Connaître, comprendre et agir

Gérard Bureau

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Gérard Bureau, « Connaître, comprendre et agir », Revue Quart Monde [Online], 216 | 2010/4, Online since 05 May 2011, connection on 13 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5066

L’auteur explore ici les liens entre connaissance d’un milieu, action contre la pauvreté et l’exclusion, et engagement de chacun des acteurs avec, en toile de fond, la priorité accordée à l’expérience et à la pensée des plus pauvres  L’évaluation de trente ans d’histoire du Mouvement en Alsace illustre son propos.

Un objectif prioritaire du Mouvement ATD Quart Monde élaboré dans son « contrat d’engagements communs » pour la période 2008-20121 est de « renforcer les efforts de connaissance à partir des plus pauvres pour relever et questionner les grands défis de nos sociétés et du monde. »

Par connaissance, nous entendons la réponse à deux questions : qu’est-ce que nous apprenons des conditions vécues en milieu d’extrême pauvreté et qu’est-ce que nous comprenons de ce que nous apprenons ? Cette connaissance devient action quand elle implique les personnes confrontées à l’extrême pauvreté pour l’élaborer, en donner les clefs de compréhension et la traduire en projets.

Cet article rend compte d’un point d’étape après deux années de travaux d’évaluation avec les équipes d’ATD Quart Monde de différents pays à travers le monde. Chaque évaluation a donné lieu à un séminaire qui a réuni les acteurs ayant participé aux travaux de connaissance. Il s’agissait de prendre la mesure de ce qui a été appris, de dégager des compréhensions et d’aller jusqu’à une programmation de l’action.

Évaluer en permanence la connaissance

Les travaux de connaissance poursuivent deux objectifs qui sont incontournables pour le Mouvement depuis sa fondation et qui sont les points de départ de tout questionnement d’évaluation : atteindre les plus pauvres dans un milieu donné et agir à partir d’une compréhension élaborée avec eux et le milieu dans lequel ils vivent.

Quels que soient les contextes, les milieux de pauvreté marginalisés au sein de nos sociétés sont des milieux où se mêlent différents degrés de pauvreté et d’extrême pauvreté. Les plus pauvres sont à la fois accueillis et isolés, voire même rejetés à l’intérieur de ce milieu de pauvreté. La priorité de connaître les plus vulnérables et d’agir à partir d’eux se heurte à l’urgence d’agir - particulièrement aujourd’hui - à partir de critères de réduction de la pauvreté. Le risque de renforcer les inégalités et d’être empêché même d’atteindre les plus pauvres est trop souvent vérifié quand ceux-ci n’ont pas été rencontrés au point de départ d’un projet. L’évaluation devra montrer en quoi la priorité d’atteindre les plus pauvres répond mieux à l’objectif d’atteindre tout le monde.

La vie et souvent la survie des plus pauvres, quel que soit le contexte, sont le bout du bout de la précarité, de l’isolement des autres citoyens, de l’inutilité sociale, de la culpabilité, des injustices dans tous les domaines, en particulier dans le non accès à l’éducation. Par contre cette condition invivable n’est pas statique et les personnes qui la subissent lancent un appel urgent, incessant, actif pour sortir de ces situations. Toute connaissance a pour premier objectif de chercher à rejoindre ces personnes et familles confrontées à la grande pauvreté et l’exclusion, de formuler avec elles leurs besoins et d’agir à partir d’elles. L’investissement d’ATD Quart Monde dans la rencontre et la connaissance est égal en investissement de moyens et de temps à l’investissement dans les projets. Ceci dans le but primordial et pas toujours suffisamment discuté dans les sphères de la lutte contre la pauvreté, de ne pas se tromper de projet. L’évaluation devra montrer en quoi une connaissance élaborée avec les plus pauvres et tout un milieu de pauvreté a un meilleur impact sur l’efficacité de l’action.

Investir la connaissance dans les projets

Deux points de départ sont possibles pour agir contre la pauvreté :

- Celui des projets proposés avec raison par ceux qui ont la responsabilité de l’accès de tous aux droits de l’homme. Leur responsabilité leur confère le droit de mener ces projets et d’en vérifier la pertinence et l’efficacité, dans la double direction d’atteindre tous ceux qui en ont besoin et en premier les plus nécessiteux. ATD Quart Monde procède aussi de cette façon quand il développe l’ensemble de ses « projets pilotes » comme le savoir dans la rue, les pré-écoles, les Universités populaires, la promotion familiale, les ateliers "travailler et apprendre ensemble" dont la population lui a très rarement fait la demande directement.

- Celui des projets issus d’une co-création directe avec les personnes concernées pour répondre à leurs aspirations. Ces actions sont prioritaires pour ATD Quart Monde et prennent le pas souvent sur les autres projets ou même les remettent en cause, d’où souvent leur manque de reconnaissance publique et de financement parce que ces projets sont déjà engagés au moment où nous cherchons à les faire reconnaître. Parce qu’on ne peut définir un projet avant d’avoir engagé une dynamique de connaissance, les institutions à même d’apporter leur concours aux actions sont peu enclines à soutenir cet investissement. Il ne rentre qu’exceptionnellement dans les cases des appels d’offre ou des mesures préexistantes surtout si le projet propose d’autres mesures plus adaptées à la situation locale.

Trente ans de présence et d’action en Alsace

L’histoire du Mouvement ATD Quart Monde en Alsace (France) retracée sur trente ans illustre nos deux objectifs permanents (atteindre les plus pauvres et agir à partir d’eux) et les deux points de départ possibles de l’action (partir des projets préétablis et créer de nouveaux projets avec les personnes concernées). Elle introduit une notion peu prise en compte dans les pratiques d’action : agir sur plusieurs générations. En effet, un milieu de pauvreté et le tissu social et culturel environnant ont un point commun qui ne les rapproche pas. Ils résistent aux propositions de changements quels qu’ils soient, surtout quand il s’agit de rétablir des relations et des projets communs après une longue histoire d’incompréhension.

Un mot sur la méthodologie employée :

Avec l’équipe locale, nous avons choisi trente-cinq personnes à interviewer parmi les personnes très défavorisées, parmi les volontaires permanents, les bénévoles engagés (alliés), les professionnels de l’action sociale, les responsables politiques.

Les personnes très défavorisées ont représenté le tiers des interviewés comme dans toutes les autres dynamiques engagées. Les personnes interviewées sont de toutes les générations ayant traversé les trente ans d’histoire y compris des personnes nouvellement rencontrées. En parallèle, une brève recherche historique sur la région et une recherche dans les archives conservées au centre international Joseph Wresinski ont été menées. Ces recherches et les interviews retranscrites intégralement ont ensuite été mises en dialogue pendant le séminaire Connaissance qui s’est déroulé sur quatre journées.

Le travail de connaissance a permis de dégager le fil de l’histoire du Mouvement ATD Quart Monde en Alsace qui peut se découper en cinq périodes bien identifiées. On observe que chaque période a relevé les défis du moment et identifié de nouveaux défis que la période suivante a relevés.

1964-1976 : des alliés bénévoles créent des groupes de solidarité pour révéler la situation des plus pauvres dans la région. Ils rencontrent des familles de toutes origines, que l’on définit à l’époque comme « des familles d’origine étrangère, des familles d’origine française manouches, yéniches et des familles d’origine française sédentaires ». En 1971 des volontaires permanents viennent renforcer les groupes de solidarité pour engager les premières actions dans des quartiers à partir du savoir dans la rue, des soirées Quart Monde (Universités populaires), des clubs de prévention et d'actions pour l’accès au logement. La création d’un observatoire de la pauvreté révèle l’isolement et l’extrême exclusion de la population manouche et encore plus des Yéniches. Le Mouvement porte plainte et gagnera en justice huit ans plus tard pour destruction de l’habitat d’une famille.

1976-1984 : ATD Quart Monde charge des volontaires permanents de rencontrer et connaître les populations manouches et yéniches dans toute la région par une action de « présence » dans leur vie quotidienne.

1984-1990 : une action culturelle met en valeur la population manouche et yéniche et crée les conditions d’un Mouvement plus large dans la société alsacienne. La rencontre de groupes familiaux errants et exclus à l’extrême au sein de la population yéniche pousse ATD Quart Monde à recentrer ses actions à partir de ces groupes familiaux.

1990-1997 : l’action culturelle et de soutien aux familles yéniches les plus pauvres se mue en un projet de promotion familiale dans lequel l’équipe met une grande énergie. Par ce projet, l’Alsace contribue en première ligne à la réflexion pour aller vers la loi d’orientation de lutte contre les exclusions qui sera adoptée en 1998 et motive l’engagement de Paul Bouchet2 et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme dont il est le président.

1997-2008 : le Mouvement s’élargit par la rencontre de nouvelles familles très pauvres, le développement des Universités populaires, les rassemblements de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 Octobre et le développement d’actions de formation. Une nouvelle action de « présence » est initiée en 2005 dans un quartier d’Erstein. Le Mouvement assigne et fait condamner l’État français devant le Comité européen des droits sociaux pour non respect de la charte sociale européenne, au vu du non relogement de groupes familiaux à Kaltenhouse.

L’histoire d’une compréhension qui se bâtit

Cette histoire retracée à grands traits n’était pas écrite d’avance. C’est la connaissance acquise à chaque période qui a engendré la suivante en poussant à prendre les responsabilités que la réalité de vie des plus pauvres exigeait. La démarche permanente de connaissance a donc permis de prendre les orientations que la logique de projet n’aurait pas permis : passer d’une action de quartier à une action sur toute une région pour rassembler les différentes populations autour de leurs combats communs, passer d’une action culturelle à une action de promotion familiale pour soutenir des familles dans leur accès vital aux droits fondamentaux, en particulier un logement digne et l’accès régulier à l’école.

Une conclusion commune est devenue le titre du rapport final du séminaire Connaissance, conclusion sortie de la bouche de plusieurs personnes : « Ce que nous avons appris, c'est de comprendre... » La connaissance devient une action quand les plus pauvres y participent et qu’elle est pour eux le point de départ d’une compréhension pour pouvoir agir.

1 Voir l’article de P. et C. Heyberger, B.Tardieu, p. 26.
2 Président d’ATD Quart Monde France, de 1998 à 2002.
1 Voir l’article de P. et C. Heyberger, B.Tardieu, p. 26.
2 Président d’ATD Quart Monde France, de 1998 à 2002.

Gérard Bureau

Gérard Bureau est actuellement responsable au sein d’ATD Quart Monde du pôle Connaissance Action Engagement, qui soutient la dynamique d’évaluation/programmation permanente des équipes de terrain.

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