De qui relève la lutte contre la pauvreté ?

Gérard Fonteneau

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Gérard Fonteneau, « De qui relève la lutte contre la pauvreté ? », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 05 août 1997, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/678

Revue Quart Monde : Comment la Confédération européenne des syndicats (CES) aborde-t-elle la question de la responsabilité des différents niveaux dans la lutte contre le chômage, la précarité et la pauvreté ? Quel est le rôle du syndicat ?

Gérard Fonteneau : La CES s’est associée avec d’autres organisations car elle considère que la lutte contre la pauvreté et la précarité a une pertinence européenne. Les responsabilités sont de plus en plus confinées au plan local qui a de moins en moins de moyens pour y répondre. Sans une articulation du niveau local aux niveaux régional, national et européen, les acteurs de terrain, sociaux, économiques, les pouvoirs publics locaux, risquent de ne pas avoir les capacités réelles pour traiter ces problèmes. Nous contestons l’analyse faite par ceux qui disent que les problèmes de pauvreté relèvent uniquement de l’effort national. C’est une façon de marginaliser les voies et les moyens de l’action sociale en général. Les aspects financiers, commerciaux, économiques, seraient quant à eux suffisamment importants pour être traités au niveau international, européen ou mondial !

  • Y a-t-il entre les membres de la CES des différences sensibles dans la façon de prendre en compte le problème de la pauvreté et de l’exclusion ?

L’attitude des syndicats est très diverse selon la structure et la culture des organisations. Dans le nord de l’Europe, le syndicalisme est plutôt basé sur des structures très sectorielles. La dimension générale et interprofessionnelle est peu prise en compte. Mais la collaboration avec d’autres associations permet de prendre en compte les chômeurs de longue durée ou les situations de pauvreté. De nombreux militants syndicaux sont à titre personnel très engagés dans ces associations. Dans le sud de l’Europe, soit à partir de la Belgique, la dimension interprofessionnelle est souvent mieux prise en compte que les aspects sectoriels. Mais, en général le syndicalisme y est moins représentatif, moins puissant, avec moins de moyens que celui du nord.

Il y a à la fois des organisations syndicales où le niveau national prend en compte le problème de la pauvreté, l’incluant dans l’action, les objectifs, les moyens. A l’inverse, il y a d’autres organisations nationales qui ne contribuent pas à une prise en charge collective de ce problème, laissant agir le terrain.. Il y a malheureusement des organisations, très rares, qui affirment que cette question n’est pas de leur responsabilité à quel niveau que ce soit.

  • Quelles sont les responsabilités de la CES ?

Dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, c’est d’abord d’essayer de mettre en relation des expériences. C’est aussi de contribuer à la réintégration professionnelle des personnes. C’est encore, dans les entreprises, de travailler à la prévention - une tâche essentielle du mouvement syndical - afin qu’il y ait le moins d’emplois perdus, même si cela demande d’accepter des baisses de salaires.

Dans le domaine des contrats précaires, nous travaillons à leur évolution vers des contrats plus sûrs et plus permanents. Qu’on n’utilise pas la main d’œuvre dans des contrats à durée déterminée qui sont supprimés et remplacés par d’autres. Même dans le secteur industriel, il y a de plus en plus de contrats à durée déterminée, premiers pas sur le chemin vers la pauvreté. En effet, les personnes connaissent des périodes fréquentes de chômage et n’ont que des droits limités parce qu’elles ne peuvent justifier d’assez de travail.

Dans les entreprises, il y a le combat difficile pour consolider les statuts. 30% des emplois sont vraiment qualifiés, 30% sont peu ou pas du tout qualifiés et le reste est un groupe dont on ne sait pas très bien ce qu’il va devenir. En son sein, certains vont aller vers plus de qualifications mais d’autres vers moins. Le progrès technologique, malgré quelques effets positifs, a malheureusement beaucoup d’effets négatifs sur l’emploi.

La contradiction des politiques au niveau européen comme national, est que, sans qualification ou diplôme, les personnes ont plus de difficultés à s’insérer sur le marché du travail. Toute la bataille pour la formation est donc importante s’il y a création de postes de travail. Mais comme il n’y a pas création, au contraire plutôt stagnation et même récession, la concurrence sur les postes de travail est beaucoup plus vive. De plus en plus d’emplois sont occupés par des gens surqualifiés au détriment des autres.

Selon nous, les capacités des politiques sociales sont très liées à la fiscalité. En Europe, on assiste à une désescalade fiscale sur le capital pénalisant ainsi le travail. Il faut un rééquilibrage de la fiscalité sur le capital. La CES a fait des propositions. Comment la fiscalité pourrait-elle être plus juste et contribuer notamment au développement social sans discrimination ? Avec la marche forcée vers une monnaie unique, l’édification doit être parachevée par une cohérence toujours plus grande des politiques fiscales en Europe. Sinon, il y aura des discriminations avec des conséquences négatives sur les plus démunis.

La CES a tenu avec la CECOP, l’organisation des coopératives au niveau européen, un séminaire où on a insisté pour que l’économie sociale soit véritablement reconnue à part entière avec une utilité économique et sociale. C’est important dans le cadre des politiques de prévention de l’exclusion et de réinsertion. C’est un domaine où il faut essayer de progresser et travailler d’une manière conjointe avec toute une série d’associations.

Dans le devenir de la sécurité sociale, se pose le problème des statuts précaires. Des négociations entre la CES et les employeurs privés et publics ont commencé pour arriver à un accord interprofessionnel européen sur les statuts atypiques, d’abord sur le travail à temps partiel. Ce n’est pas facile mais parvenir à des conventions collectives européennes est un progrès extrêmement important et significatif.

  • Quels sont les obstacles rencontrés ?

En général, le patronat n’est pas favorable à ce type d’accord dans la mesure où il essaie d’alimenter une problématique de déréglementation. Mais il se sent sur la défensive car il doit prouver qu’il ne tient pas à l’Europe uniquement économique et monétaire. Et il y a des divisions au sein du monde patronal. Certains voient davantage à long terme et pensent que tout le monde a intérêt à œuvrer pour de véritables cohésions sociales, y compris pour l’efficacité économique. Malheureusement, aujourd’hui, la majorité des employeurs gère à très court terme et considère la dimension sociale comme un obstacle.

Un autre aspect à souligner est l’action vis-à-vis des services publics. Il est absolument nécessaire d’avoir des services publics de qualité, décentralisés, qui puissent opérer sans discrimination, au profit de toutes les personnes. Il y a ainsi un accord européen entre les distributeurs d’électricité et des syndicats de ces secteurs pour demander que toute la population ait accès sans discrimination à la distribution d’électricité.

Dans le programme de recherche socio-économique au niveau européen, la CES a demandé qu’une priorité soit donnée à l’insertion et l’exclusion, pour mieux cerner les causes du chômage et également pour avoir une évaluation sérieuse des impacts des politiques sociales sur les groupes les plus démunis.

Pour en finir avec l’action de la CES par rapport à la grande pauvreté, elle a pris une part très active à l’action menée par le Conseil de l’Europe sur la charte sociale pour faire prendre en compte l’extension des droits sociaux aux familles, aux personnes âgées et aux jeunes. Une chose nouvelle dans le cadre de la charte sociale européenne, est - nous le demandions depuis très longtemps - un système de réclamations collectives pour des violations de la charte. Il faut arriver à des ratifications. Il y a aussi la possibilité pour toutes les clauses qui concernent les droits sociaux hors travail, qu’un certain nombre d’associations aient la capacité de déposer des réclamations collectives.

  • Vous avez présidé la campagne « Faire l’Europe de la solidarité » pendant quatre ans. Quel en était l’objectif ? Quel bilan faites-vous ?

Un certain nombre d’associations se sont peu à peu structurées au niveau européen pour essayer d’influencer les politiques européennes dans le domaine social. La campagne devait montrer les conditions de complémentarité des uns et des autres et d’articulation entre le plan local et le niveau européen. Elle a peut-être été trop courte, mais elle a ouvert des voies vers un dialogue indispensable entre associations et syndicats.

Des liens sont restés. Nous n’avons pas continué de peur d’institutionnaliser quelque chose. Mais il serait certainement indispensable de poursuivre de façon plus permanente avec quelques organisations.

Les syndicalistes engagés dans la campagne étaient en général militants dans d’autres associations. Ils sont très critiques vis-à-vis de leur syndicat sur certaines carences. Pourtant, ils se sont souvent sentis non seulement interpellés, ce qui est normal, mais aussi agressés. Ils se sont trouvés sur la défensive et presque contraints de défendre les syndicats car dans le milieu associatif, bien des responsables parlent du syndicalisme et des syndicats d’une façon qui témoigne d’une profonde méconnaissance de l’action syndicale aujourd’hui. Le syndicalisme doit évoluer. Mais peu se rendent compte de la dureté du combat dans les entreprises à l’heure actuelle. Dans beaucoup de pays, les militants et les délégués syndicaux paient cher leur engagement. Ils sont très souvent parmi les premiers licenciés dans les entreprises ; c’est une façon de se débarrasser de gens indésirables... De même, du côté syndical, il y a très souvent une méconnaissance, voire plus, des associations qui œuvrent dans le social. Il faut noter que ces « tensions » étaient beaucoup plus vives au sommet que sur le terrain.

Je crois qu’il faut revenir aux origines quand s’est bâti un mouvement social avec des gens sans droits politiques, sans droits culturels, sans droits sociaux, et qui n’étaient considérés dans la société que par l’apport qu’ils pouvaient donner au plan économique. On a prouvé par l’action et la représentation que l’on pouvait devenir des acteurs collectifs composés de multiples acteurs individuels. Au niveau de la politique européenne, notre rôle à nous tous est de créer en Europe un environnement favorable au social, de faire en sorte que dans nos pays tous ceux qui sont sans emploi, sans droits sociaux, ou avec des « sous-droits » sociaux, même sans papier, retrouvent des droits. Or nous sommes face à des acteurs économiques et politiques qui font tout pour que l’environnement soit favorable aux affaires. Il faut absolument arriver au degré zéro de pauvreté. L’ensemble des forces politiques et sociales doit s’y atteler avec acharnement.

  • Certains pays européens ont récemment inscrit dans la loi l’obligation de proposer aux chômeurs un emploi ou une formation. Le Danemark l’a fait avec le renouvellement de ses politiques du marché du travail. Les Pays Bas et le Luxembourg le font pour les jeunes. Qu’en pensez-vous ?

Cette question est laissée à l’appréciation des organisations nationales. N’oublions pas que dans la plupart des pays, la protection contre le chômage relève de l’assurance et non de l’assistance. Les gens y contribuent dans un esprit de solidarité. Ceux qui ont cotisé sans en avoir jamais eu besoin savent que cela sert à d’autres. Si mettre les chômeurs au travail en contrepartie d’une assurance, c’est satisfaire au droit au travail librement choisi, inscrit dans les constitutions, alors je suis d’accord. Mais si on veut obliger les gens à accepter n’importe quelle activité pour ne pas les payer à ne rien faire, alors cela pose de graves problèmes. L’immense majorité des chômeurs n’a qu’une envie : travailler. Beaucoup sont prêts à tout accepter pour travailler. Evidemment, il y a ceux qui exploitent cette attitude et précarisent l’ensemble. Le droit au travail librement choisi, qui permette une vie digne, doit être affirmé. Aux Etats-Unis et de plus en plus en Europe, il y a des salariés pauvres, c’est-à-dire des gens avec un emploi mais des revenus totalement insuffisants. Les conditions de l’embauche sont très difficiles. Des gens super diplômés s’insèrent dans un circuit de travail de façon précaire. C’est d’autant plus difficile pour les autres.

Je pense que l’économie sociale est indispensable car elle est beaucoup plus à même de couvrir certains besoins. Il faut la reconnaître, lui donner des possibilités de fonctionnement, l’inscrire complètement dans les politiques de l’emploi. Peut-être avec des régimes fiscaux allégés pour tenir compte des services à la population. Mais n’oublions pas que le travail forcé est interdit.

  • Quelle est votre position sur le problème fondamental de la création d’emplois en Europe ?

Nous agissons pour que dans le futur traité qui suit la Conférence intergouvernementale il y ait un critère d’emploi au même titre que les critères financiers et économiques. Les politiques de l’emploi sont certainement à considérer au niveau européen plus qu’au niveau national. Mais il faut une politique de croissance qui génère de l’emploi. C’est une des difficultés. Il faut un certain niveau de croissance pour que l’on observe véritablement une stagnation, voire une diminution, du chômage. En Amérique latine ou même dans certains pays d’Asie, des forts taux de croissance ne vont pas forcément avec un taux de progression de l’emploi correspondant.

La réduction du temps de travail est certainement un aspect complémentaire des politiques de l’emploi avec des aménagements à faire par secteur, par entreprise et par réalité territoriale qui doivent être l’objet de négociations.

Il y a aussi l’aspect formation professionnelle et continue et donc le problème des qualifications. Il faut repenser l’organisation du travail afin qu’il n’y ait pas une séparation si grande entre une minorité très qualifiée avec un travail attractif et intéressant et une majorité dans des « sous-emplois » avec de mauvaises conditions de travail, peu de participation... C’est tout un ensemble à reconsidérer.

  • Vous êtes très préoccupés par les publics très peu qualifiés, notamment les jeunes. Proposez-vous toujours de donner, à la sortie du système scolaire, deux ans de formation en alternance ?

Une priorité doit être donnée aux jeunes parmi lesquels la pauvreté progresse. Mais il faut aussi que tous puissent quand ils le souhaitent avoir un capital formation. Cette idée progresse mais difficilement. On nous oppose toujours des problèmes de moyens.

A propos de formation, je me bats pour que l’on recommence à lutter dans les syndicats contre l’illettrisme. J’ai fait beaucoup de formation ces temps derniers et je m’aperçois que les gens ne prennent plus de notes. On utilise beaucoup l’audiovisuel et les gens sont assis à écouter. Les gens, y compris parmi les responsables ont beaucoup de mal à écrire. Par le passé, dans les sessions de formation, j’ai longtemps animé deux ateliers : comment prendre des notes et comment faire un tract en employant un langage qui ne soit pas faussement populaire mais qui soit compris.

Il existe de très grandes différences de niveau de formation entre les syndiqués. Cette très grande différence pousse à ne pas prendre assez en compte ceux du dernier échelon. Dans le mouvement syndical, on a parfois perdu les éléments de base qui permettrait l’accès à l’autonomie de ces personnes. Comme militant syndical, j’ai toujours été sensibilisé à ce point, surtout dans l’industrie textile où beaucoup avaient de très basses qualifications. Je suis convaincu qu’avec un bagage scolaire restreint et en utilisant des moyens pas classiques, on peut acquérir les bases : comptes-rendus, notes... On peut avoir une très bonne maîtrise intellectuelle. Les associations et les syndicats ont un rôle capital à retrouver et à jouer dans ce domaine. Une des difficultés du mouvement syndical aujourd’hui est que de plus en plus de responsables sont allés à l’université et que ceux qui comme moi n’y sont pas allés sont une petite minorité. De n’y être pas allé donne une sensibilité à des réalités que d’autres doivent réapprendre.

Gérard Fonteneau

Syndicaliste, Gérard Fonteneau a exercé des fonctions en entreprise pendant plus de quinze ans. Dans les années soixante, il était président de la fédération du textile, habillement et cuir de la CFDT. Puis, il a travaillé à la Confédération mondiale du travail pendant onze ans. Il s’occupait surtout de formation syndicale au plan international. A partir de 1981, il a travaillé au Bureau international du travail à Bruxelles. Depuis deux ans, en activité réduite, il fait de la formation syndicale et est en charge d’un certain nombre de dossiers à la Confédération européenne des syndicats qui regroupe cinquante-huit confédérations nationales de syndicats de différents pays d’Europe. Gérard Fonteneau (Propos recueillis par Xavier Godinot)

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