Quand une communauté se rassemble autour des enfants

Ursula Jomini et François Jomini

Citer cet article

Référence électronique

Ursula Jomini et François Jomini, « Quand une communauté se rassemble autour des enfants », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 05 janvier 1999, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2790

Ursula, François et leur fille Danaé, âgée de quatre ans, ont rejoint au Honduras, un couple d'autres volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde, Guatémaltèques, Rosa et Dimas Pérez, leurs deux fils, Alex et Dimas. C'était en octobre 1992. Lors de leur intégration dans ce quartier pauvre de Nueva Suyapa, périphérie de Tegucigalpa, Danaé, grâce à ses nouveaux amis, a souvent précédé ses parents, tout comme les enfants de ce quartier précédent les adultes.

Index géographique

Honduras

Alex est venu accueillir Danaé à l'aéroport. Il s'est assis à côté d'elle dans la voiture qui cahotait sur le mauvais chemin serpentant jusqu'en haut de la colline où s'étend le quartier de Nueva Suyapa. Alex et Danaé riaient à chaque embardée. Au repas, les trois enfants se regardaient, se souriaient, puis sont allés jouer au ballon ensemble. Alex et Dimitas ont introduit Danaé auprès de leurs amis. Elle apprit à connaître l'environnement, la nature, les manguiers, les citronniers, les aloès... Elle observait les enfants jouer dans la rue avec des cailloux, des branches, des feuilles, tout en écoutant leurs voix prononcer des mots encore incompréhensibles pour elle.

Nous avions été présentés, dès notre arrivée, comme des compagnons de Rosa et Dimas. Après deux ans de présence, ils étaient devenus une référence pour de nombreux habitants du quartier, comme amis des familles et des enfants très pauvres. Une famille hondurienne, membre de la paroisse et proche de Rosa et Dimas, s'était donnée mission de nous accueillir et de faciliter notre installation, notamment en nous trouvant une maisonnette à louer dans la même rue qu'elle. Dès le premier jour, leur fille de neuf ans, Dania, invita Danaé à jouer avec elle. Leurs jeux sont devenus quotidiens. Installées sur les marches de notre porte, elles regardaient l'animation de la rue. Dania nommait les choses, les gens, Danaé répétait. Elle apprenait ainsi à reconnaître les visages, à retenir les noms, à identifier les occupations des uns et des autres : chercher l'eau, aller moudre le maïs au moulin pour en faire des tortillas sur le « comal » d'un four traditionnel en argile.

Les enfants créent des liens entre habitants du quartier

Souvent Danaé était invitée à entrer dans les maisons de ses amies. Avec elle, nous avons appris des usages de la vie quotidienne. Ainsi, au début, Danaé jouait le rôle d'ambassadrice, d'interprète quand nous-mêmes ne comprenions pas bien nos interlocuteurs. Elle nous indiquait dans quelle petite « pulperia » s'achetait tel produit ou le point d'eau ouvert le plus proche quand l'eau devenait rare. Adultes, nous nous sentions démunis de savoir-faire et de savoir-vivre dans ces conditions rudimentaires. Les voisins nous observaient, et petit à petit, par des gestes simples, ils ont contribué à nous mettre à l'aise, nous transmettant leur savoir. A l'image de cette voisine qui nous apporta le matin un remède contre la toux ? et sa recette ? parce qu'elle avait entendu Danaé tousser pendant la nuit, et parce qu'il n'y a pas de pharmacie dans le quartier.

Nos promenades familiales du dimanche dans le secteur où nous faisions des bibliothèques de rue contribuaient à nous identifier comme une famille, comme des voisins de quartier.

Nous avons ainsi découvert de quelle manière chaque famille confie une responsabilité à ses enfants, dans les tâches quotidiennes, tout en leur transmettant des apprentissages vitaux. Dès trois ou quatre ans, les enfants peuvent se sentir utiles. Quand les mamans achètent ce qu'il faut pour le repas du jour, ils l'aident toujours à porter quelque chose, ne serait-ce qu'un sachet de riz. Quand les femmes vont puiser l'eau jusqu'au ruisseau, le moindre petit récipient est précieux et chaque enfant porte sa part sur la tête ou l'épaule.

Keidy, une petite voisine âgée de quatre ans, lavait la vaisselle du matin dans une cuvette dehors, tandis que sa mère préparait les tortillas qu'elle irait vendre en ville. Quand les parents ne trouvent pas d'autres solutions, les aînés s'occupent de leurs petits frères et sœurs. Très vite les enfants se savent responsables et ressentent la confiance que leur accordent les adultes, au prix de beaucoup de risques parfois. Danaé accompagnait ses amies dans leurs tâches comme dans leurs jeux ; à la maison, elle cherchait à se rendre utile. Aujourd'hui, depuis son retour en Europe, elle nous rappelle qu'au Honduras, les travaux ordinaires se font dans la convivialité : la lessive est l'occasion quotidienne de se parler d'une cour à l'autre, et les enfants baignent au cœur de cette communication rythmée par le travail.

Nous avions inscrit Danaé au jardin d'enfants de notre secteur, le « Kinder » C'est un projet d'une organisation non-gouvernementale étrangère dont les enseignants honduriens sont pour la plupart issus du quartier. Aux deux classes du jardin d'enfants se sont ajoutées successivement les première et deuxième classes du primaire. Un volet médical complète le projet éducatif : nutrition, hygiène, accompagnement des enfants dès la naissance. Nous participions à la vie du jardin d'enfants et aux réunions mensuelles de parents d'élèves. Cela nous rapprochait, dans une relation de parents à parents, de plusieurs familles pauvres que nous rencontrions aussi par notre action de bibliothèque de rue. Certains de leurs enfants étaient dans la classe de Danaé et venaient parfois jouer chez nous quand leur maman devait se rendre à l'hôpital avec le petit dernier qui nécessitait des soins.

Autour des plus vulnérables : les tout-petits

Au « Kinder », nous avons rencontré les promotrices de la santé, dona Francisca, dona Estela, dona Vicenta et dona Florinda. Quatre mères de familles du quartier, que nous croisons dans les rues les plus escarpées, en train de visiter tel ou tel foyer misérable ou que nous voyons au jardin d'enfants. Les élèves partis, elles y accueillent un groupe de bambins accompagnés de leurs mères pour leur servir un repas et pratiquer avec eux des exercices d'éveil. Elles connaissent tous les enfants, elles s'entretiennent avec les mamans venues les chercher à la sortie des classes. Par leurs visites quotidiennes, elles garantissent le lien entre le jardin d'enfants et les familles les plus pauvres du quartier et celles-ci voient se concrétiser l'espoir que leurs enfants puissent un jour entrer à l'école.

Avec la bibliothèque de rue, nous cherchons à rejoindre ces familles dont la vie est si dure qu'elle compromet souvent la scolarisation des enfants, à apprendre d'elles leurs projets pour l'éducation de leurs enfants, à les soutenir, tout en apprenant d'abord de celles et ceux qui sont déjà engagés à leurs côtés. Nous étions loin d'avoir la capacité de comprendre ce que vivent et pensent des familles dans la misère, et dans une culture différente de la nôtre. Les promotrices de santé nous ont guidés dans cet apprentissage, elles qui, à l'image de dona Francisca, sont des citoyennes honduriennes et vivent dans la même pauvreté que la majorité des habitants du quartier.

Dona Francisca explique : « Le programme a commencé ainsi. Nous frappions aux portes, demandant s'il y avait des enfants, pour inviter à les peser (...) Avec ces enfants, nous avons travaillé durement, car les mamans avaient peur, certaines nous fermaient la porte au nez. Plus tard, pour que les enfants puissent aller à l'école, nous allions les chercher à la maison, parce que des parents craignent qu'on vole leurs enfants ».

Ces promotrices de la santé ont été engagées dans ce programme dès le début, en 1980. Tout en se formant avec des infirmières, elles sont allées à la rencontre des mères et de leurs petits enfants pour dépister et prévenir les ravages de la malnutrition, pour soigner les petits et, quand leur état était grave, leur permettre d'accéder aux soins indispensables. Elles ont rassemblé les mamans pour leur enseigner les bases de l'hygiène alimentaire, partager des savoir-faire utiles tels que la fabrication d'un four ou d'un brûle-ordures, leur donner confiance. Elles ont accompagné les familles qui avaient le plus de difficultés depuis la naissance des enfants jusqu'à leur sortie du jardin d'enfants. Presque toujours, elles ont conservé des liens avec ces familles quand elles n'étaient plus dans le programme, attentives à la scolarité des enfants, se mobilisant ? et mobilisant des membres de la communauté – pour les aider chaque fois que des familles en avaient besoin.

C'est d'abord dans leur propre expérience de vie qu'il faut trouver les racines de leur engagement et de leur volonté de rejoindre les plus pauvres, à partir de ceux qui sont les plus vulnérables : les enfants qui viennent au monde. Comme en témoigne dona Estela : « Nous avons toujours dit que le travail que nous accomplissons ici, au « Kinder », nous l'avons peut-être accompli avec plus d'amour car nous venons de là, de cette ignorance, de cette pauvreté. Nous venons de petites communautés à la campagne où nous avons vécu pieds nus tout le temps (...) Nous voyons ces familles désemparées, nos enfants sont passés par-là (...) A cause de cela, nous luttons pour que des enfants qui ne sont pas les nôtres n'aient plus à grandir dans l'ignorance. De cette population marginalisée, de leurs enfants, peuvent sortir de grands personnages ? des docteurs, des universitaires, des psychologues... L'intelligence, ils l'ont. Souvent, les mamans ne réagissent pas parce que personne ne les y encourage. Elles n'ont pas les ressources pour le faire. Ça serait lâche ou égoïste de notre part de ne pas les aider. Voilà pourquoi nous luttons. »

En évoquant les enfants qu'elles ont vus grandir pendant plus de quinze ans, auxquels parfois elles ont sauvé la vie, elles parlent avec tristesse de ceux qui, malgré leurs efforts, ceux des parents, de la communauté, se sont fait rattraper par la misère, sont tombés dans la drogue, la délinquance ou même, se sont fait tuer.

Les bébés, mesure du développement…

Certains sont devenus aides-chauffeurs ou cireurs de souliers. D'autres vont finir le collège. « Beaucoup ont pu s'en sortir, continue dona Estela. Comme Reinita dont le papa est mort. Il vendait de l'alcool frelaté. La maman vendait quelques fruits. Un jour que je visitais des familles, mon attention fut attirée par un petit cahier qui traînait sur le lit. Il contenait des dessins si jolis, une écriture si soigneuse, que j'ai dit à Reinita : « Regarde comme tu écris bien ! » Reinita m'a dit : « Mais je n'ai pas fini la troisième » Cela m'a rendue triste. « Tu aimerais la finir ? » ? « Oui, mais mon père n'a pas d'argent » ? « Et si nous parvenons à t'aider, tu aimerais continuer d'apprendre ? » Reinita rêvait même d'aller à l'université ! Le désir d'apprendre de cette fillette m'interpellait. Un jour, j'ai abordé la directrice de l'école avec le cahier de Reinita. A cause de son âge, Reinita n'était plus dans le programme, elle devait aller à l'école publique. La directrice lui a obtenu une place à l'école dans le courant de l'année. Elle a fourni les cahiers et le matériel. Reinita était excellente. Au moment d'entrer au collège, aucun collège ne l'accepta : à dix-sept ans, elle était trop âgée. Par l'intermédiaire de la paroisse, nous avons pu l'inscrire dans un collège qui accorde un certain nombre de bourses à des jeunes de notre quartier. Vicenta l'accompagna pour l'inscrire, acheter une paire de souliers, l'uniforme, et enfin obtenir une bourse. Aujourd'hui, Reinita poursuit ses études.

Les gens, ici, sont hors de la société, personne ne les prend en considération. Ils n'ont pas de papiers. Les enfants ne vont pas à l'école, car parfois on ne sait même pas leur date de naissance. La maman de Reinita s'est rendu compte de cette situation, et peut-être est-ce pour ça qu'elle va de l'avant. Quand Reinita sera adulte, elle pourra aider les siens ».

Lorsque après quelques années, le gouvernement a cessé d'accorder une aide alimentaire au programme du « Kinder », les promotrices de santé durent convaincre les familles ? dont la première préoccupation est la survie ? de ceci : il est tout aussi vital de s'unir et d'apprendre des gestes qui sauvent que de bénéficier d'aliments gratuits. Quand la misère vous tient le couteau sous la gorge il est difficile d'adhérer à un programme qui « ne donne rien » Les promotrices de santé ont essuyé le refus de parents indignés et angoissés. Elles ont continué de nouer, malgré tout, des relations de confiance avec des mamans et leurs enfants, et ces mêmes mamans leur signalaient des voisines en détresse.

Quand le « Kinder » s'est développé, en introduisant une participation financière des familles afin d'améliorer ses prestations et ses locaux, les promotrices de santé ont pris le risque de s'interposer au nom des familles très pauvres pour y maintenir un certain nombre d'enfants, sans conditions. Leur voix ne pèse pas lourd dans les décisions, mais elles savent que, sans elles, ces familles n'existent plus pour les autres.

Avec elles, nous avons pris conscience de la part invisible de ce qu'on nomme le développement. En deçà de toutes les stratégies, de tous les moyens structurels, c'est la solidarité qui cimente une communauté encore capable de se reconnaître dans les plus pauvres de ses membres et de se rassembler autour des petits enfants. Hélas, c'est aussi l'engagement le moins reconnu. A l'intérieur même du projet dont elles avaient été les pionnières, elles ont fini par être marginalisées, parce que la misère des familles qu'elles s'obstinent à rejoindre a provoqué le doute sur l'efficacité de leur action.

Aussi les avons-nous connues dans des moments de profond découragement. La relation entre elles et nous a évolué vers des réunions régulières, rassemblant d'autres personnes engagées dans leur communauté. Ces réunions n'engendraient pas de réponses mais elles révélaient en partie les forces d'une histoire de lutte commune, faite d'engagements individuels, poursuivie de génération en génération, pour que le développement d'une collectivité ne se fasse pas sans les plus faibles ni à leur détriment.

Pour ces femmes, l'unique mesure acceptable de ce développement, ce sont ces bébés qu'elles ont vu naître, ces enfants qu'elles ont vu grandir et ces jeunes qu'elles ont parfois vu mourir. Souvent dans leurs paroles revient cette conviction, éprouvée désormais par l'exemple de leurs propres enfants et par celui d'une Reinita : si l'on permet à un enfant de grandir dans l'amour et de s'instruire, à son tour il aidera les siens. Ainsi toute une communauté retrouve l'espoir.

Ursula Jomini

François Jomini

Ursula et François Jomini, Suisses, sont volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde depuis respectivement vingt et un ans et onze ans. Ils sont engagés au centre international de ce Mouvement depuis leur retour du Honduras en 1996.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND