En s'adressant ainsi à un représentant syndical, cette militante du quart monde1 traduisait bien l'expérience et les aspirations de son milieu : l'expérience des emplois les plus précaires, les plus déconsidérés et les plus dangereux, souvent sans protection syndicale, ne permettant aucune promotion ; et l'aspiration à être libéré de l'assistance, à être membre d'un collectif de travail, reconnu comme respectable et responsable à cause de sa contribution à la création commune. Mais la réalité est qu'aujourd'hui plus que jamais, les travailleurs des milieux les plus défavorisés sont sans emploi, et très peu sollicités dans les grands débats sur l'avenir du travail et de nos sociétés.
Des travailleurs sans emploi, invisibles dans les statistiques
Dans toute l'Europe, on observe depuis des années une tendance des pouvoirs en place à dissimuler l'importance croissante du chômage : les modes de calcul changent souvent, et les travailleurs sans emploi sont dispersés dans des catégories statistiques où ils ne sont plus comptés comme chômeurs.
En Belgique, seuls les chômeurs complets indemnisés, inscrits comme demandeurs d'emploi, sont comptabilisés : ils étaient 451 000 fin 1997. Un grand nombre de chômeurs indemnisés ne sont pas repris dans les chiffres de l'Office National de l'Emploi (ONEm*) : la plupart des chômeurs âgés de plus de 50 ans ayant un taux minimum d'incapacité (121 000), les prépensionnés (127 000), les chômeurs qui ont repris des études ou sont en pause carrière, et aussi un grand nombre de demandeurs d'emploi non-indemnisés comme les jeunes en stage d'attente, les bénéficiaires du minimex*, les chômeurs privés d'allocation suite à une sanction de l'ONEm, les travailleurs à temps partiel involontaire (234 000) etc. En additionnant ces différentes catégories, on arrive à un total d'environ un million de personnes indemnisées par l'ONEm ou demandeurs d'emploi auprès des offices régionaux de l'emploi2. Enfin, et cela est moins connu, le nombre de personnes reconnues comme handicapées, c'est à dire "incapables en raison de leur état physique ou mental, d'effectuer un travail lucratif pour une durée présumée d'un an au moins" s'est accru de 35 % en six ans : en 1995, 201000 personnes bénéficiaient des différentes allocations pour handicapés3.
On observe un phénomène analogue dans bien d'autres pays. Il serait bien naïf de s'extasier devant la baisse du chômage au Royaume-Uni sans considérer les changements récents dans les modes de calcul4, la sévérité renforcée du service public de l'emploi à l'égard des chômeurs, mais aussi l'explosion du nombre des bénéficiaires des prestations d'invalidité permanente5, qui atteignait deux millions et demi en 1995.
En France, le chômage ne touche pas trois millions de personnes, comme le rapportent les statistiques, mais sept millions de sans-emploi ou de travailleurs à temps partiel contraint, « sans compter les personnes qui composent leur environnement familial immédiat et qui subissent directement toutes les retombées matérielles et psychologiques de la situation », selon un rapport dérangeant enfin rendu public6.
Les Pays-Bas, souvent présentés comme un modèle en Europe à cause d'un taux de chômage de 6,6% seulement à la fin de 1996, ne dérogent pas à la règle : l'OCDE* elle-même y dénombre 27% de « chômeurs au sens large », en incluant les préretraités, les titulaires d'emplois subventionnés et les bénéficiaires de l'assurance-invalidité ! Ce pays présente la particularité de compter 800 000 personnes réputées « inaptes au travail », soit plus de 15% de la population active7. Une enquête parlementaire a montré que dans les années 1980, alors que l'économie s'essoufflait, le statut d'inapte au travail a été pour les entreprises et les salariés une façon de débaucher sans douleur. Mais l'État néerlandais a décidé de faire des économies, et le nombre d'inaptes au travail bénéficiant de l'assurance-invalidité a diminué de 125 000 de 1994 à 1996. On estime encore qu'un quart à un tiers d'entre eux devraient être comptabilisés comme chômeurs.
Le Danemark est lui aussi présenté comme modèle, depuis le vote des lois de 1994 qui obligent à proposer un emploi ou une formation à tout chômeur inscrit depuis plus de trois mois. Ces lois ont permis de transformer en possibilités d'emploi ou de formation les dépenses affectées au paiement des allocations de chômage, sans augmenter les dépenses publiques ni réduire les droits des chômeurs. Par ce moyen, le taux de chômage a diminué de plusieurs points8. Mais ce miracle a un coût : On a financé cette politique par le biais de l'exclusion de catégories entières de jeunes et de chômeurs de longue durée, qui ont été déclarés indisponibles et évacués du système », estime un expert belge9.
Au plus bas de l'échelle sociale, les pauvres ne sont même plus dispersés dans les catégories de chômeurs inscrits ou non, minimexés, invalides, handicapés ou autres, qui permettent de prétendre à certains droits. Ils ne sont plus dans aucune catégorie statistique, pas même dans les enquêtes sur la pauvreté. Dans son bilan de la mise en œuvre du Rapport Général sur la Pauvreté, le Secrétariat d'Etat* à l'Intégration Sociale note que c'est grâce à une sécurité sociale performante que 6% seulement de la population souffrirait de la pauvreté en Belgique10. Ce chiffre est souvent cité dans les débats sur la pauvreté. La tendance qu'il révèle est probablement juste, mais la rigueur scientifique oblige à préciser que les échantillons d'enquête sur lesquels il repose ne prennent pas en compte les sans-abri et les personnes en hébergement collectif11, ni encore tous les sans-papiers. Or l'Observatoire Européen des Sans-Abri estime qu'en 1996 les centres d'hébergement pour sans-abri ont accueilli un peu plus de 22 000 personnes en Belgique12. Au cours de la même année, on estimait que 5 à 10 000 personnes résidaient en permanence dans les campings en Flandre. En décembre 1996, on estimait qu'environ 6 000 personnes incapables de payer un loyer étaient domiciliées dans les campings et parcs résidentiels en Wallonie13. Les statistiques ne vont pas jusqu'à Monsieur Raymond Eliet, mort brûlé vif à Bruxelles, en septembre 1996, dans la cabane qu'il habitait depuis cinq ans près du bois de La Cambre, parce qu'il avait froid et a voulu se chauffer. Comme des milliers d'autres, il était invisible dans les recherches sur la pauvreté...
Le rapport final de l'ONU* sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté rappelle « l'imperfection des données concernant la pauvreté qui a pour conséquence une sous-estimation de la pauvreté et plus encore une absence d'estimation de l'extrême pauvreté », y compris en Europe. Il rappelle que le programme d'action du Sommet mondial pour le développement social de Copenhague, en 1995, demande aux États « d'élaborer des méthodes permettant de mesurer toutes les formes de pauvreté, en particulier la pauvreté absolue14 ». La Belgique dispose de centres de recherche tout à fait compétents pour entreprendre un tel travail : mais il faudrait qu'ils en prennent la décision, avec l'appui financier des pouvoirs publics.
Des travailleurs acculés à l'inactivité
Parmi les travailleurs les plus défavorisés, nombreux sont ceux qui, même en période de prospérité économique, n'ont jamais eu accès qu'aux emplois les plus précaires et les plus dangereux, sans protection syndicale, ne permettant aucune promotion. D'autres avaient trouvé un emploi stable dans de petites entreprises que les mutations économiques ont condamné à fermer. La chute de la demande de travail non-qualifié, liée au recours des ordinateurs15, les a finalement précipités dans le chômage de très longue durée.
Les médecins des quartiers défavorisés sont aux premières loges pour voir les conséquences de cette situation. Le docteur Grippa, de la maison médicale de Forest à Bruxelles estime que « ces dernières années, le nombre de personnes qui ne sont plus couvertes par la sécurité sociale est en augmentation constante ... Actuellement, on peut estimer la population non couverte par une mutuelle à 10 % de nos patients (...) Les anémies, carences nutritionnelles chez les enfants, qui avaient un peu disparu il y a une dizaine d'années, font un retour en force. Le décrochage scolaire reste un autre problème très aigu dans le quartier (...) On retrouve ces jeunes souvent à la rue, n'ayant plus de structure, ce qui favorise le passage à la délinquance et à la toxicomanie16 ». Le docteur Hendrick, responsable de la maison médicale d'ATD Quart Monde à Molenbeek (Bruxelles), explique : « Ce qui me frappe, c'est la désorganisation de la vie quotidienne de ceux qui ont perdu un emploi. Beaucoup d'entre eux entrent dans une sorte d'hibernation, n'ont plus de projets, se lèvent tard. L'ennui s'installe et ils passent beaucoup de temps devant la télévision. Les 40-45 ans sont de plus en plus conscients qu'ils ne retrouveront pas de boulot, ce qui bouleverse leur vie et peut aboutir à une véritable dépression ». Les enquêtes socio-psychologiques montrent que près d'un quart des chômeurs de longue durée sont découragés ou désespérés17.
Des jeunes et des adultes qui travaillent sans être reconnus comme travailleurs
Si la situation des parents acculés au chômage et à l'inactivité n'est pas enviable, celle de leurs enfants est encore plus préoccupante. Malgré les efforts des parents et d'un grand nombre d'enseignants, l'école joue très mal son rôle d'enseignement et de promotion pour les milieux les plus défavorisés. Plusieurs études récentes montrent. que l'école reproduit nettement les inégalités entre milieux populaires, classes moyennes et revenus supérieurs18. « L'exclusion scolaire s'accompagne de l'exclusion culturelle extra-scolaire et de l'exclusion éducative au sens large », note cette enquête, ce qu'une mère de famille de notre groupe d'étude exprimait plus simplement en disant : « S'il y a exclusion à l'école, par exemple parce qu'on est mal habillé, on n'est pas mieux accepté hors de l'école, dans les mouvements de jeunesse, les centres sportifs etc. » Un sondage réalisé en avril 1996 auprès de 157 enfants de familles défavorisées fréquentant l'Université Populaire francophone du Quart Monde montre que la proportion des inscrits en enseignement spécial (37,5%) y est dix fois supérieure à celle de la Communauté française. Ce chiffre recouvre un abîme d'échecs, d'humiliation et de souffrance. « L'école, c'est la souffrance », s'exclamait une mère de famille, résumant par ce constat terrible des années d'efforts souvent vains pour que ses enfants trouvent leur place et apprennent. « Ceux qui ne savent pas lire et écrire, ils ont d'autres capacités dans les mains. Ils n'ont pas d'instruction, mais ils sont intelligents. L'école n'est pas adaptée, il faut changer les programmes. On veut une formation qui amène un emploi pour nos jeunes », affirment les participants de notre groupe d'étude.
Sans formation professionnelle, les jeunes sont orientés vers les dispositifs d'insertion, fréquemment aussi vers les dispositifs pour les handicapés. Un enfant peut-être reconnu comme handicapé pendant cinq ou six ans, puis ne plus l'être après, sans que les parents comprennent pourquoi... Dans les dispositifs d'insertion, la réglementation est telle que même lorsqu'ils travaillent, il est fréquent que les jeunes ne soient pas reconnus comme travailleurs.
« Quand un jeune a terminé son cycle d’étude, il a droit à s’inscrire au chômage et à toucher les allocations. Nos jeunes qui n’ont pas terminé leur cycle d’étude n’ont pas le droit de s’inscrire comme demandeurs d’emploi. Ils n’ont droit à rien, sinon à demander une aide au CPAS*.
Dans ma commune, le CPAS les place en insertion sociale pour une période de 18 mois. Ils peuvent travailler 8 à 10 heures par jour dans des ASBL* d’insertion, mais pour un salaire dérisoire de 1000 francs par jour. C’est de la main d’œuvre à bon marché pour les patrons19. Les jeunes sont obligés d’accepter car ils n’ont rien d’autre, et parce qu'ils veulent être autonomes. Quand l’insertion est terminée, ils se trouvent à nouveau sur le carreau et n’ont droit à rien, car la loi ne leur reconnaît pas les droits des autres travailleurs : ils n’ont pas de fiches de salaires, pas de cotisations à l’ONSS*, pas de mutuelle, pas de salaire minimum. Quand ils quittent ils n’ont pas de C4*, car leur travail n’est pas reconnu comme un vrai emploi, mais simplement comme une occupation.
Ce que nous réclamons pour les jeunes, c’est que le travail en insertion leur donne de vrais droits de travailleurs, pendant et après le travail. Il faudrait que pendant le temps d’insertion ils puissent apprendre un vrai métier et obtenir un diplôme reconnu. Quand ils ont fini leur travail en insertion, ils doivent avoir droit à s’inscrire comme demandeurs d’emploi et à toucher les allocations de chômage. S’ils sont chômeurs reconnus, ils sont plus facilement engagés par les patrons qui touchent des primes pour les chômeurs remis au travail20. »
Au cours d'une rencontre avec un conseiller du Ministère fédéral de l'Emploi et du Travail en avril 1998, nous avons découvert une mesure récente qui prévoit la réduction temporaire des cotisations patronales de sécurité sociale en cas d'embauche d'un jeune sortant d'une Entreprise d'Apprentissage Professionnel (EAP). Les conditions sont les suivantes : le jeune, demandeur d'emploi non-indemnisé, doit avoir terminé une formation d'au moins six mois dans une entreprise d'apprentissage professionnel agréée et subsidiée par la Communauté française au cours des 12 derniers mois précédant son engagement ; il doit ne pas avoir de diplôme de l'enseignement secondaire supérieur ; il doit ne pas avoir travaillé plus de 150 heures comme salarié ou un trimestre comme indépendant au cours des 12 derniers mois : ses activités en EAP ne sont pas prises en compte pour calculer ces 150 heures21. Cette réglementation est si complexe et si peu connue qu'un jeune sortant d'EAP, avec sa mère, a fait de multiples démarches de recherche d'emploi pendant un an, au cours desquelles de nombreux employeurs l'ont refusé au motif qu'il n'ouvrait pas droit à des réductions de cotisations patronales...
Au cours des débats de notre groupe de travail avec un représentant syndical, une idée a fait l'unanimité : actuellement, l'allocation de chômage est accordée aux jeunes sur base des études faites, ce qui pénalise les plus défavorisés ; ne pourrait-on pas renverser la perspective et regarder l'avenir, c'est à dire attribuer les allocations pour soutenir l'effort des jeunes à améliorer leur employabilité, à compléter leur formation etc. ?
« On demande que nos jeunes aient droit à la sécurité sociale, c'est-à-dire aux allocations chômage, et surtout qu'ils soient prioritaires pour avoir un emploi adapté à leurs capacités. Nos jeunes veulent avoir un vrai métier pour ne plus dépendre de l'assistance, mais pouvoir fonder une famille et la nourrir », ajoute un des participants, père de famille de quatre enfants.
La création en Europe d'un sous-droit de l'insertion
Cette situation de travailleurs de fait, mais non de droit, illustre un phénomène très répandu en Occident. Les plus défavorisés souffrent depuis longtemps d'être rejetés dans les emplois les plus précaires, où la flexibilité du travail est la plus grande, et d'être utilisés comme volant de main d'œuvre des petites entreprises en perte de vitesse22. Mais aujourd'hui, au nom de la lutte contre la pauvreté, cette réalité tend à être légalisée. De nombreux pays d'Europe ont créé dans les années 1980 des sous-statuts d'insertion professionnelle, précaires, trop courts pour permettre l'apprentissage des savoirs de base ou l'accès à une vraie qualification, qui maintiennent les plus pauvres dans une totale insécurité financière, en dehors des conventions collectives et des protections habituelles de l'ensemble des travailleurs. Ces sous-statuts s'inscrivent dans une tendance générale à la précarisation de l'emploi.
En France, environ 13 000 personnes en 1996 ont travaillé dans les Centres d'Adaptation à la Vie Active (CAVA*) ou dans les ateliers des centres d'hébergement et de réadaptation sociale. D'après la réglementation en vigueur dans ces ateliers, les rémunérations des travailleurs ne revêtent pas le caractère d'un salaire23. Non soumises au droit du travail, les personnes peuvent y travailler à temps plein pour un montant fixé par simple décision d'un règlement intérieur. Il faut y associer tous les bénéficiaires du Revenu Minimum d'Insertion* qui, dans le cadre de leur contrat d'insertion, travaillent sur des chantiers-écoles ou des chantiers d'insertion, sans autre statut ni complément de rémunération, soit plusieurs milliers ou dizaines de milliers de personnes24. Les collectivités territoriales ont de plus en plus souvent recours à ces chantiers non-réglementés qui permettent de répondre aux besoins avec une grande souplesse. Les personnes employées dans ces travaux au rabais sont souvent cassées par la misère. Mais comment pourraient-elles y trouver appui pour leur promotion ? En réalité, la création de ces sous-statuts relève d'une logique de gestion de la précarité et de la misère, et non de lutte contre la grande pauvreté.
Pour concrétiser le droit au travail des plus défavorisés et prouver qu'ils ne sont pas « inemployables », le Mouvement ATD Quart Monde a participé activement en France au lancement des premières entreprises d'insertion, et à la mise en place de parcours de formation qualifiante. Il a dû pour cela contourner d'innombrables blocages institutionnels et agir avec d'autres pour modifier la législation. Dans les actions expérimentales qu'il a conduites, il a toujours voulu que les travailleurs les plus défavorisés soient payés au moins au Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance (SMIC*) ou à un niveau très proche, quitte à se mettre dans des situations à la limite de la légalité25.
La création de nouveaux emplois de proximité, que beaucoup appellent de leurs vœux, se fait encore trop souvent dans la logique de petits boulots sans vrai statut, dont les travailleurs du Quart Monde ne veulent plus. C'est ce qu'a clairement expliqué l'un d'entre eux au cours de l'Université Populaire européenne du 6 juin 1997 à Bruxelles. Il a été embauché pour deux ans, à mi-temps, comme agent d'accueil26 dans les bus :
« Je voudrais dire une première chose : on demande à être reconnus comme des travailleurs. On vit la pauvreté, mais ce n'est pas le pire. Le pire, c'est de se sentir mis en marge, on est classé instables, inemployables, on nous colle des étiquettes sur le dos. C'est inacceptable, parce que ça bloque tout : nous-mêmes, on se sent diminués, d'où une perte de confiance en nous. Cela bloque aussi les employeurs qui n'osent pas faire confiance. Le malaise, il est là. (...) Cela fait des années qu'on travaille pour la société sans être reconnus. On ne nous donne que des faux statuts : stages, Contrats Emploi Solidarité etc. (...) Nous, les marginaux, nous permettons à la société d'innover, d'inventer sur notre dos. On nous exploite, on se sert de nous. Pour moi, AMIS (agent d'ambiance dans les bus, dans l'agglomération de Lyon, France) c'est un vrai métier : on est à la fois assistante sociale, garde du corps, agent d'ambiance, agent d'accueil. J'ai le sentiment qu'on se sert de notre compétence, celle de connaître le monde de la pauvreté, pour faire avancer la société. Mais nous reconnaît-on vraiment cette compétence ? Le risque, c'est qu'une fois reconnu l'intérêt de ce boulot, on le donne aux autres et que pour nous les portes se referment. Ouvrir les portes pour les autres c'est sympa, mais de temps en temps il faut les ouvrir pour soi-même. Pour les emplois de proximité, comme les AMIS, il faut leur donner un vrai statut, une vraie reconnaissance. Il faut pour ces emplois de vrais droits, une vraie formation, et que cela soit reconnu comme profession. »
La récupération par les classes moyennes des innovations effectuées avec les plus défavorisés est un phénomène bien établi, particulièrement visible dans le domaine de l' enseignement. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que les plus pauvres sont utilisés pour expérimenter des adaptations du système de production27.
En France, 623 000 personnes sont entrées en Contrat Emploi Solidarité (CES*) ou en Contrat Emploi Consolidé* en 1996. Financés à 70% au moins par l'Etat, ces contrats de travail à temps partiel sont précaires et ne donnent pas accès aux œuvres des comités d'entreprises, ou aux élections des représentants du personnel. Mais surtout, ils remplacent souvent des emplois à temps plein mieux rémunérés, donc qui coûtent plus cher à l'employeur. L'expérience montre que le mauvais emploi chasse le bon. Dans ce sous-droit de l'insertion, la formation n'est plus un droit. Elle devient souvent une obligation - même si elle est inadaptée aux besoins de la personne -, de médiocre qualité ou totalement inefficace. Mais le refus de ces activités de formation peut devenir le prétexte à une suspension du minimex en Belgique, du revenu minimum d'insertion en France etc.
Quand les planchers de ressources deviennent des plafonds
« On nous chipote pour des sommes ridicules, et on laisse tranquilles des gens qui gagnent cent fois plus », protestait une mère de famille au cours d'une Université Populaire du quart monde en juin 1997. Elle ne serait pas désavouée par ces inspectrices de l'ONEm qui expliquent : « Dans notre boulot, on voit des choses terribles, des gens qui vivent au dessous du minimum vital. Je constate une dégradation constante du statut de chômeur. Les gens se débrouillent pour tenter de s'en sortir, et on leur tombe dessus pour une peccadille... On se demande vers quoi on pousse les gens (...) Il est plus facile de coincer les petits fraudeurs. Pour débusquer les grosses fraudes, il faut plus de temps, plus d'effectifs28. » Mais les bureaux régionaux de l'ONEm doivent être productifs, et atteindre une certaine moyenne dans le nombre de sanctions et d'exclusions des chômeurs...
Au nom de la réduction des déficits publics et de la lutte contre la fraude, la lutte contre la pauvreté se transforme en lutte contre les pauvres, toujours suspectés de tricher et de ne pas vouloir travailler. Or la réglementation est ainsi faite qu'elle décourage les bénéficiaires du minimex et de l'aide sociale de travailler. En effet, « celui qui accepte un travail dont la durée varie entre 20 et 80% de celle d'un travail à temps plein n'a aucun revenu net supplémentaire. Le piège financier se referme à partir du moment où le bénéficiaire du minimex se met à exercer un travail occasionnel ou à temps partiel. Or c'est précisément ce type de travail là qu'il a le plus de chances d'obtenir », souligne le rapport de la Commission sociale du Sénat sur le Chômage et l'exclusion sociale29. En d'autres termes, le travail occasionnel ou à temps partiel des minimexés est taxé à 100 %, puisqu'on enlève de leur allocation résiduaire l'équivalent de ce qu'ils ont gagné par leur travail. Mais la législation leur impose par ailleurs de montrer qu'ils restent à la recherche d'un emploi !
La situation est analogue en France, comme en témoignait un participant de notre groupe d'étude : « Je travaillais en Contrat Emploi Solidarité à la mairie, dans le service de la voirie. Ma femme touchait le complément du Revenu Minimum d'Insertion. On m'a proposé de faire neuf heures de travail supplémentaires en une semaine. J'ai accepté pour gagner plus. Une fois, j'ai terminé à trois heures du matin. Je croyais avoir bien gagné, mais on a retiré six heures de travail sur le complément de RMI de ma femme. Depuis, je n'ai plus jamais fait d'heures supplémentaires. » La réglementation prévoit aussi que les bénéficiaires du Revenu Minimum d'Insertion doivent évaluer combien leur rapporte la production domestique de leur jardin, et cette somme est retirée de leur allocation.
Imaginons un instant le tollé que provoquerait la taxation à 70% ou à 100% des heures supplémentaires prestées* par les ouvriers, les employés, les cadres qui veulent améliorer l'ordinaire. Les rues se rempliraient de manifestants qui protesteraient contre cette atteinte intolérable à la liberté individuelle, à la libre entreprise, à l'effort personnel pour améliorer ses conditions de vie etc. Cette supposition donne la mesure de la discrimination financière dont les plus défavorisés sont l'objet, puisque leur travail est plus taxé que celui des tous les autres groupes sociaux.
Il n'est pas exagéré d'incriminer une réglementation qui génère la pauvreté, qui a transformé les planchers de ressources de la sécurité sociale en plafonds à ne pas dépasser sous peine de sanctions. On observe des absurdités analogues dans bien d'autres pays.
Discriminations, dénonciations et contrôle social
Partout des responsables politiques, administratifs ou syndicaux se plaignent de la montée de l'individualisme, du repli sur soi, du délitement du tissu social qu'il faudrait remailler. Mais les réglementations en vigueur, et tout particulièrement celle du chômage, ne sont-elles pas un puissant instrument de désintégration des solidarités de voisinage ? Une société qui encourage la délation ne court-elle pas à sa perte ?
Un travailleur sans emploi, membre de notre groupe d'étude, témoigne : « Quand on est en chômage, on est condamné à ne rien faire. On ne peut même pas aider son voisin. Un jour, j'ai aidé mon voisin polonais à rentrer son charbon, je risquais 13 semaines de sanctions. On vit dans la crainte permanente d'être exclu des allocations de chômage. Si on nettoie les vitres de son voisin, on peut être dénoncé et accusé de travail au noir. La solidarité est devenue impossible. Il faut absolument faire cesser les dénonciations », s'écriait-il, témoin du climat délétère que cela produit dans son quartier. « Se mettre au service des autres est périlleux pour un chômeur, confirme un permanent syndical du service des travailleurs sans emploi de Charleroi. On tue chez eux toute initiative, toute volonté de sortir de l'inactivité et du repli sur soi30 ».
La réglementation belge du chômage est très complexe, souvent modifiée, et difficilement compréhensible par les chômeurs. Les inspecteurs de l'ONEm le reconnaissent : « C'est le règne des rumeurs, dit l'une d'elle. Les gens téléphonent pour savoir s'ils ont le droit de jardiner. » Elle impose aux chômeurs la « déclaration préalable » à l'ONEm de toute une série d'activités, pour ne pas être sanctionné. Il est interdit au chômeurs de travailler dans sa propre maison si le travail dépasse "la gestion normale des biens propres" c'est-à-dire qu'aménager une salle de bains dans sa maison, réparer un toit qui fuit, placer une clôture à son jardin peut-être considéré comme dépassant la gestion normale.
En matière de logement, le législateur a créé des "baux de rénovation", facilement accessibles aux travailleurs dotés d'un emploi : les familles à faibles revenus ont la possibilité de rénover leur logement en échange d'une réduction de loyer. Mais l'ONEm en refuse la possibilité aux chômeurs ; en ce qui concerne les bénéficiaires du minimex, l'autorisation dépend du CPAS. A Liège, par exemple, un jeune homme, chômeur, père de trois enfants, avait travaillé précédemment dans le secteur du bâtiment. Il aurait pu être engagé temporairement par une entreprise de formation technique qui allait conduire les travaux de rénovation de son logement. L'ONEm a refusé de lui accorder l'exemption de pointage. L'opération s'est réalisée sans lui et il en a été découragé. « Des femmes viennent nous supplier de laisser travailler leur mari », témoigne Anne Quévit, coordonnatrice au Fonds Wallon du Logement. « Il existe un besoin et un droit à exercer une activité utile. Or un chômeur est condamné à l'inutilité. Tous les obstacles sont là comme des verrous. Quand on les rencontre dans le domaine du logement, on touche à toutes les contradictions du système. »
Il est interdit au chômeur d'aider régulièrement sa famille, ses amis, même bénévolement, sans autorisation préalable. Interdit d'héberger quelqu'un même temporairement. La solidarité constitue un délit pour le chômeur ! Toute dénonciation peut donner lieu à une enquête. « Nous recevons beaucoup de dénonciations, reconnaît une inspectrice de l'ONEm, deux à trois par jour au minimum. Nous en tenons compte même si elles sont anonymes31 ». On dénonce le voisin qui a travaillé tout le week-end dans sa maison, la voisine qui s'est mise en ménage avec un nouveau compagnon et ne l'a peut-être pas signalé. Mais les renseignements sont aussi obtenus auprès des compagnies de gaz et d'électricité, des facteurs etc. L'inspecteur de l'ONEm peut entrer au domicile privé entre 6 heures et 21 heures. La personne en chômage peut invoquer le droit à l'inviolabilité de son domicile, refuser qu'on fouille dans ses armoires pour y chercher la lingerie d'un éventuel compagnon non-déclaré, mais elle peut aussi être sanctionnée pour « obstacle à contrôle ». Cette notion permet une large marge d'appréciation aux inspecteurs. Beaucoup de chômeurs vivent dans la crainte constante d'être dénoncés, sanctionnés, et n'osent plus rien faire.
En milieu populaire, la vie sociale est souvent liée à des activités concrètes : donner un coup de main, rendre un service, cultiver son jardin et en partager la récolte, bricoler des meubles ou sa voiture etc. Ces activités domestiques sont un moyen d'améliorer ses conditions de vie en dehors des circuits marchands officiels. Elles sont aussi le support d'une culture populaire moins fondée sur les échanges de paroles que sur des activités communes qui procurent un triple plaisir inestimable : celui de rendre service et d'être utile ; celui d'avoir fait en toute liberté quelque chose qu'on apprécie comme "bien fait" ; celui enfin de se soustraire à l'emprise du travail parcellaire de l'usine, du commerce ou du bureau. Or ce « travail-à-côté32 », composante de la culture populaire et de sa créativité, est entravé ou rendu impossible pour les chômeurs, acculés à se réfugier dans des comportements de consommation passive comme regarder la télévision. Rien de plus désolant que de voir des jeunes ou des adultes essayer de tuer leur ennui en passant des journées entières devant les émission télévisées les plus débilitantes qui soient.
« Nous défendons le droit des chômeurs à exercer une activité utile, le droit au bénévolat, le droit au militantisme, sans démarche administrative. Cela rendrait de la dignité aux gens », ont affirmé les participants de notre groupe d'étude. Car pour participer tout simplement aux travaux de ce groupe, et plus généralement aux activités du Mouvement ATD Quart Monde, par exemple, un travailleur sans emploi doit avoir l'accord de l'ONEm. N'est-ce pas une atteinte directe au droit d'association, comme le soulignait déjà le Rapport Général sur la Pauvreté (p. 188) ? Puisque les travailleurs dotés d'un emploi bénéficient du droit à exercer des activités bénévoles et militantes sans contrôle administratif, n'est-ce pas une discrimination de les refuser aux travailleurs sans emploi, ou de les soumettre à des contrôles administratifs abusifs ?
Pourquoi une législation aussi répressive a-t-elle été mise en place ? Une des raisons majeures est de limiter le travail au noir, qui demeure important dans l'économie belge, tout particulièrement dans le bâtiment, la restauration et le commerce, où il prend la forme d'absence de facturation, de factures minorées, d'activité soustraite aux déclarations administratives obligatoires. Mais les études sur ce sujet montrent que le travail au noir requiert plusieurs qualités : maîtriser un métier qualifié, avoir de l'expérience, des relations de proximité et de la débrouillardise33. Les plus défavorisés n'ont généralement pas toutes ces qualités : s'ils ne manquent pas de créativité ou de débrouillardise, le plus souvent ils ne possèdent pas de qualification professionnelle, indispensable pour se faire une bonne place dans l'économie souterraine. Le paradoxe, et l'injustice, est qu'ils soient les plus lourdement pénalisés par une législation répressive, conçue pour endiguer des pratiques frauduleuses qui sont surtout le fait de groupes moins mal lotis. Les plus pauvres payent le plus lourdement la note des dysfonctionnements qui ont lieu à d'autres niveaux de l'échelle sociale.
Aux Pays-Bas, un contrôle social qui enferme et paralyse davantage encore
L'expérience montre que les pays où la protection sociale est la plus développée sont aussi ceux où le contrôle social est le plus contraignant, pour éviter les abus dans l'usage des allocations diverses. Ainsi en est-il de la Belgique, et peut-être plus encore de la Suisse et des Pays-Bas. Aux Pays-Bas, qui furent longtemps considérés comme ayant un des systèmes de protection sociale les plus généreux au monde, les orientations prises au cours des dernières années sont claires, et très proches de celles qui ont été décidées en Belgique : il s'agit à la fois d'encourager la mise au travail d'un maximum de personnes, et de faire des économies sur les prestations sociales, devenues trop coûteuses. Il en résulte une augmentation des contrôles, qui a pris des proportions véritablement inquiétantes. Comme en Belgique, n'importe qui peut téléphoner de façon anonyme pour dénoncer quelqu'un de son quartier soupçonné de fraude au niveau des allocations. « C'est comme l'organisation des collaborateurs pendant la guerre », commente un père de famille défavorisé. Des « rechercheurs sociaux » ont été embauchés ; ils circulent dans les quartiers, à pied ou en voiture, et observent tout ce qui se passe. S'ils soupçonnent une personne de travailler au noir, ou d'en héberger une autre, ils prennent des photos, et l'intéressé est convoqué au service social.
Herman Van Breen, permanent d'ATD Quart Monde et responsable d'une maison d'accueil des familles défavorisées aux Pays-Bas, a relevé des exemples de ces pratiques appliquées aux plus pauvres.
- Un homme, qui est menuisier sans en avoir le diplôme, a été convoqué par les rechercheurs sociaux. On lui a montré des photos sur lesquelles il sortait d'un magasin de bricolage avec des planches. Quand il a dit avoir fait quelque chose pour sa mère, chez qui il habite encore, on lui a répondu qu'il pouvait très bien faire un meuble et le transporter la nuit pour le vendre. Ses allocations ont été suspendues pendant 13 semaines.
- Au nord du pays, beaucoup de familles très défavorisées font des petits travaux à domicile pour améliorer leur quotidien : mise en sachets de jeux ou de bonbons, pliage de boîtes etc. Après une inspection chez un donneur d'ouvrage, une mère de famille est convoquée et doit rembourser 600 florins. Mais, ajoute-t-elle, « ce qui m'a le plus surpris, c'est que le contrôleur a ajouté : madame, nous nous taisons sur le fait que vous avez vendu des beignets sur les marchés pendant plusieurs soirées ... Ils savent tout ».
- Dans une ville néerlandaise, la municipalité estime aberrant d'empêcher les plus pauvres d'effectuer un travail utile librement choisi, et a décidé d'enfreindre ouvertement la loi chaque fois que l'occasion se présente. S'il devait y avoir procès, il se jouerait entre l'État et une municipalité, capitale d'une province. Pour l'instant, il n'y a pas eu de suites34
Dans un tel contexte, et pour éviter des risques d'intrusion encore plus grands, les plus pauvres s'efforcent de ne pas se faire repérer, de se faire tout petits, de vivre en silence, ramenant leurs relations au minimum.
« Nous avons l'impression que les familles sont plus encore qu'avant paralysées et condamnées au minimum, écrit Herman Van Breen35. Cela pose des question fondamentales. Qu'en est-il du droit à la vie privée, si on est espionné dans la rue ? Que reste-t-il du principe juridique de la présomption d'innocence ? Et de façon plus fondamentale encore, où est le droit à l'autodétermination, le droit à agir pour son propre bien et pour celui des autres ? Quels moyens reste-t-il aux plus pauvres pour montrer leur refus de la misère, dans une situation où, même pour faire du travail bénévole, il faut avoir la permission du service social ? (...) Les familles les plus pauvres parlent toujours de la dépendance qui est un poids plus pesant que tout le reste. Leur véritable combat se situe au niveau du droit fondamental d'être des hommes et des femmes libres. Parce que les autres les condamnent à ne plus avoir le droit de vivre. »
La menace du travail ou de la formation obligatoire
Un autre risque menace aujourd'hui les populations les plus défavorisées en Europe, c'est celui de la mise au travail obligatoire, sous peine de perdre leurs allocations. L'idée de contraindre les plus pauvres au travail obligatoire n'est malheureusement pas nouvelle : des prémices, dénoncées dans le Rapport Général sur la Pauvreté, existaient déjà en Belgique. Mais la menace semble aujourd'hui d'une autre ampleur. D'où vient-elle ?
Les historiens nous rappellent qu'en Europe, le travail forcé a été pendant des siècles un des moyens les plus utilisés pour rendre utiles ces "inutiles au monde" qu'étaient les vagabonds : ils ont été envoyés aux galères, déportés aux colonies, enfermés dans des maisons de travail36. Aujourd'hui, le débat se situe évidemment dans un contexte très différent : les populations les plus défavorisées bénéficient d'allocations sociales, qui contribuent à les enfermer dans le chômage. Ne serait-il pas plus judicieux d'utiliser l'argent public pour les payer à travailler ou à se former, au lieu de les payer à ne rien faire ? Le courant en faveur d'une utilisation plus « active » des allocations de chômage dites "passives" se fait de plus en plus puissant : il s'appuie sur le bon sens, mais aussi sur une méfiance séculaire à l'égard des pauvres, soupçonnés d'être paresseux et de vivre en parasites de la société. Il s'est particulièrement développé aux États-Unis, et gagne aujourd'hui l'Europe37.
Pour lutter contre une "culture de dépendance" de l'aide sociale, les États-Unis ont mis en place des politiques de Workfare* : des programmes de mise au travail ou en formation sont proposés aux chômeurs de longue durée, qui doivent obligatoirement y entrer sous peine de perdre leurs allocations. Ces dispositifs ont un côté très positif, mais présentent aussi de nombreux dangers, d'abord parce qu'ils sont généralement conçus davantage pour faire des économies que pour garantir l'activité et la sécurité de revenus des chômeurs. Que se passe-t-il si on propose au chômeur des emplois ou des formations qui ne lui conviennent pas, ou qu'il n'est pas capable de tenir ? Est-il abandonné sans allocations, dans une misère encore plus grande qu'avant ? Pour l'éviter, devra-t-il accepter n'importe quel petit boulot, ou n'importe quelle formation, même complètement inadaptés à ses goûts et à ses besoins ? Un tel système ne risque-t-il pas de conduire à la multiplication des formations-parking qui ne servent à rien, ou des petits boulots qui concurrencent les vrais emplois ? Ce sont évidemment les grands dangers de ces dispositifs.
Au Royaume-Uni, le nouveau gouvernement travailliste vient de lancer une « croisade nationale pour l'emploi » avec l'objectif de remettre au travail 250 000 jeunes chômeurs de longue durée. Le financement de cet ambitieux programme sera assuré par une taxe sur les bénéfices exceptionnels des sociétés privatisées. Les jeunes sans-emploi âgés de 18 à 24 ans se verront offrir soit un travail subventionné par l'État dans une entreprise ou dans un projet d'assainissement de l'environnement, soit un stage bénévole de six mois, soit une formation professionnelle à temps plein. Ceux qui refuseront l'une de ces quatre options perdront le bénéfice des allocations sociales. Il s'agit de concrétiser le droit au travail, mais aussi d'éviter qu'on puisse « faire la grasse matinée au lit au lieu de chercher un emploi (...) A partir d'aujourd'hui, avertit le Chancelier de l'Échiquier*, on n'aura plus le choix de rester chez soi sans rien faire tout en touchant ses allocations38. » Des aides moins importantes seront consacrées à la remise au travail des adultes, beaucoup plus nombreux à être sans emploi puisque neuf millions de personnes dépendent des allocations d'aide sociale. Ce programme fera-t-il reculer la pauvreté ? Tout dépendra des conditions de sa mise en œuvre. Les plus alarmistes craignent que la réduction des aides sociales ne fasse glisser en dessous du seuil de pauvreté un million de nouvelles personnes.
Nombreux sont les pays d'Europe qui se méfient du « modèle anglo-saxon », mis en œuvre par les USA et la Grande Bretagne notamment, car il produit trop de pauvreté. On lui préfère un « modèle social européen », plus soucieux des droits sociaux des plus faibles. Cependant, les « lignes directrices » adoptées en novembre 1997 par les Etats-membres, lors du sommet européen pour l'emploi au Luxembourg, peuvent créer une pression dans la direction dont justement ils se méfient. Chacun des Etats-membres s'est engagé dans un délai de moins de cinq ans à « offrir un nouveau départ à tout jeune avant qu'il n'atteigne six mois de chômage, sous forme de formation, de reconversion, d'expérience professionnelle, d'emploi ou de toute autre mesure propre à favoriser son insertion professionnelle (...), offrir également un nouveau départ aux chômeurs adultes avant qu'ils n'atteignent douze mois de chômage39 ». Il est également prévu de "passer des mesures passives à des mesures actives (...). et d'inciter réellement les chômeurs à chercher et à accepter un emploi ou une formation (...) En vue d'augmenter sensiblement le nombre de chômeurs qui se voient proposer une formation ou toute autre mesure analogue (chaque Etat-membre) se fixera un objectif de rapprochement progressif de la moyenne des trois Etats-membres les plus performants et au moins 20%. » On peut y voir une avancée sensible dans la mise en oeuvre effective des droits économiques et sociaux, ou un risque supplémentaire d'aller vers le travail forcé.
En Belgique, où le taux des chômeurs en formation n'est que de 6%, les conséquences ne se sont pas fait attendre. Le Ministre de l'Emploi, mettant en avant le modèle danois qui propose aux jeunes, sous peine de sanctions, une formation assortie d'une garantie de remise au travail, a suggéré d'organiser plus de formations. Et de les financer par une réduction d'un tiers de l'allocation de chômage, pour 33 000 des 78 000 jeunes chômeurs, en ciblant les moins diplômés40. Il est évident que de telles mesures pénaliseraient gravement les chômeurs les plus défavorisés. Le système mis en place au Danemark fonctionne dans un contexte très différent, avec des allocations de chômage bien plus élevées qu'en Belgique, le maintien d'un filet de sécurité aux chômeurs qui sont sanctionnés, et une offre de formation et d'emploi beaucoup plus étoffée.
Un défi : reconnaître et soutenir l'initiative économique des plus défavorisés
Très souvent, les politiques de l'emploi mettent en œuvre des mesures obligatoires pour les chômeurs, mais ignorent ou entravent les efforts que ceux-ci accomplissent pour survivre et tenter de sortir de la pauvreté.
Pour recréer des liens sociaux et des moyens de survie, Monsieur Deresnes (voir encadré) s'est appuyé sur des activités de bénévolat, de solidarité, de troc, sur des petits boulots, qui se sont révélés les plus souples et les plus accessibles. Ce faisant, il a retrouvé l'affiliation à une communauté qui lui a peu à peu confié des responsabilités, et l'a requalifié41 à ses propres yeux et aux yeux de son entourage. En s'appuyant sur les liens d'amitié et de solidarité créés par ces activités, il a pu rejoindre les circuits de l'économie officielle, rentrer dans des stages rémunérés, et recouvrer en partie ses droits au chômage, à la sécurité sociale, à la formation etc.
Nombreuses sont les familles défavorisées qui se « débrouillent » pour garder une activité économique, souvent en marge des circuits officiels. Ainsi la famille H. qui, tout en habitant un quartier d'habitat social d'une grande ville du nord de la France, récupère des palettes en bois abandonnées pour les revendre au fabricant. Les seules ressources officielles de la famille sont constituées du Revenu Minimum d'Insertion. Le père et son fils, qui n'ont pas leur permis de conduire, font appel à un ami pour conduire la camionnette délabrée qui sert au transport des palettes. En janvier 1996, le papa nous montrait une facture de 3000 francs français, produit du travail de récupération à temps partiel de plusieurs personnes pendant un mois. On peut sourire d'une activité aussi marginale, et l'interdire parce qu'elle n'est pas déclarée. Pour reprocher ensuite aux personnes leur inactivité forcée ?
En Espagne, Bruno Couder, responsable de l'équipe d'Atd Quart Monde à Madrid, souligne l'importance vitale de l'économie non-officielle pour les plus pauvres, et les risques du modèle social de l'Europe du Nord. L'équipe anime depuis trois ans une bibliothèque de rue* dans un bidonville aux portes de Madrid, où elle a appris à connaître la trentaine de familles qui l'habitent. Il s'agit d'un lieu de grande pauvreté où l'on n'a jamais vu venir l'assistante sociale du quartier, au bout d'un long chemin boueux en hiver, à peine carrossable, non desservi par les transports en commun, ce qui empêche les enfants d'aller régulièrement à l'école. Beaucoup de ces familles sont d'origine gitane, ou ont une histoire séculaire de vie itinérante. Dans chacune de ces trente familles, des adultes travaillent, mais deux seulement ont un emploi salarié déclaré, l'un comme conducteur d'engin, l'autre comme employé dans une déchetterie. Trois ou quatre femmes vivent avec le minimum social, versé en contrepartie d'activités obligatoires, comme suivre des cours d'alphabétisation etc. Tous les autres vivent d'activités non-déclarées, qui constituent leur principale source de revenus, car les allocations familiales sont extrêmement faibles : les uns vendent des fruits et légumes à la sauvette, sans pouvoir payer une patente, et sont sans cesse pourchassés par la police ; d'autres récupèrent et revendent de la ferraille, l'un garde et soigne des chevaux, un autre bricole des voitures, un autre encore fait quelques heures de manutention dans une ferme en échange de légumes et de lait pour sa famille, etc. Plusieurs femmes vivent de mendicité. Leur capital est dérisoire, ils ne peuvent constituer aucune épargne, ni remplir les formulaires administratifs ou tenir une comptabilité, et vivent au jour le jour. Mais leurs activités économiques constituent leur principal moyen de résistance à l'exclusion dont ils sont victimes : elles leur donnent cette fierté et cette liberté de gagner leur vie par leur travail, d'être acteurs de leur survie envers et contre tout. Pour cette raison au moins, elles méritent d'être sérieusement prises en compte.
Comment nommer ces activités économiques ? Aux termes longtemps utilisés de secteur informel ou marginal, d'économie parallèle, souterraine, ou d'économie de la pauvreté, de stratégies de survie, on préférera celui d'économie populaire élaboré par des économistes pour caractériser les activités mises en oeuvre par les pauvres dans les pays du tiers-monde, et notamment dans les grandes villes d'Amérique latine. « L'expression d'économie populaire veut souligner le caractère spécifique du mode d'organisation de ce secteur (...) et mettre en évidence un sujet, le monde populaire, acteur économique (...) détenteur d'un savoir propre42. »
Le risque des politiques de convergence européennes est évident pour les plus pauvres d'Espagne, du Portugal, d'Italie du Sud, de Grèce et d'ailleurs, qui forment l'essentiel des acteurs de l'économie populaire dans l'Union européenne. Si le développement économique de ces pays consiste à transposer les formes d'organisation des pays d'Europe du nord, leurs programmes d'éducation, de santé, de sécurité sociale etc. les plus pauvres seront écrasés. Leurs activités qualifiées de marginales disparaîtront et, comme ceux du nord, ils seront condamnés à l'inactivité forcée, à l'assistance et au contrôle social. Il y gagneront peut-être en pouvoir d'achat, mais qu'y gagneront-ils en liberté, en dignité, en maîtrise de leur destin ? N'y aurait-il pas une voie de développement plus humaine, plus solidaire qui, au lieu d'exclure les plus pauvres de la sphère de la production, prendrait en compte leur initiative économique, la soutiendrait, lui donnerait les moyens du développement et de la durée ? « N'y a-t-il pas un défi à relever, celui de la consolidation d'un secteur issu de l'exclusion, encore précaire, mais porteur de pratiques économiques centrées sur le travail et la solidarité43 ? »
En Europe, une des premières réponses apportées à l’exclusion croissante des travailleurs non qualifiés du marché du travail a été la création progressive, à la fin des années 1970, d’entreprises qui ne sont pas conduites d’abord par l’exigence du profit, mais par la volonté de procurer un emploi digne à ceux qui en sont le plus privés, tout en vendant une production sur un marché concurrentiel. Ainsi s'est développé un nouveau secteur de l'économie solidaire, qui propose des emplois salariés aux plus défavorisés.
L'expérience de la banque Grameen au Bangladesh a ouvert un autre chemin. Son fondateur, Muhammad Yunus44, a développé un système de micro-crédits pour permettre aux plus pauvres parmi les pauvres, qui soi-disant n'offrent aucune garantie de remboursement, d'exercer une activité indépendante dont ils puissent tirer un bénéfice économique. « Il s'agit de fortifier l'autonomie de l'emprunteuse, de l'engager à ne pas baisser les bras et à avoir confiance en ses capacités. » Le succès de la méthode ne peut plus être ignoré : 10% de la population du Bangladesh bénéficie des prêts de la banque Grameen, dont une très grande majorité de femmes, avec un taux de remboursement supérieur à 90%. Plus de 50 autres pays s'efforcent aujourd'hui d'adapter ces principes à leur contexte.
L'expérience remarquable de la banque Grameen, lancée dans un pays parmi les plus pauvres du monde, rappelle avec force cette vérité d'évidence tellement ignorée dans les pays riches : l'acteur le plus efficace de la lutte contre la pauvreté et du développement économique, c'est la personne pauvre elle-même, à condition qu'on reconnaisse sa résistance à la misère et qu'on soutienne ses initiatives pour améliorer elle-même sa condition. Mais Muhammad Yunus affirme s'être heurté en France à un cadre administratif et fiscal particulièrement rigide : « Votre système d'aide sociale, résume-t-il, consiste à mettre les pauvres dans une bouteille et à bien visser le bouchon pour qu'ils ne s'échappent pas45. »
Quelles alternatives pour la Sécurité Sociale ?
Les remarques précédentes nourrissent une question posée à tous les pays d'Europe : comment moderniser la sécurité sociale sans renforcer le contrôle et la dépendance des populations les plus faibles ? Comment garantir la consolidation et l'extension des droits sociaux face à la diversification et à la précarisation des formes d'emploi et d'insertion, demandait la Contribution concernant la modernisation de la Sécurité Sociale des Associations Partenaires du Rapport Général sur la Pauvreté46, en proposant une série d'orientations au premier Ministre. Invité à plusieurs rencontres de notre groupe d'étude, Paul Palsterman, juriste au service d'études de la CSC*, a insisté sur la nécessité d'avoir une vision globale et de résoudre plusieurs dilemmes47.
Le premier dilemme est celui de l'intégration ou de l'indemnisation. Veut-on privilégier la remise au travail des personnes, comme le font les pays scandinaves qui consacrent aux dispositifs et indemnités de réinsertion des sommes beaucoup plus importantes que celles allouées aux allocations de chômage ? Ou veut-on privilégier une politique plus passive d'indemnisation des chômeurs, ce qui est le cas de la Belgique, de la France etc. ? Sur ce sujet, la position de notre groupe d'étude est claire : il faut privilégier les possibilités de remise au travail, à condition qu'il s'agisse d'un travail librement choisi, ce qui exclut toute activité forcée, et d'un travail convenable protégé par des conventions collectives dont l'application est contrôlée par les partenaires sociaux. Cela suppose des emplois avec de vrais statuts, et des dispositifs d'accompagnement avec des moyens importants (aide à trouver un logement, à se remettre en santé...), ce qui n'est pas toujours le cas en Belgique aujourd'hui. Aux personnes qui ne peuvent pas ou qui ne pourront plus accéder à un emploi, il faut allouer des indemnités qui permettent de vivre dignement, et faciliter l'accès sans restrictions à toutes les activités bénévoles et militantes.
La tentative actuelle du Ministère du Travail en France, qui pour lutter contre le chômage veut créer 350 000 emplois dans 22 nouveaux métiers inscrits dans des conventions collectives, mérite d'être suivie avec attention. Le Rapport Général sur la Pauvreté a proposé de concrétiser le droit au travail reconnu à l'article 23 de la constitution comme un droit exigible en prévoyant légalement que toute personne ayant été demandeur d'emploi pendant deux ans par exemple puisse recevoir un emploi ou une formation qui lui convienne. Le Danemark s'est engagé dans cette voie par les lois de 1979 renouvelées en 1994, qui obligent à proposer un emploi ou une formation à tout chômeur inscrit depuis plus de trois mois. D'après les sources officielles, le système danois fonctionnerait assez bien, grâce à une forte implication des partenaires sociaux, des régions et des communes. Le taux de chômage aurait diminué sans que les dépenses publiques aient augmenté48. Mais comme on l'a déjà dit, il semble que ce soit au prix de l'exclusion du marché du travail d'une partie des chômeurs de longue durée.
Le second dilemme à résoudre est celui de l'assurance ou de l'assistance. Les systèmes d'assurance sont financés par des cotisations assises sur les salaires et gérés par les partenaires sociaux. Ils s'adressent à ceux qui ont payé des cotisations, et supposent des sanctions. Les systèmes d'assistance sont plus universels, financés par l'impôt, mais obligent les assistés à prouver leur pauvreté par des démarches souvent humiliantes. Dans la plupart des États membres de l'Union européenne, la protection du revenu en cas de chômage est assurée au moyen d'une combinaison des deux : un système d'assurance pour le chômage de courte durée, et des systèmes d'assistance pour le chômage de longue durée et pour ceux qui n'ont pas droit à l'assurance-chômage. En Belgique, les exclusions massives du chômage depuis quelques années entraînent le passage forcé d'un grand nombre de personnes de l'assurance sociale à l'assistance sociale. La frontière entre les deux systèmes devient de plus en plus poreuse. Les associations signataires du Rapport Général sur la Pauvreté se sont clairement prononcées pour le renforcement, l'élargissement et la généralisation d'une sécurité sociale qui repose sur un mécanisme d'assurance et de solidarité entre tous les citoyens. Ceci implique l'apport d'autres sources de financement que celles provenant des cotisations du travail : cotisation sociale généralisée sur tous les revenus, impôt sur la fortune, taxes sur l'énergie49 etc. Ces associations ont dit leurs réticences à l'égard des droits spéciaux qui prétendent coller aux besoins des différents publics-cibles, mais risquent d'affaiblir la notion même de droits communs, et de mettre en péril tout l'édifice de la Sécurité Sociale.
Deux orientations essentielles : garantir les droits fondamentaux, faire sauter les carcans paralysants pour libérer l'activité
Au cours d'une des rencontres de notre groupe d'étude, un des participants fit pour mémoire la lecture de plusieurs articles de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, proclamée par les Nations Unies le 10 décembre 1948. Il s'agit des articles relatifs aux droits économiques et sociaux :
Article 22 : Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité (...) compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays.
Article 23 : Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et de protection contre le chômage. (...)
Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
Article 25 : Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille (...) Elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
Article 26 : Toute personne a droit à l'éducation ... L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé.
« On nous ment », s'écria avec force un militant Quart Monde*, frappé par l'immense décalage entre ces déclarations de principe et la réalité vécue chaque jour. Il peut paraître dérisoire de réaffirmer le droit au travail quand près d'un million de personnes en Belgique n'ont pas accès à l'emploi. A quoi bon réaffirmer des principes inapplicables ? Mais ces principes sont-ils inapplicables, ou simplement inappliqués ? Dans un contexte de crise de la pensée et du sens, il faut réaffirmer le droit à penser l'avenir50. Or la Déclaration universelle des droits de l'homme se présente comme « l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations, afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent (...) d'assurer par des mesure progressives (...) l'application universelle et effective (...) de ces droits et libertés. » Des millions d'êtres humains ont lutté, souffert et sont morts pour défendre les droits de l'homme. Et l'heure serait venue de les jeter aux orties, au nom du réalisme économique et des lois du marché ? Il est urgent au contraire de remettre l'économie au service de l'homme, de mettre la législation sociale en cohérence avec ces droits fondamentaux, d'avancer vers l'effectivité des droits économiques et sociaux.
On a coutume d'opposer le capitalisme anglo-saxon (Angleterre, USA), qui conjugue un bas niveau de chômage et de protection sociale, et un haut niveau de pauvreté, au capitalisme rhénan (Allemagne, France, Belgique ...), qui conjugue un haut niveau de chômage et de protection sociale, et un plus bas niveau de pauvreté. Au lieu de s'enfermer dans les oppositions et la compétition, pourquoi ne pas envisager la complémentarité et la coopération ? C'est la démarche du professeur William Wilson, de l'Université d'Harvard, qui a étudié de manière approfondie les politiques de lutte contre la pauvreté aux États-Unis et en Europe. Il pense que chaque continent devrait apprendre de l'autre ce qu'il a de meilleur :
« Les USA peuvent apprendre de l'Europe l'importance des droits sociaux. En général, la condition des pauvres est meilleure en Europe, parce qu'ils sont protégés par un filet de sécurité compréhensif... Les Européens pourraient apprendre des États-Unis comment rendre leur force de travail plus flexible au lieu de la payer à rester indéfiniment inemployée. En d'autres mots, il devrait être possible pour l'Europe comme pour les États-Unis d'atteindre un socle commun qui garantisse que chaque homme, chaque femme et chaque enfant soit libéré de la pauvreté et des problèmes persistants du chômage51. »
Dans le contexte européen, il s'agit de libérer et d'affermir la force de travail et la créativité des populations en situation de précarité et de grande pauvreté, en faisant sauter les carcans dans lesquels on les a progressivement enfermées et paralysées. Dans cette perspective, l'adaptation du droit social est un enjeu tout à fait fondamental, et le travail de notre groupe d'étude voudrait y contribuer. « Il s'agit de réunifier les statuts de travail dans un cadre souple qui puisse concilier mobilité, pluriactivité, protection des acquis et continuité des droits sociaux52. » Mais nous savons que ce travail d'adaptation est lent et semé d'embûches. L'embûche principale est que certains profitent du désarroi actuel pour imposer une confusion entre l'adaptation au contexte et le recul social pur et simple. Nous pensons que la contribution du Quart Monde est indispensable pour apporter la clairvoyance sur ce qui est véritablement progrès, et ce qui ne l'est pas. Pour réfléchir correctement les réformes de la législation sociale, il faut le faire avec ceux qui en ont été éjectés.