

La dimension familiale et sociale de l’acquisition de l’aptitude offre les termes d’une contrepartie possible à l’attribution d’un revenu garanti. Cette contrepartie suppose de reconnaître la dimension familiale des situations de pauvreté et implique de mettre en œuvre un rapport au temps positif, en termes de sécurité et de continuité, c’est-à-dire de droit.

La famille est d’abord le point de convergence de l’identité de ses membres, dans le temps (continuité familiale) et dans l’espace (appartenance sociale). Elle n’est pas la juxtaposition de cas individuels. Au-delà de la famille, d’ailleurs, cette appréhension des relations interindividuelles aboutit à la notion de groupe social. La pauvreté touche une autre réalité que la seule juxtaposition d’individus.

Or l’assistance, soucieuse d’identifier des besoins et d’adapter ses réponses, agit selon un principe d’individualisation et de distinction des situations. Elle méconnaît ainsi la dimension familiale des situations et leur inscription dans un ensemble social cohérent.

De plus, l’assistance, caractérisée par l’absence de contrepartie, joue comme substitut à l’épargne individuelle et à la solidarité familiale ; à ce titre, elle obéit au principe de spécialisation des aides en fonction des besoins et de leur urgence. Un revenu n’est donc attribué que de manière sélective, selon qu’il s’agit par exemple d’un problème de logement, de santé ou de scolarisation des enfants, et temporaire, l’aide devant permettre uniquement la couverture du besoin actuel. Or, en l’absence de possibilité d’accès à un revenu stable, ce caractère ponctuel de l’assistance entraîne presque nécessairement sa récurrence ; dès lors, le passage à une position sociale plus favorable devient très improbable, dénuement matériel et précarité sociale se renforçant mutuellement.

La reconnaissance de la famille comme début d’appartenance sociale remet en cause ce principe d’individualisation de l’appréciation des besoins.

Le respect de la continuité familiale, quant à lui, implique la prise en compte du rapport au temps dans l’appréhension des situations et donc le refus du principe de spécialisation. Il n’est en effet possible de renverser un rapport au temps négatif, sans cesse resserré par la nécessité d’assurer la survie, qu’en introduisant son corollaire positif, non seulement en termes de durée et de stabilité des revenus mais tout autant en termes de sécurité, c’est-à-dire d’automaticité et de régularité. Or, ces caractéristiques sont précisément celles du droit.

La famille est également un lieu d’acquisition de l’autonomie dans la mesure où elle est un corps intermédiaire entre l’individu, la société et le milieu de travail.

Cette fonction unique de la famille dans le développement de l’enfant est formalisée, outre l’obligation alimentaire à laquelle nous avons fait référence, par la définition juridique de l’autorité parentale. Les parents sont en effet titulaires d’un droit de garde et d’éducation de leurs enfants, mais qui a pour corollaire une obligation d’entretien.

Et si l’existence de l’enfant représente, à proprement parler, la seule contrepartie de cette obligation, elle en constitue un fondement suffisamment solide, au plan éthique et juridique, pour conférer à l’enfant un véritable droit subjectif – à l’entretien, aux soins et à l’éducation – à l’encontre de ses parents. Au point de justifier, en cas de défaillance de ceux-ci, l’intervention supplétive de l’État, que ce soit dans une perspective initiale d’accompagnement social, matériel et moral ou, le cas échéant, de substitution à la famille, par le retrait de l’enfant.

Or, la seule contrepartie sociale des obligations pesant sur les parents consiste dans l’attribution des prestations familiales dont le montant, en l’absence de revenus primaires, s’avère dérisoire au regard des responsabilités parentales d’entretien et d’éducation. L’instauration d’un revenu familial minimum garanti doit constituer l’expression effective de la coresponsabilité de l’État à l’égard des parents. Exigence qui trouve le fondement de sa contrepartie dans le rôle central du groupe familial dans l’acquisition de l’aptitude individuelle.

L’aptitude, même au sens de l’apprentissage des savoir-faire les plus élémentaires, passe par le développement physique, intellectuel et social et par la capacité de collaborer avec d’autres et de se faire accepter d’eux. Ces apprentissages sont de l’ordre d’une culture et celle-ci s’acquiert par l’immersion dans un milieu, par l’interaction des exigences – mais aussi des ambitions – de l’environnement familial et social à l’égard de l’individu et des moyens qui sont mis à sa disposition pour y répondre.

Depuis plus de cent ans, l’État garantit, en le finançant, l’existence d’un milieu d’apprentissage qui est l’école. Tout enfant d’âge scolaire a le droit d’y accéder. La Nation a intérêt à ce que ce milieu, qui, de toute façon, a un certain coût de fonctionnement, ait également une certaine efficacité. Or, le même raisonnement peut s’appliquer à la famille, non pas uniquement en référence à une contrepartie future de travail, mais plus largement : la famille est la seule à pouvoir assumer une préparation à une participation générale, culturelle, économique, politique, dans sa globalité.

Cette participation ne peut être que l’expression d’acteurs autonomes. L’autonomie suppose un mode de relations qui situent l’individu et la société dans une dépendance réciproque. Or, la pauvreté se caractérise justement par la dépendance unilatérale de certains à l’égard du groupe social et l’assistance par la rupture de l’exigence d’une contrepartie de leur part.

L’établissement d’un revenu garanti, envisagé comme un crédit au bénéficiaire de ce revenu, lui fournirait un revenu autonome. Sa contrepartie ne serait pas niée, mais reconnue en lien avec le rôle du groupe familial en matière de préparation à l’aptitude, ou différée en lien avec l’emploi futur.

Revenu garanti et accès à l’emploi

Dès lors qu’est envisagée l’attribution d’un revenu sans contrepartie productive directe, le travail, ou tout au moins l’incitation au travail, apparaît comme son correctif nécessaire, l’antidote de l’oisiveté. Ce qui, le plus souvent, justifie sa mise en œuvre selon une logique d’assistance. Peut-on, à l’inverse, et dans quelles conditions, réfléchir à l’instauration d’un revenu minimum garanti, non seulement en tant qu’élément aujourd’hui incontournable de la politique sociale, mais comme un véritable instrument de la politique de l’emploi ?

L’histoire de la politique sociale depuis la guerre a eu pour effet d’introduire dans le calcul économique le coût de la réparation ou de la compensation d’un certain nombre d’effets dommageables de l’activité économique. De telles pratiques ont eu l’avantage, particulièrement lorsqu’il a été possible de moduler les cotisations des employeurs en fonction des risques, comme en matière d’accidents du travail, d’intégrer la notion de « dégâts du progrès » dans le calcul économique. Dans le cadre des politiques de restructuration de l’économie, agricole ou industrielle, par exemple, l’État s’est doté d’instruments comme l’Indemnité Viagère de Départ, ou les pré-retraites, dont le sens était très particulier. Elles avaient pour but d’accroître la productivité d’ensemble d’exploitations agricoles ou industrielles, en dédommageant ceux au détriment desquels ces restructurations s’opéraient.

Or, dans le cas des travailleurs les plus pauvres, le préjudice, anormalement lourd pour eux des conséquences des transformations de l’appareil productif, n’est pas pris en compte. Cette situation résulte, outre le taux très élevé de chômage que connaît le milieu, de la précarité de son insertion dans le tissu des relations de travail. De plus, la situation collective d’exclusion des plus pauvres les rend pratiquement invisibles au regard de la protection sociale, celle-ci n’envisageant que des situations de préjudice individuel, clairement définies en référence à l’emploi.

Ce préjudice est pourtant d’autant plus réel et important qu’il ne touche pas seulement les générations de travailleurs adultes. La concentration des effets négatifs durables de la pauvreté rend les sous-prolétaires moins performants mais aussi moins préparés à transmettre à leur milieu des moyens de s’adapter. En perdant des liens déjà fragiles avec un monde du travail en pleine mutation, le milieu lui-même s’appauvrit ainsi des chances d’insertion de ses jeunes générations.

L’abandon de ces travailleurs, jeunes et adultes, et de leur famille, aux expédients de la misère et de l’assistance aboutit en réalité à leur faire subir les conséquences des restructurations sans tenir compte de leurs effets sur eux. Cela revient, en même temps, à confirmer leur absence du calcul de ces coûts et leur non prise en compte dans les prévisions économiques.

À l’inverse, l’instauration d’un revenu garanti, rendue nécessaire par la rupture du plein emploi, doit éviter la disparition des très pauvres du circuit des échanges économiques. En outre, elle contraindrait à élaborer l’instrument statistique, aujourd’hui inexistant, indispensable pour l’appréhension de leur situation et la mesure de leur préjudice.

Historiquement, la prise en compte d’un coût social a généralement conduit de l’exigence de sa réparation à la recherche de sa réduction et de sa prévention. Logique dont on peut penser, au regard de la situation des plus pauvres, qu’elle permettrait l’évolution de la conception du revenu garanti. D’une mesure de politique sociale, expression de la coresponsabilité de l’État, il pourrait alors être envisagé comme un instrument de la politique de l’emploi.

La politique de l’emploi en effet a connu, depuis le milieu du siècle, une extension et une diversification très importantes. Elle ne se résume plus aujourd’hui au traitement individuel des situations de chômage mais se caractérise de plus en plus par une action sur les structures de l’emploi. Cette évolution, qui peut être rapprochée de celle de la politique familiale, procède de la même dynamique : la reconnaissance, au plan collectif, de la nécessité d’investir pour permettre l’adaptation des hommes aux transformations de l’emploi et celle de l’appareil de production à l’accroissement du volume de la demande de travail.

Dans cette perspective de continuel ajustement, parler de plein emploi n’a plus guère de sens. L’approche doit en être renouvelée en intégrant dans la sphère de l’emploi des éléments aujourd’hui aussi généralisés que la formation, initiale et permanente, les politiques de mise à la retraite anticipée ou de reconversion et, plus généralement, toutes les politiques d’introduction progressive ou différée dans l’emploi, formations en alternance, stages en entreprises etc. Tous statuts qui posent la question de leur rapport au droit du travail, celui-ci restant à ce jour la seule formalisation du travail véritablement reconnue.

Comment situer l’existence d’un revenu garanti dans l’éventail des instruments de la politique de l’emploi ? Doit-il être envisagé comme la définition d’un plancher de ressources qui permettrait, au nom de la recherche du retour au plein emploi, de dissocier de plus en plus statut de travail et acquisition d’un revenu, au risque d’en faire le « salaire de l’exclusion sociale » ? Ou doit-il, au contraire, être réfléchi dans la perspective même de l’accès au droit du travail ? La question renvoie à deux conceptions très différentes de la pauvreté, dont l’exemple de la suppression ou du maintien du SMIC en cas d’instauration d’un revenu garanti, fournit une bonne illustration.

* Dans la première conception, la pauvreté est simplement une privation au regard d’une norme identique pour tous. En d’autres termes, elle n’a pas d’effet destructeur sur ceux qu’elle atteint. Le pauvre est alors situé sur le marché du travail à égalité avec les autres. La pauvreté devient commensurable avec le travail et le revenu. La loi de l’offre et de la demande l’englobe alors dans ses effets comme le suppose l’article de J.M. Severino et J.M. Debrat.

* Mais, pour une part au moins, la pauvreté n’est pas seulement privation des choses, elle est exclusion des hommes, dévalorisation de certains dans le mouvement même de valorisation des autres. Par exemple, indépendamment des charges financières, bien des équipes de travail préféreront ne pas s’adjoindre un collaborateur, même très faiblement payé, s’il ne partage pas un minimum d’habitudes de travail, de savoir-faire et de sociabilité. La suppression du SMIC reviendrait alors à renvoyer ceux qui ne seraient de toute manière pas embauchés à une problématique d’assistance à vie.

Et quand bien même la suppression du SMIC serait neutre, le risque est alors grand d’entretenir le non développement d’une fraction de la population active ; certains travailleurs demeureraient rémunérés à un niveau extrêmement bas en échange d’un travail ne sollicitant aucune amélioration de leurs capacités personnelles.

Une ambition minimum

L’enjeu du SMIC demeure, au-delà de la seule garantie d’un revenu, l’introduction d’un seuil de « décence » dans les rapports de travail, d’une ambition minimum pour chaque travailleur. En face de l’attribution d’un revenu, il pose, de fait, l’exigence d’un niveau de capacités correspondant au coût de ce salaire minimum. Sans cette exigence et cette ambition, les plus pauvres sont renvoyés à la soupe populaire, ou, dans l’hypothèse de l’attribution d’un revenu garanti, contraints à une occupation assez peu valorisante pour les inciter à chercher un « vrai » travail. L’attribution d’un revenu n’a de sens que si elle s’accompagne, non pas d’une suspicion à l’égard de son bénéficiaire, mais d’un crédit à l’accroissement de ses capacités et de son aptitude.

La question de la contrepartie d’un revenu garanti ne peut être réduite à la crainte de l’incitation à la paresse, comme c’est souvent implicitement le cas. La protection sociale, élaborée autour du SMIC, de la Sécurité sociale et des politiques de l’emploi est riche de contreparties diverses et nuancées. Il ne faut pas les oublier au profit des éternelles réponses de l’assistance.

C’est pourquoi le rapport Wresinski inscrit ses propositions actuelles en matière de garantie de ressources dans la perspective, plus large, de l’élaboration d’un plancher pour chacun des risques dont la protection est déjà assurée par la Sécurité sociale. Si un dispositif complémentaire est nécessaire pour combler certaines failles encore existantes, il doit être aussi limité que possible.

Le salaire minimum, comme les planchers de ressources, doivent être considérés comme des contraintes économiques qui traduisent un seuil d’ambition minimum de participation économique et sociale pour tout homme. En ce sens, ils sont une traduction comptable des droits de l’homme.

Cependant, ils risquent de n’être que cela s’ils s’en tiennent à compenser partiellement des coûts sociaux précédemment exclus du calcul économique. Au-delà, ils permettent à des individus ou à des populations de représenter un coût significatif tant qu’ils n’atteignent pas un seuil minimal de participation sociale permettant leur autonomie économique. Ils doivent, de cette manière, constituer une incitation financière à instaurer des manières de vivre ensemble moins excluantes.

Les planchers de ressources doivent être intégrés à la gestion des divers risques sociaux comme instruments de transition vers la diminution des causes de ces risques.

Dans ces conditions seulement, l’établissement d’un revenu garanti ne deviendra pas la solution résiduelle et marginalisante des « cas les plus difficiles » mais une chance pour la nation de penser son avenir avec les plus pauvres d’aujourd’hui.

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Louis Join-Lambert

Louis Join-Lambert est économiste, volontaire ATD Quart Monde, directeur de l’Institut de Recherche et de Formation de Pierrelaye 

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Christophe Guitton

Christophe Guitton est juriste, chercheur à l’Institut de Pierrelaye et à l’Université Paris X-Nanterre.

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