Au début des années 1960, j’ai huit ou dix ans, nous vivons dans une grande exploitation agricole de six cents bovins et cent cinquante chevaux pour la boucherie, la ferme du Moulin1 en Bourgogne. C’est là que travaille mon père comme chef de ferme et c’est là que nous vivons, en autarcie, à sept kilomètres du village. Nous sommes six familles « permanentes » avec une dizaine d’enfants, huit ouvriers agricoles célibataires appelés « les commis » de plusieurs nationalités européennes qui vivent aussi sur place et quelques maquignons2 qui travaillent pour le patron mais n’habitent pas sur place. La plupart sont restés entre 20 et 30 ans. À ces six familles s’ajoutent deux ou trois familles « de passage » parce qu’il y a toujours besoin de main-d’œuvre. Elles ne restent jamais très longtemps, jamais plus que quelques années. Elles sont généralement renvoyées pour des raisons liées au travail du père de famille. Quand en 1968, il y a eu grève générale, j’ai entendu un maquignon raconter devant les commis que dans une ferme voisine un ouvrier avait rejoint les manifestations et qu’il avait été renvoyé.
Je n’avais pas à l’époque de notions sur la pauvreté. Ma mère appelait ces familles de passage « les malheureux » et il m’est arrivé d’avoir la tâche – que j’aurais aimé refuser – d’aller porter un reste de nourriture à l’une ou l’autre famille qui n’avait plus rien vers la fin du mois.
L’enfant aux longs cheveux blonds
Ce jour-là, un mercredi sans doute, journée sans école, un événement – le plus marquant de mon enfance – est arrivé à la ferme. Je sors de notre logement qui donne directement dans la cour de ferme, toujours pressé de voir ce qu’il se passe dehors. Il y a chaque jour quelque chose d’intéressant à découvrir ou quelque chose auquel, nous les enfants, nous pouvons participer en regardant ou en aidant (en particulier courir derrière les bovins ou les chevaux pour les amener jusqu’à un enclos où ils seront sélectionnés pour la vente), mais seulement si notre mère ne nous a pas d’abord envoyés faire une tâche utile à l’économie familiale : désherber et piocher dans le jardin, nourrir les poules, aller à l’herbe pour les lapins, fendre et rentrer du bois si c’est en hiver. Je me souviens qu’il était rare que je rentre à la maison parce qu’il n’y aurait rien eu à voir ou à faire. Quand je sors dans la cour ce matin-là, je cherche donc à savoir ce qu’il se passe ou s’il y aura quelque chose à faire. Le patron est dans sa voiture au milieu de la cour de ferme, moteur en marche, prêt à partir. Une femme vient l’interpeller. Je ne la connais que de vue, elle habite avec son mari une petite maison, qui est plutôt une baraque, à deux kilomètres de la ferme à l’entrée d’une grande prairie, en lisière d’une grande forêt. Elle sortait et nous suivait du regard quand nous allions chercher des bovins. Je me rappelle aussi avoir aperçu l’enfant. On pensait que c’était une fille car il avait de longs cheveux blonds bouclés. Ils vivent là, très loin de tout, sans moyen de transport, sans commerce ambulant qui vienne à demeure. Quand mon père va faire le tour des troupeaux dans les prairies, le dimanche généralement, et que nous l’accompagnons, il s’arrête devant la baraque, l’homme sort et mon père parle quelques minutes avec lui, souvent sans descendre de voiture. C’est toujours bref, tout juste pour demander s’il y a quelque chose à signaler. Ma mère ne connaît pas la femme et je ne me rappelle pas l’avoir entendue parler d’elle. On ne voit jamais l’homme participer aux tâches qui rassemblent tous parce qu’ils sont simplement logés là pour signaler, en contrepartie, s’il se passe quelque chose d’anormal dans cette prairie éloignée. Comme il y a chaque année plusieurs ouvriers ou familles qui restent peu de temps, on ne cherche pas à les connaître avant de savoir s’ils vont rester. Certains sont demeurés à peine quelques mois.
Ce jour-là, cette femme à la forte corpulence s’avance vers la voiture du patron et l’interpelle. Il baisse sa vitre pour l’écouter. Je n’ai pas entendu ce qu’ils se disent mais le ton monte rapidement et elle finit une phrase par : « Et moi je vous dis merde ! ». Le patron lui répond en rigolant : « Mange ! ». Il referme sa vitre et démarre. C’est enregistré dans ma mémoire comme sur une pellicule. Encore aujourd’hui, j’entends la voix excédée de la femme, la voix du patron, j’entends le bruit typique de la DS qui démarre et je revois certains des regards qui accompagnent la femme quand elle part : ceux du Nounou, appelé par ce surnom au son affectueux ou humiliant suivant les situations, ouvrier agricole originaire d’une famille du village, et de Monsieur Camille le maquignon dont je me rappelle particulièrement pour la remontrance mémorable de mon père parce que je l’avais salué par son prénom sans mettre un « monsieur » avant. On appelait les ouvriers agricoles par leur prénom ou leurs surnoms, les maquignons par leur prénom précédé d’un « monsieur » et le patron ou la patronne, par leur nom de famille précédé de « monsieur » ou « madame ».
Après l’altercation, la femme s’en va aussitôt en faisant des gestes d’énervement. Ceux qui sont là autour ne disent rien en la regardant partir et ne lui adressent pas la parole. Mon père n’est pas là. Je me rappelle que je suis choqué par l’attitude de moquerie du patron. Je le dis à ma mère qui le répétera à mon père mais sans commentaire ni de l’un, ni de l’autre, en tout cas pas devant moi. Un silence qui signifiait qu’il y avait quelque chose qui ne pouvait pas se dire devant nous les enfants. Cet homme, le patron, que nous estimons, parti de rien et qui a monté cette très grande exploitation, adulé pour sa réussite, pour son savoir agricole a une attitude qui ne va pas avec la représentation que moi, enfant, je me fais de lui. Je ne le verbalise pas à ce moment-là mais je me rappelle que je le ressens très consciemment. Bien sûr je l’ai vu reprendre des ouvriers, même les « engueuler » mais c’est dans la logique du travail. Je ne me rappelle pas avoir entendu des paroles contre lui, mais au contraire et souvent des paroles qui disaient l’admiration. Je penserai plus tard que les adultes ne disaient pas devant les enfants des paroles qu’ils pourraient répéter. Par contre, le patron lui-même et certains maquignons ne prenaient pas de précaution pour dire devant nous les enfants des grivoiseries salaces sur les femmes. Cette ambiance irrespectueuse et de pouvoir enlevait le charme qu’aurait pu avoir cette vie paysanne, un rêve brisé que le très beau film L’arbre aux sabots a mis en scène.
Des semaines plus tard, cette fois, c’est ma mère qui raconte à table. L’enfant aux longs cheveux blonds bouclés a fait sa première rentrée scolaire. Le minibus que conduit mon père ou le mécanicien et qui ramasse les enfants de ferme en ferme a fait aussi le détour par la petite route à travers bois pour aller le chercher. C’est à ce moment-là qu’on s’est aperçu que c’était un garçon et non une fille. L’institutrice a constaté que l’enfant ne savait pas parler et n’était pas propre. Il a été retiré les semaines suivantes à sa famille par l’Assistance, comme nous disions à ce moment-là. Les parents sont partis aussitôt, on ne sait où. Pourquoi retire-t-on un enfant à ses parents ? C’est qui l’Assistance ? Où est l’enfant maintenant ? Souvenir vague de questions sans être posées, sans compréhension alors que j’ai fait toute ma scolarité primaire avec des enfants de l’Assistance placés dans des familles au village. Certaines choses de la vie n’ont pas de mots mais s’inscrivent dans une liste d’attente pour espérer un jour des réponses.
J’en ai eu une vraie compréhension plus de dix ans plus tard, en octobre 1973, les tout premiers jours où je suis arrivé dans le Mouvement ATD Quart Monde. J’ai habité la petite cité de vingt familles Le Soleil Levant à Herblay en région parisienne avec Pierre et Dominique, deux autres volontaires comme moi. En voyant les membres d’une des familles qui habitaient là, sans avoir à parler avec eux, rien qu’à les apercevoir, le père, la mère, les enfants, j’ai reconnu des familles de la ferme de mon enfance. Les semaines suivantes, à connaître la réalité de vie de ces familles, j’ai enfin compris ce qui s’était passé au cours de cet événement de l’altercation et du retrait de l’enfant à sa famille : le traitement indigne et l’exclusion de familles de notre monde, sans même les connaître.
Le Nounou
Le Nounou était l’ouvrier agricole préféré des enfants à la ferme du Moulin. Originaire d’une famille du village voisin, on disait de lui qu’il était le canard boiteux de sa famille. Se faire embaucher comme ouvrier agricole, rejoindre le groupe des commis à demeure dans une ferme, sans revenir chaque soir au village, c’était le signe qu’il n’avait pas réussi dans la vie. Pourtant, mes plus lointains souvenirs me le rappellent comme un ouvrier qualifié car il savait faire de la maçonnerie et a monté entre autres les murs de moellons de la nouvelle étable avant qu’une entreprise spécialisée assemble les ferrures du bâtiment. Nous admirions son travail. Il nous achetait régulièrement des bonbons mais ce n’était pas seulement pour cela que nous l’aimions beaucoup. On pouvait rester à côté de lui et le regarder travailler. On aimait s’essayer à soigner les bêtes dans son étable. Il ne nous réprimandait pas quand nous allions jouer dans les fenils de foin, strictement interdits aux enfants par peur qu’un jour nous y mettions le feu. Il avait une expression passe-partout quand on lui racontait quelque chose et qu’il n’avait pas d’autre commentaire ou quand il ne savait pas comment se sortir d’une situation où les autres se moquaient de lui. Il disait « Sapristi ! » à tout bout de champ en joignant le geste à la parole. Il levait les bras tout en déclamant l’expression à plusieurs reprises.
Un jour que je sortais de la maison, j’entends juste à ce moment-là, à une dizaine de mètres, mon père en train de crier très fort : « Lâche-le, lâche-le, si tu le lâches pas, je te casse la tête… », son bâton brandi en l’air et en train de menacer au sol le Freddy, le chauffeur de tracteur. Sous lui, Freddy tient au sol le Nounou et est en train de l’étrangler tout en l’insultant. Mon père bouscule le Freddy qui lâche prise et d’autres personnes arrivent pour le retenir. Ma mère sort à ce moment-là, comprend la situation en un éclair et, avant de demander ce qu’il se passe, elle me fait rentrer sans que je puisse savoir comment se termine cette affaire. Mon père n’en reparlera que pour dire pendant le repas que sur le champ, le patron avait foutu le Freddy à la porte. On aimait beaucoup regarder le Freddy manier son tracteur de marque Bolinder, très puissant pour l’époque. Il ne faisait que ça, sur le tracteur toute la journée pour déplacer le fumier puis des journées entières à le répandre dans les prairies, transporter la paille, le foin, aller réparer les clôtures et tout ce qui pouvait se faire avec le tracteur. Dans cette ferme d’élevage, il n’y avait pas de culture, le grain était acheté et donc pas de labours et semailles. Mais le tracteur avait quand même à faire tout le temps. Plus tard ils ont cultivé du maïs mais le Freddy n’était plus là. Je me rappelle que ça nous semblait inconcevable, la ferme sans le Freddy mais il n’a pas été repris. Par contre, je me rappelle bien que j’avais mis des mots à ce moment-là : « On se moque tout le temps du Nounou mais cette fois le patron n’a pas accepté qu’on lui casse la figure et pour ça, il s’est quand même séparé du Freddy. »
Les commis logeaient tout en haut d’un grand bâtiment qui avait été construit pour le personnel mais mal entretenu, sans chauffage l’hiver. Les douches au rez-de-chaussée n’étaient plus en service, seul le lavoir était fonctionnel. C’est là que ma mère venait chaque semaine faire la corvée de linge. Les femmes ne s’y retrouvaient jamais ensemble, signe que nous n’étions pas une communauté. Chaque famille semblait vouloir préserver quelque chose et ne voulait pas se montrer aux autres. Il n’y a jamais eu à la ferme du Moulin d’événement festif ou autre qui rassemble tout le monde. Le repas du Nouvel An ne rassemblait même pas tout le monde et les enfants n’y étaient pas conviés, raison pour laquelle mes parents ne s’y rendaient pas et nous allions chez nos grands-parents ce jour‑là.
Le premier étage du bâtiment était fait de deux logements en mauvais état. C’est là que logeaient les familles de passage. Un couple d’Espagnols qui était resté une dizaine d’années avait obtenu du patron une amélioration du logement. Les commis célibataires logeaient dans des toutes petites chambres au deuxième étage. J’ai eu l’occasion d’y monter une seule fois, un jour que le Nounou était malade et que ma mère m’avait envoyé demander des nouvelles. Dans le long couloir qui distribuait les chambres, j’ai appelé et j’ai entendu le Nounou me répondre : « Ici, ici, ici ! ». Je crois me rappeler qu’il y avait au moins une dizaine de chambres en enfilade. J’ai entendu la voix du Nounou derrière une porte et j’ai frappé. Il m’a dit d’entrer. Je garde le souvenir d’une chambre sombre, aux murs et plafond noircis, un lit en fer le long d’un mur, des couvertures usées, des affaires par terre, l’exiguïté. Je lui ai demandé comment ça allait, et lui ait dit que ma mère demandait s’il avait besoin de quelque chose. Il m’a répondu que ça allait et qu’il allait revenir au travail. Je me rappelle que je n’ai pas eu la spontanéité de la rencontre habituelle avec lui, je suis ressorti aussitôt, surpris de découvrir ce qui ne se disait pas mais sans mettre de mots une nouvelle fois, sans compréhension du pourquoi de telles conditions. Ce que je nommerai plus tard la misère, l’inhumain, violation des droits de l’homme.
Les années ont passé, collège, lycée, études, engagement à ATD Quart Monde. Quand je revenais à la ferme, je constatais la dégradation de la santé du Nounou. Un jour j’ai demandé où il était et on m’a répondu en me montrant au loin une prairie : « Il coupe les orties dans le pré du Maxime3. » Je suis allé le voir, il était tout seul, à parcourir cette prairie dans tous les sens, une faux à la main pour couper les orties éparses. Signe qu’on n’attendait rien de mieux de lui et plus rien avec les autres. Il n’avait plus d’étable attitrée. Mais il restait à la ferme, honneur de ce patron mystérieux dont je n’aurai jamais percé le secret d’inhumanité au milieu de quelques élans de générosité qui auraient pu tellement faire mieux.
Tout au long de mon engagement comme volontaire j’ai retrouvé l’enfant aux longs cheveux blonds à travers d’autres enfants. Aujourd’hui le Nounou habite ma mémoire autant que toute notre vie familiale à la ferme. Il est la figure emblématique des derniers ouvriers agricoles, ces commis de siècles de labeur accompli pour servir.