Du malaise à la reconnaissance

François Phliponeau

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François Phliponeau, « Du malaise à la reconnaissance », Revue Quart Monde [En ligne], 213 | 2010/1, mis en ligne le 05 août 2010, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4694

Le journaliste, qu’il soit rédacteur ou photographe, a pour mission de montrer la réalité, de rendre compte, de témoigner. Et le volontaire – photographe ? Sans prétendre être exhaustif, l’auteur nous décrit quelques situations qu’il a vécues. Entre malaises, frustrations et reconnaissance.

Index de mots-clés

Journalisme, Médias, Photographe

Sous un pont à la sortie de Cusco, un pauvre homme est allongé. Sa tête et le haut du corps sur le trottoir, les jambes sur la rue. Tonio, l’ami qui me guide pour que je photographie la vie quotidienne dans sa ville, me regarde, gêné, puis étonné que je ne prenne pas de photo.

Je lui dis que ça ne m’intéresse pas d’enregistrer des situations dégradantes, de faire des photos qui ne soient pas en l’honneur des personnes.

Un grand sourire éclaire son visage : « Ah toi, pas paparazzi, toi amigo. Alors, je peux te mener chez des familles. Je sais que tu n’en profiteras pas pour faire n’importe quoi ».

Cette confiance est capitale dans les relations avec les personnes photographiées. Grâce à elle, j’ai pu faire de « belles » photos d’enfants, certes sur une décharge, mais heureux de lire de beaux livres ; de parents, fiers de leur travail, de bonheur partagé, malgré des circonstances si difficiles qu’elles pourraient complètement les décourager.

Bokassa interdit les photos

Quand la confiance n’est pas là, la photo est impossible. Comme à Bangui, où Jean-Bedel Bokassa avait interdit toute prise de vue, de peur qu’il s’agisse de repérages pour mettre au point un attentat contre lui.

Trente ans après le couronnement de l’empereur, l’interdiction n’a pas été levée, provoquant de grandes frustrations. Comme ce matin où je marchais avec un ami volontaire dans le centre-ville. Soudain, je m’arrête et lui retiens le bras : – « Regarde ce tableau » ! Il ne voit rien. – « Mais quoi ? »

Une vieille femme attaquait à la hache une énorme souche. En arrière plan, un immense panneau publicitaire d’une société de téléphonie mobile, et une jolie Africaine parée de bijoux, avec à la main un portable et cette légende : « Au cœur de nos racines ». Je voyais déjà la photo tirée, encadrée, mais le cadre n’était et ne serait jamais que dans ma tête. J’avais l’appareil, mais la question ne se posait pas. Je m’étais engagé à respecter l’interdiction, à ne pas faire de photos en ville et ne voulais pas créer d’ennuis à l’équipe. En plus, impossible de faire une telle photo à la volée. Il aurait fallu discuter avec cette dame, vérifier qu’il n’y avait aucune ronde de police en vue. J’aurais pu faire « la » photo, la belle image à agrandir, à encadrer, à exposer. J’étais vraiment frustré de passer mon chemin. Plusieurs fois je suis repassé à cet endroit. D’abord, il n’y avait plus la vieille dame, ni la souche. Bientôt la publicité aussi avait disparu. Aucune trace.

Parfois, même quand la prise de vue n’est pas interdite, même avec des amis et des familles qui m’acceptent avec un appareil photo, on est réunis dans une situation de si grande misère que je ne peux pas, physiquement, faire la moindre photo.

Transmettre la beauté

Comme en 2008 quand je suis allé remplacer un collègue, gravement malade, rapatrié d’urgence. Je me trouvais dans un quartier si pauvre qu’un malaise me tordait les tripes. Devant la misère qui s’étale, devant ma voisine au marché qui achète un quart d’oignon, alors que j’achète deux oignons à la fois, je ne suis plus le photographe, je suis le volontaire de base qui essaie d’être en phase avec cette population d’Afrique. Du coup, je doute de ce qui, en moi, est le photographe, de l’utilité même de faire des photos. Je ne vois que l’importance d’une vie simple, d’être pauvre avec les pauvres. Et je ne me sens plus d’avoir une richesse, quelle qu’elle soit, y compris un appareil photo. Je me dis : à quoi ça sert d’être un photographe ? Est-ce que ce n’est pas plus important d’être sans richesses, démuni, comme était Joseph Wresinski à Noisy-le-Grand ? Comme sont mes amis volontaires à Haïti meurtri par un terrible tremblement de terre ?

Pris par le doute, je me demande si je suis capable de vivre cette pauvreté, ce dénuement ? Et si je n’en suis pas capable, est-ce que je suis un « bon volontaire » ?

Je décide alors de garder seulement un petit appareil photo et de laisser au placard le Nikon professionnel, qui pourrait être provocant, insultant presque pour des gens qui ne mangent pas à leur faim, et qui me verrait arriver avec ce bijou.

Mais l’appareil reste au fond de ma poche comme un poids mort. Je me demande même si je vais encore m’en servir un jour. J’essaie dans mon dialogue avec les parents, avec les enfants, de vivre pleinement la richesse des rencontres sans l’intermédiaire d’un quelconque appareil qui parasiterait nos relations.

Jusqu’au jour où, arrivant dans le quartier – bidonville, je revois Rose, une jeune femme du quartier, élancée, svelte, timide. Elle tape dans ses mains, se met à chanter, ouvre les bras pour faire venir les enfants. En un instant, garçons et filles arrivent des cases alentour, se mettent d’emblée à son rythme. Sous le charme, pris par cette beauté, ce dynamisme, cet ensemble, instantanément, je reprends l’appareil. Immortaliser cette harmonie, la transmettre, je dois le faire. Tout est  beau, Rose, les enfants, le cadre. Je ne vois plus la misère, je vois la beauté, la réussite… Voilà, c’est le déclic qui m’a refait,… comment dire ça,… reprendre conscience que je peux, que je dois faire des photos. Rose qui danse parmi ce groupe, son dynamisme, cet enthousiasme des enfants…, je dois enregistrer ce qui se passe là. Rose n’est pas une star, ce n’est pas la miss du quartier, elle ne sait pas encore ce qu’elle fera de sa vie. Mais dans sa beauté, dans sa vitalité rayonnante, elle n’a plus sa petite voix, elle se libère, éclate d’une joie communicative.

Avouez, ce serait bête qu’il n’y ait que moi qui voie ça. Je n’avais sur moi que l’appareil compact. Je sais maintenant que l’appareil professionnel n’aurait pas été une insulte, une provocation, un phare qui éblouit,  mais un phare qui éclaire.

+ Photo + légende photo : « Le dynamisme de Rose, l'enthousiasme des enfants. Avouez, ce serait bête qu’il n’y ait que moi qui voie ça. Je peux, je dois faire cette photo. C'était le déclic... »

François Phliponeau

Journaliste pendant vingt cinq ans, François Phliponeau a connu différentes facettes de la réalisation d'un journal. En 1997, il devient volontaire permanent d'ATD Quart Monde

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