La passion de Nahum

François Jomini

Citer cet article

Référence électronique

François Jomini, « La passion de Nahum », Revue Quart Monde [En ligne], 173 | 2000/1, mis en ligne le 05 septembre 2000, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2114

Comment lire de beaux livres aux enfants a changé la vie d’un homme qui aime danser et chanter…

Index géographique

Honduras

Nahum est un homme qui aime la musique. Il en a plein la tête et au bord des lèvres. Nahum est un Hondurien de 26 ans, petit de taille, très large d'épaules, très fort physiquement parce qu'il a passé toute son enfance et sa jeunesse à faire des travaux très durs. C'est un grand homme. Il vit avec son grand-père, sa mère et ses frères et sœurs. Voilà deux ans, il a perdu un frère un peu plus jeune que lui. Engagé dans l'armée, il est mort accidentellement. Nahum a fait des kilomètres à pied pour aller reconnaître son frère et veiller sa dépouille à la caserne où il est mort, en rase campagne. Nahum est un homme taciturne. On peut le rencontrer dans la montagne où il va chercher du bois, comme il le faisait avec son frère, pour le rapporter à sa mère. Celle-ci peut ainsi faire cuire des tortillas et les vendre, aidée de ses filles cadettes, dans la rue, aux voisins. On peut voir Nahum, le samedi matin au marché des paysans où il décharge des camions et des charrettes à légumes. Lorsqu'il était enfant, on aurait pu le trouver, en ville, parmi cette nuée d'enfants qui vous proposent de cirer vos chaussures. C'était son métier quand il avait douze ans.

On peut parfois le croiser au bord de la route, assis, les yeux perdus dans le vague, ruminant des pensées qui n'appartiennent qu'à lui. Dans ces moments-là, on peut s'asseoir à côté de lui, le saluer, il ne vous voit pas, ne vous répond pas. On le voit aussi venir à des réunions mais rester dans son coin et se taire. On ne sait même pas s'il écoute les autres. Parfois il marche dans la rue, une petite radio sur l'oreille. En fait, il ne marche pas, il danse, il chante. A ce moment-là quand on marche près de lui et qu'on écoute sa voix, on découvre une voix juste, douce, une très belle voix. A cause de ses longs silences qui peuvent durer plusieurs jours, certains autour de lui disent qu'il n'a pas toute sa tête. Peut-être aussi parce qu'il lui arrive de chanter tout seul ou tout d'un coup de pousser un cri, comme ça, pour le plaisir. Certains l'évitent, le mettent à l'écart.

Nahum a quand même passé quelques années à l'école où il a appris à lire et à écrire un peu. A Nueva Suyapa, dans son quartier, Dimas et Rosa Perez1 ont invité Nahum, comme d'autres jeunes, à participer à la bibliothèque de rue, c'est-à-dire à venir lire de beaux livres aux enfants. Plus tard, Nahum m'a dit que cette proposition avait changé sa vie. Il avait eu très peur, surtout d'impressionner les enfants et de leur faire peur. Il craignait de ne pas savoir lire un livre ou de ne pas savoir raconter une histoire. Il avait peur d'être humilié par d'autres, plus instruits que lui. Il s'est lancé. Il est venu comme tous les jeunes qui commencent la bibliothèque de rue, venu pour voir. Un enfant s'est approché de lui, s'est pelotonné contre lui et Nahum a ouvert le livre ; il a commencé à lire laborieusement parce qu'il n'a pas fait beaucoup d'années d'école. Il s'est rendu compte que lui aussi pouvait donner du bonheur à un enfant. Il a continué à venir à la bibliothèque de rue.

Quand je suis arrivé au Honduras et que je ne connaissais ni le pays, ni la langue, ni personne, Nahum a été un grand soutien pour moi. Il était le seul jeune d'accord pour m'accompagner faire une bibliothèque de rue dans un bidonville en dehors du quartier, le Rio, au cœur de la ville, au bord du fleuve. En fait, il me l'a raconté‚ plus tard, il venait dans ce quartier parce qu'il y rencontrait des enfants qui, le samedi matin, déchargeaient eux aussi les camions sur le marché. Nahum savait qu'il y a des travaux qui cassent le dos des enfants. J'ai compris plus tard qu'il lui fallait beaucoup de courage pour venir avec moi : cela ajoutait aux moqueries, aux plaisanteries qu'on lui faisait. Dans le bus, il ne s'asseyait pas auprès de moi ou quand on marchait sur la route, il marchait dix mètres devant. Parfois, je l'entendais chantonner, on échangeait peu de mots. Il voulait toujours porter le sac de livres qui était le plus lourd. Un jour il m'a dit : « Je porte le sac sinon les autres croient que je vais voir un film cochon au cinéma porno situé dans le quartier de la bibliothèque de rue ». Cela n'est pas facile que les autres reconnaissent cette petite musique qu'il porte en lui. Il savait très bien pourquoi il venait dans le bidonville, au Rio. Quand nous avons quitté Tegucigalpa et qu'il n'y avait plus de volontaire en permanence sur place, Nahum a tenu à ce que la bibliothèque de rue continue dans le Rio. Il y est même parfois allé seul, il pensait que là se trouvaient les enfants qui en avaient le plus besoin.

Quand l'ouragan a dévasté une bonne partie de l'Amérique centrale, et en particulier le Honduras, les jeunes du groupe Cuarto Mundo se sont mobilisés. Ils sont allés rejoindre les familles, les enfants au centre d'accueil où ceux-ci étaient dispersés, pour raconter des histoires, donner un peu de joie aux enfants et leur faire oublier le traumatisme du cyclone. Nahum était au rendez-vous même s'il a dû passer quelques jours dans le sud pour aider à déterrer la maison embourbée d'un de ses oncles. Le petit bidonville du Rio, au bord du fleuve, avait complètement disparu de la surface du monde. Les familles avaient été dispersées. Nahum et les volontaires du Guatemala venus les aider, sont allés de famille en famille. Quelques-unes sont revenues assez vite à l'endroit où était leur quartier. En appuyant quelques planches contre un mur encore debout, elles se sont fait des abris de fortune2.

Lorsque nous sommes retournés pour la premiÈre fois animer la bibliothèque de rue, une maman nous avait demandé une chose : faire la fête avec les enfants. Donc, nous sommes allés et Nahum le premier, avec son sac de livres, chantonnant. Nous avons vu alors les enfants sortir de dessous les planches et appeler : « Nahum, Nahum, vamos a pintar ». C'était leur cri de ralliement chaque fois que venait la bibliothèque de rue.

Peu avant notre départ, Nahum nous a dit qu'il travaillait sur un chantier comme terrassier - c'est un métier qu'il exerce occasionnellement entre des temps de chômage assez longs. Il m'a confié qu'il travaillerait quelques mois et quand il aurait fini ce travail à la pelle et à la pioche, il retournerait faire la bibliothèque de rue, lire des livres aux enfants, chanter, faire des rondes et des comptines, parce qu'ils en ont besoin et il ajoutait : « Parce que, moi aussi, j'en ai besoin, c'est mieux que de traîner dans la rue à ne rien faire ».

1 Ils ont été les premiers volontaires d'ATD Quart Monde à venir à Tegucigalpa.
2 Voir en page 50
1 Ils ont été les premiers volontaires d'ATD Quart Monde à venir à Tegucigalpa.
2 Voir en page 50

François Jomini

Suisse, François Jomini est volontaire d'ATD Quart Monde depuis treize ans. Avec sa femme, il a rejoint les volontaires engagés au Honduras. Revenus en France en 1996, ils travaillent l'un et l'autre au centre international de ce Mouvement.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND