Atelier 4 : "Dans un monde marqué par la montée irréversible de l’individualisme, comment promouvoir les solidarités en Europe et avec le reste du monde ?"»

Gérard Fonteneau

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Gérard Fonteneau, « Atelier 4 : "Dans un monde marqué par la montée irréversible de l’individualisme, comment promouvoir les solidarités en Europe et avec le reste du monde ?"» », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 27 October 2010, connection on 05 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4871

Les participants se sont étonnés du libellé de cet atelier, en effet :

- « l’individualisme » est un terme ambivalent. Chaque individu est une personne distincte, capable d’être acteur social et douée de raison ;

- « irréversible » semble un terme hérétique en prospective, puisque n’existerait plus qu’une seule hypothèse.

Le premier intervenant, Jean Lecuit, a restitué les travaux du groupe « Mondialisation et Pauvreté » d’ATD Quart Monde à Bruxelles qui pendant deux ans a reçu des témoignages et des informations sur certains aspects de la coopération au développement.

Deux thèmes prioritaires ont nourri le débat qui a suivi son intervention :

les politiques d’immigration et d’asile et la situation des personnes concernées ;

le contenu et l’application des programmes de coopération au développement de l’UE.

Trois orientations se sont dégagées :

* la nécessité de politiques européennes plus ouvertes et plus humaines, vis-à-vis des migrants et des demandeurs d’asile ;

* l’obligation d’une régularisation de tous les migrants et réfugiés, séjournant depuis un certain temps dans les États membres de l’UE. Cela devrait s’accompagner d’un plan ambitieux concerté de formation initiale et professionnelle donnant accès à l’emploi et d’un cadre social précis d’intégration permettant la mise en œuvre de droits effectifs relatifs aux conditions de vie et de travail et à la sécurité sociale. Il s’agit d’une question complexe où il faut agir prudemment, mais... il faut agir !

* une perspective plus claire des politiques nationales ou européennes de coopération au développement, permettant d’agir sur les conséquences et les causes, en particulier, dans trois domaines : la satisfaction des besoins essentiels, en relation avec la dignité des personnes et des groupes ; l’accès de ces personnes aux droits universels, civils, politiques, économiques, culturels et sociaux ; la démocratie participative, en veillant au renforcement des capacités des acteurs.

Ces objectifs figurent d’ailleurs dans l’Accord de Cotonou, faisant suite aux Conventions de Lomé, entre l’UE et 77 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (dont 39 des 49 pays les plus pauvres du monde).

Le deuxième intervenant, Benoit Ven der Meerschen, de la Ligue belge des Droits de l’Homme, a illustré par de nombreux faits les situations que vivent dans la plupart des pays européens les migrants économiques et les demandeurs d’asile et leur famille (dont des enfants) qui sont autant d’atteintes à leur dignité.

Ces personnes deviennent des « problèmes » pour les responsables politiques et sont présentées comme telles à l’opinion publique. Les dérives de langage sont significatives et stigmatisantes : les étrangers sont différents, suspects, souvent profiteurs et potentiellement dangereux. Leurs situations – et les perceptions qui en sont données – servent de justification aux politiques sécuritaires, au contrôle et même aux restrictions des libertés dans la société. Le contraste est grand entre les contraintes pesant sur ces personnes et le laxisme qui existe vis-à-vis des délinquances en col blanc ou les abus des spéculations financières. Ces personnes doivent subir l’enfermement (centres fermés en Belgique, centres de rétention en France). Elles passent de longues périodes dans la précarité ou la clandestinité au cours de procédures complexes « d’accueil » ou de régularisation.

Tous ces faits, ces réalités, ces perceptions polluent les solidarités dans la société.

Outre la nécessité d’autres politiques plus ouvertes et de pratiques plus humaines, que l’UE semble commencer à comprendre, des actions rigoureuses, citoyennes, sont indispensables en vue de faire respecter « nos valeurs » que l’on se plaît à rappeler afin que « tous les êtres humains soient égaux en dignité et en droit. »

D’autant plus que les pressions à l’immigration et à l’asile ne vont pas diminuer, étant donné le mal développement des pays d’origine.

Le troisième intervenant, Gérard Karlshausen, a rappelé au nom d’ONG des éléments saillants du mal développement :

* Le mal développement, ce n’est pas seulement la fracture entre le Nord et le Sud. Toutes les sociétés du Nord et du Sud sont traversées par une croissance insensée des inégalités et des précarités.

* Le monde produit huit fois plus de richesses que dans les années 1960 et cela s’accompagne d’une injuste répartition des richesses, des ressources, des savoirs et des pouvoirs.

* La dette est un mécanisme infernal qui « pompe » une partie importante des ressources des pays qui remboursent six fois plus par les intérêts de la dette, qu’ils ne reçoivent de l’aide publique.

* La dette du Tiers Monde est un mécanisme très similaire à celui de l’endettement ou du surendettement des personnes en difficultés dans nos sociétés. Ce sont des intermédiaires – notamment les prêteurs – qui en bénéficient.

* La tendance croissante dans l’UE à substituer aux politiques de coopération au développement des politiques de libre-échange, dont « on » espère une contribution décisive à l’éradication de la pauvreté (! ! !)

Donc aux orientations déjà citées pour des politiques renouvelées de coopération au développement, on doit ajouter :

* la reconversion de la dette dans des programmes de développement social ;

* des actions ciblées dans des pays ou régions d’émigration afin que les personnes ou les groupes aient moins de raisons de partir ;

* des actions d’envergure, visant une redistribution plus juste des ressources, des richesses et des savoirs par un encadrement démocratique de la mondialisation (avec des règles multilatérales précises) dont l’UE devrait montrer le chemin en Europe même afin de contribuer – comme une des puissances de la globalisation – à une régulation mondiale.

Les débats ont permis de faire émerger des problèmes connexes et des pistes de solutions.

La question de la pauvreté des jeunes (souvent d’origine étrangère) désocialisés, en rupture, parfois délinquants.

Des expériences menées en Belgique et en France semblent prouver que des jeunes, dont tous les parcours d’insertion avaient échoué, ont repris pied dans la société, en participant activement à des programmes encadrés de développement (construction d’écoles, de dispensaires, d’équipements collectifs etc.) avec des jeunes de ces pays. Au retour, quelque chose avait changé et ils pouvaient réussir leur insertion.

Ne pourrait-on pas envisager des formes de service civil européen sous deux aspects :

- étendre ces participations de jeunes désocialisés dans des programmes européens de coopération au développement ? On pourrait ainsi articuler des objectifs financés du Fonds Social Européen avec des programmes de coopération ;

- créer un ERASMUS-SUD qui permettrait à des étudiants européens de s’immerger au moins pendant un trimestre dans les réalités du Sud. Cette présence active dans des programmes de coopération – si possible en liaison avec leurs études – ferait l’objet de mémoires spécifiques, intégrés dans leur cursus universitaire.

La question des vocabulaires, de leurs maniements, de leurs dérives, qui alimentent les peurs, les intolérances, qui justifient et légitiment les politiques de sécurité et de contrôle des citoyens.

Dans cette bataille sur l’opinion publique, une grande attention devrait être portée à l’évolution des médias et au contenu qu’ils véhiculent. La commercialisation et/ou le « politiquement correct » alimentent la stupidité, la médiocrité et le simplisme, tel le sentiment que « de toute façon, moi je ne peux rien faire. »

Les technologies dans les domaines de la communication sont performantes mais servent peu à la « réciprocité des savoirs » au niveau planétaire : comment vivent et à quoi aspirent d'autres personnes et groupes ? De quelles expériences sont-ils porteurs ? Quels sont les gestes quotidiens d’innombrables citoyens pour rendre la vie vivable ou au moins permettre la survie de millions d'êtres humains ?

La réponse à ces questions pourrait contribuer à comprendre l’interdépendance des situations et des solutions. Aussi, dans le monde de l’éducation comme dans l’action des associations, on doit progresser à la fois en approfondissant le multiculturel et en apprenant à gérer la complexité des êtres et des choses.

Proposition générale

Tous ces constats, analyses et perspectives devraient s’inscrire pour tous les acteurs européens dans la réflexion et les propositions en vue d’une re-fondation : quel projet pour l’Europe ? Quelles politiques internes et externes de régulation sociale et de démocratie participative ? Avec quelles valeurs ?

L’essentiel est sans doute de réhabiliter la fonction politique, à tous les niveaux des pouvoirs publics. Le politique a comme tâche fondamentale la garantie de la dignité de tous les êtres humains vivant sur un territoire. Les moyens de cette tâche doivent être assurés par tous les citoyens.

Dans cette re-fondation, une attention particulière devrait être portée :

* à la qualité et au fonctionnement des services publics d’intérêt général (éducation, santé, communications, transports, distribution d’énergie et d’eau). Les services publics vont être soumis à des opérations de libéralisation, que la Conférence de Doha a initiées. Quelles que soient les formes choisies, le fonctionnement de ces services doit être transparent et démocratique et garantir l’accès de tous – notamment des plus pauvres – sans discrimination, à ces services d’intérêt général ;

* à la nécessité de poursuivre la promotion des droits indissociables : civils, politiques, sociaux, culturels et économiques et l’accès effectif à ces droits, en particulier pour les plus démunis.

Un travail encore important est à fournir par les acteurs pour la connaissance, la maîtrise et l’utilisation des systèmes normatifs nationaux et internationaux.

Recommandation

Comme cela est apparu à maintes reprises dans les débats à propos de l’interpellation permanente « Que faire ? », une recommandation s’impose.

Si nous voulons lutter contre les précarités ou la pauvreté, ici ou ailleurs, si nous voulons créer les conditions d’un monde plus juste et plus humain, il faut travailler ensemble, chercher obstinément des alliances et des coalitions, surtout entre acteurs (ONG, associations, syndicats) qui ont choisi non seulement de travailler POUR mais AVEC les précarisés, les pauvres (acteurs eux-mêmes de leur propre émancipation).

Donc un travail commun dans une optique de partage des savoirs. C’est en mettant ensemble nos expertises réciproques, nos savoir-faire respectifs que nous pourrons peser sur les événements, développer des rapports de forces, obliger les « décideurs » à intégrer celles et ceux que nous voulons représenter.

Attention encore au vocabulaire : le partenariat est un concept fort, trop souvent galvaudé : il peut s’employer si les candidats au partenariat se reconnaissent de véritables intérêts communs.

Sommes-nous réellement « partenaires » des plus pauvres ?

Gérard Fonteneau

Conseiller à la Confédération européenne des Syndicats

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