De la vie, de la mort

François Jomini

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François Jomini, « De la vie, de la mort », Revue Quart Monde [En ligne], 220 | 2011/4, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5264

Comment être et agir face à une personne qui considère sa vie comme insupportable ? Partant du débat mené en Suisse sur la règlementation de l’assistance au suicide, l’auteur nous propose une réflexion éthique sur la communauté, la vulnérabilité et la dignité humaine.

La Suisse autorise l’assistance au suicide au sens de l’article 115 de son code pénal :

« Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou de l’emprisonnement. »

Dans les cas où l’incitation et l’assistance au suicide n’est pas motivée par un « mobile égoïste » elle n’est donc pas punissable.

L’assistance au suicide existe sous forme organisée en Suisse depuis les années 80. Agissant au nom des principes de l’autodétermination de l’individu, du « droit de mourir dans la dignité » et de la bienfaisance, ces organisations sont issues d’un mouvement mondial favorable à la promotion de l’euthanasie (belle mort ou mort douce). Si l’euthanasie est déjà préconisée par les stoïciens dès l’Antiquité1, la résurgence de ce mouvement en Europe remonte aux années 30. La pratique de ces organisations comprend la promotion, l’incitation au recours à l’euthanasie et l’assistance médicalisée au suicide.

Ces organisations exercent une pression sur le législateur en vue d’assouplir les lois en vigueur qui restreignent leur champ d’intervention.

La probabilité d’un vide juridique (ou « zone grise ») consécutif au développement des activités d’assistance au suicide organisée, en regard de l’article 115 CP, a motivé en 2003 de la part du Conseil fédéral2 un rapport de la Commission nationale d’éthique3 (CNE/NEK) publié en 2005. La CNE constate des abus factuels dans l’accompagnement aux mourants, la difficulté d’établir la capacité de discernement des sujets fragilisés psychiquement ou socialement en ce qui concerne l’exercice de leur autodétermination, l’augmentation croissante de la statistique des candidats à l’assistance au suicide, et le développement d’un « tourisme de la mort » en provenance de pays dont la législation interdit la pratique.

Le but du rapport est de définir, au plan éthique, juridique et politique, les conditions de la protection dont ont besoin les personnes recourant aux services de l’assistance organisée au suicide, à fortiori les personnes les plus vulnérables.

La CNE définit comme suit l’assistance organisée au suicide : « une activité qui consiste à aider une personne préalablement inconnue à se suicider ou à mettre cette aide à la disposition d’inconnus4 ».

Les recommandations

La CNE considère que la formulation de l’article 115 CP protège suffisamment l’individu et la société de toute dérive ambiguë de la part des organisations, à savoir : intérêt lucratif, prosélytisme idéologique, systémisation de l’acte. Elle propose cependant la surveillance des organisations en cause de la part des pouvoirs publics (demande rejetée par le législateur). Elle adresse un ensemble de recommandations au législateur et aux acteurs concernés dans la pratique. Fondées dans le respect de la diversité des exigences morales qui polarisent le débat, elles visent à :

Réglementer la pratique des organisations d’assistance au suicide.

Énoncer des critères en vue de la protection de la personne candidate au suicide.

Protéger le personnel médical, l’institution de santé publique, et garantir la finalité de l’acte médical.

Prévenir les dérives liées aux changements sociétaux (fragilisation sociale).

Observation : ce qui détermine la situation critique, d’un point de vue éthique, est le risque encouru par les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables (ici les personnes malades, psychiquement et socialement fragilisées, les mineurs, etc.)

Le nœud du débat

Ce débat met en évidence une ambivalence éthique irréductible à un point de vue moral théorique. Il s’agit d’un dilemme. Deux exigences morales sont aux prises : « Elles ne peuvent être résolues en considérant seulement la liberté individuelle du suicidant5. En effet le respect de l’autodétermination des personnes tentées par le suicide entre parfois, voire souvent, en compétition avec un devoir d’assistance à ces personnes… »6 D’un côté l’autonomie personnelle comme mesure d’une « vie accomplie », de l’autre une autonomie qui ne peut pas s’isoler des relations à autrui, des conditions sociales, et biologiques. « Ce choc de deux libertés personnelles est singulier. On ne peut ni régler formellement, ni organiser administrativement cette pratique. »

Compte tenu du fait que la demande d’un suicide assisté est issue « de circonstances singulières et d’un contexte social », il faut se poser les questions suivantes : a-t-on épuisé toutes les possibilités dans une perspective de vie (par exemple les soins palliatifs) ? De quelles pressions sociales la personne fait-elle l’objet ?

« Éthique sociale » et « éthique individuelle » peuvent entrer en collision. Ce conflit est lisible dans le droit : si l’article 115 CP préserve, selon la conception libérale, l’espace de « de l’individu », l’article 10 de la Constitution fédérale convoque expressément la collectivité à « protéger chaque individu dans son intégrité physique et psychique ». J’ajoute que la même Constitution s’appuie en préambule sur l’affirmation que la mesure du bien-être de la société est le plus faible de ses membres.

L’éthique interroge l’acte7

Traditionnellement « recherche de l’acte bon », dans une perspective utilitariste, l’éthique sera plutôt : recherche de l’acte le plus efficace en vue de l’intérêt recherché. L’acte découle du choix, de la liberté, laquelle ne s’entend pas sans la responsabilité. L’acte est suspendu à cette frontière mouvante où doit s’établir, parfois dans l’urgence, une pesée entre intention, conséquence et circonstance. Cette pesée est entre les mains de celle ou celui qui agit. Afin que cette pesée soit déterminée, il faut qu’elle s’appuie sur un fondement : principes moraux, empathie à l’égard d’autrui, connaissance. Ce fondement engage la responsabilité de tous.

Soins palliatifs, le point de vue d’un praticien8

Dans le domaine des soins, deux conceptions antagonistes de l’acte se heurtent : l’efficacité à l’égard des intérêts ou l’empathie à l’égard de la personne considérée dans son histoire de vie.

Selon que l’on se fixe sur le mourir (euthanasie), ou sur le vivre (soins palliatifs), l’intentionnalité de l’acte diffère. Du point de vue des soins palliatifs le patient est encore une personne vivante, quelle que soit sa souffrance. Le rôle du soignant est de l’accompagner jusqu’au bout, et dans les moments difficiles, de faire en sorte que sa fin de vie ne soit pas déconnectée de son contexte et de son l’histoire de vie. La médecine dispose d’une « bonne pratique » et des moyens pour soulager la douleur, à cela s’ajoute la présence humaine de la part de tout le personnel d’une unité de soins. Dans l’assistance au suicide, l’accompagnement existe, mais il est réduit au strict minimum. Selon le rapport de la CNE, le facteur temps a une influence considérable dans la détermination du choix de mourir, la décision peut ne pas être irrévocable.

Le soignant, lui, se demande pourquoi quelqu’un en arrive à dire : « Ma vie est insupportable », ou : « Je veux mourir ». Compte-tenu de la souffrance, ne s’agit-il pas d’une autre demande ? Par exemple : « Soulagez-moi ». Il est dans ce cas possible de proposer les moyens dont la médecine dispose en vue de soulagement. Répondre à la demande de suicide, c’est une façon de dire : « En effet, ta vie n’en vaut plus la peine ». C’est souvent répondre au désespoir par le désespoir.

Le mal-être physique ne peut être isolé du reste de l’existence. La maladie, la fin de vie s’inscrivent dans une histoire de vie personnelle et un environnement qui peuvent être faits de souffrance sociale, de solitude, de misère. Au sentiment de perte de sa dignité, au désarroi spirituel, à l’incapacité de meubler le futur, c’est l’écoute, la connaissance, la compassion qui sont la véritable réponse.

Controverse9

Une organisation d’assistance au suicide veut obtenir le droit d’intervenir à l’intérieur des établissements médico-sociaux pour personnes âgées. Les patients n’ayant plus de domicile seront ainsi en mesure de recourir à ses services, au sein même de l’institution publique.

A l’occasion d’un débat à ce sujet, le directeur de cette organisation (qui est médecin) précise que l’intervention est libre et discrète, elle n’engage que la personne concernée et sa famille proche, le cas échéant. Les autres pensionnaires, « n’étant fréquemment plus en capacité de discerner les événements », ne seront aucunement affectés par le suicide d’un proche dans leur entourage immédiat, ils ne s’en rendront même pas compte.

La directrice d’un établissement médico-social, médecin elle aussi, répond que le suicide assisté d’un pensionnaire au sein du home ne saurait en aucun cas passer inaperçu chez les autres pensionnaires, même des personnes âgées ayant perdu tout ou partie de leurs facultés mentales, car une pathologie ne supprime pas les émotions, ni les facultés affectives. Dans un lieu dont la vocation est d’assurer le bien-être des personnes en fin de vie, une telle intrusion serait non seulement une violation grave de la dignité humaine, mais elle serait en contradiction totale avec l’effort quotidien du personnel en vue de réduire les souffrances et améliorer la qualité de la vie des patients. Cet effort commun étant entendu comme l’effort conjoint des praticiens, des patients, de leur famille, et de la collectivité. Ce serait aussi une entrave à la liberté de conscience des membres du personnel soignant, et un frein à leurs initiatives. Un signal contradictoire et néfaste donné à l’ensemble des personnes bénéficiaires de cette institution, comme à toute la communauté.

Communauté, vulnérabilité, dignité humaine

« Le commun est ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, qui est en partage et à quoi on participe. C’est pourquoi c’est un concept originellement ‘politique’ d’Aristote : ‘Nous voyons que toute cité est une sorte de communauté’. Communauté qui, dans son principe, est extensive, et ce dans ces deux dimensions : à proportion à la fois de ce qui s’y partage et de ceux qui y participent. »10

J’observe dans ce débat d’un côté l’assimilation fréquente de la dignité humaine à la liberté de l’individu. La dignité devient dans ce cas un attribut, la liberté un bien. Il y a constamment besoin de les défendre, ou de les imposer. D’un autre côté, il m’apparaît que prendre soin de l’homme et de cette communauté qui nous relie, dans une situation-limite, loin d’aliéner la liberté, amplifie son champ d’action à la mesure de la responsabilité plurielle qu’elle engage. Il en va de même pour la dignité humaine, je suis frappé à quel point, en soins palliatifs elle s’envisage dans une réciprocité. Cette dignité n’a plus besoin d’être revendiquée en tant que telle, elle se vit, ou du moins elle est en recherche permanente de s’accomplir. Dans cette recherche mutuelle, il y a une communion, qui est aussi une connaissance, où la prépondérance est donnée à celui qui est en souffrance. Refuser de laisser entrer le « désespoir comme réponse au désespoir » à l’intérieur d’un lieu auquel sont confiées des personnes, des vies parvenues au seuil du silence11, c’est proclamer la dignité d’une communauté qui n’a pas encore renoncé à son devoir d’humanité.

Cela me renvoie bien sûr à l’engagement des membres du Mouvement ATD Quart Monde.

N’est-ce pas du plus vulnérable dont il s’agit, en éthique, quand l’humanité elle-même est menacée dans son intégrité ? Alors c’est du plus vulnérable qu’il nous faut apprendre. « Aimer pour connaître et connaître pour aimer sont les fondements de toute approche fraternelle. »12 A cette frontière où la vie de l’homme pèse si peu aux yeux des autres, la vie prend soudain un poids réel : elle devient fardeau, elle devient Espérance : « Être présent à son frère, c’est connaître le contenu de son désespoir. Que contiennent ces mots, s’ils ne sont pas que des mots : ‘On serait aussi bien morts’ ; ‘Ce n’est pas une vie’ ; ‘On devient enragé à force de souffrir’ ? »13

A cette frontière se révèlent la personne humaine envisagée, et non dévisagée, et ce qui fonde notre dignité commune : oser se reconnaître dans les yeux d’un autre.

« Dans les situations-limites, on rencontre le néant, ou bien on le pressent, malgré la réalité évanescente du monde et au-dessus d’elle, ce qui est véritablement. Le désespoir lui-même, du fait qu’il peut se produire dans le monde, nous désigne ce qui se trouve au-delà. Autrement dit : l’homme veut être sauvé. »14

1 Sénèque : « La nature n’a créé qu’une porte d’entrée dans la vie, mais plusieurs portes de sortie, et c’est là l’avantage de l’être rationnel sur l’

2 Gouvernement de la Confédération helvétique.

3 NEK/CNE,  L’assistance au suicide, Prise de position n°9/2005.

4 Ibid.

5 Ce terme dénote-t-il déjà d’une normalisation ?

6 Les considérations rassemblées dans ce paragraphe sont tirées du rapport NEK/CNE, L’assistance au suicide, Prise de position n°9/2005.

7 J’emprunte au professeur François-Xavier Putallaz, pôle d’éthique de l’université de Fribourg, cette définition de l’éthique, ici trop succinctement

8 Je me réfère ici à une conférence du Dr Thierry Collaud adressée le 7 octobre 2008 à l’université de Fribourg (Suisse). Auteur de Que devient la

9 Je me réfère ici à un quotidien d’information radiophonique diffusé par RSR 1, l’émission Forum dans le courant de l’année 2009.

10 François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Éd. Fayard, Paris, 2008.

11 D’après Élisabeth Kübler Ross, promotrice des soins palliatifs, toute la vie de l’homme est tournée vers la conscience ; l’ultime fin de vie est

12 Joseph Wresinski, Refuser la misère - une pensée politique née de l’action, Éd. Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2007.

13 Joseph Wresinski, Revue Igloos, 10 août 1961, et Écrits et paroles aux volontaires, Éd. St Paul, Éd. Quart Monde, Paris, 1992.

14 Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Éd. Plon, Paris, 1965.

1 Sénèque : « La nature n’a créé qu’une porte d’entrée dans la vie, mais plusieurs portes de sortie, et c’est là l’avantage de l’être rationnel sur l’animal. La philosophie enseigne de préférer la mort librement choisie à la mort naturelle qu’on aime à appeler la belle mort. »

2 Gouvernement de la Confédération helvétique.

3 NEK/CNE,  L’assistance au suicide, Prise de position n°9/2005.

4 Ibid.

5 Ce terme dénote-t-il déjà d’une normalisation ?

6 Les considérations rassemblées dans ce paragraphe sont tirées du rapport NEK/CNE, L’assistance au suicide, Prise de position n°9/2005.

7 J’emprunte au professeur François-Xavier Putallaz, pôle d’éthique de l’université de Fribourg, cette définition de l’éthique, ici trop succinctement résumée par mes soins. Voir : L’humain et la personne, ouvrage collectif, sous la direction de François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher, Éd. du Cerf, Paris, 2008.

8 Je me réfère ici à une conférence du Dr Thierry Collaud adressée le 7 octobre 2008 à l’université de Fribourg (Suisse). Auteur de Que devient la personne dans la démence ?,  dans L’humain et la personne, ouvrage collectif, sous la direction de François-Xavier Putallaz et Bernard Schumacher, Éd. du Cerf, Paris, 2008.

9 Je me réfère ici à un quotidien d’information radiophonique diffusé par RSR 1, l’émission Forum dans le courant de l’année 2009.

10 François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Éd. Fayard, Paris, 2008.

11 D’après Élisabeth Kübler Ross, promotrice des soins palliatifs, toute la vie de l’homme est tournée vers la conscience ; l’ultime fin de vie est une période unique et intense d’accomplissement personnel de ce point de vue.

12 Joseph Wresinski, Refuser la misère - une pensée politique née de l’action, Éd. Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2007.

13 Joseph Wresinski, Revue Igloos, 10 août 1961, et Écrits et paroles aux volontaires, Éd. St Paul, Éd. Quart Monde, Paris, 1992.

14 Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Éd. Plon, Paris, 1965.

François Jomini

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde, François Jomini, 52 ans, d’origine suisse, marié, deux enfants, vit à Fribourg.

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