Avant de nous lancer, mon épouse et moi, dans des actions militantes, et afin de pouvoir les entreprendre avec des personnes en grande précarité, nous nous sommes donné du temps pour apprendre, connaître et essayer de comprendre la vie qui est la leur, le monde et la société tels qu’elles les perçoivent.
C’est comme cela que j’ai vécu et découvert un monde du travail qui n’est pas forcément un lieu où on se développe, où on devient meilleur. Un collègue préparateur, Fred, m’a dit un jour : « Ici, c’est le seul boulot dont on sort plus bête qu’en arrivant » et il a ajouté : « Normalement le travail permet de se développer, d’apprendre, mais ici c’est plutôt le contraire... »
Fatigue et stress.
Durant mes premières semaines dans l’entrepôt, j’étais très fatigué et stressé. Le changement de rythme a été pour moi très dur. Après neuf mois où j’avais travaillé par intérim, de façon très irrégulière, je n’ai presque pas eu de proposition de travail pendant les trois mois suivants. Que des occasions manquées ! Je suis arrivé par exemple à la boîte d’intérim pour apprendre que le travail envisagé a été confié à quelqu’un d’autre ou que mon dossier a été perdu ou qu’on ne peut pas finalement me confier la mission promise la veille.
A la fatigue de devoir travailler du jour au lendemain trente cinq heures par semaine s’ajoutait la pression de vouloir garder ce travail pour avoir des horaires fixes, un salaire régulier, des collègues qui ne changent pas tout le temps.
Solidarité entre travailleurs ?
Ce sont mes collègues préparateurs qui m’ont appris le métier. Mais cela se passait souvent par des engueulades, ce qui n’est pas toujours facile à vivre. C’est vrai que leurs exigences m’ont poussé à devenir meilleur dans mon travail et m’ont sans doute permis de le garder. Mais en même temps certains n’arrivent pas à supporter les engueulades et les critiques entre collègues. Comment ceux qui ont une vie plus difficile, qui ont déjà trop entendu qu’ils ne sont bons à rien, peuvent-ils tenir au boulot avec de telles relations ?
A l’époque où on m’a proposé de signer mon deuxième contrat à durée déterminée (CDD), un autre préparateur, Hans, a vécu un moment très dur avec la direction. Quand il avait commencé à travailler, il était motivé. Se faire embaucher c’était pouvoir demander un crédit à la banque pour acheter des meubles et se mettre en ménage avec sa copine. Il espérait au moins faire renouveler son CDD et ouvrir des droits aux assurances chômage (ASSEDIC). Il s’est peu à peu découragé, parce qu’il était mécontent de son salaire minimum (SMIC), mais surtout parce que sa relation avec les responsables s’était beaucoup dégradée.
Non-respect.
J’ai commencé à travailler dans l’entrepôt en juillet 2004 et ce n’est qu’en février 2005 que le patron m’a serré la main pour la première fois. Pourtant nous le croisions tous les matins car nous rentrions par les bureaux. Nous en parlions souvent dans l’entrepôt car nous ressentions cela comme une sorte de mépris de sa part. Fred disait : « Le problème, c’est qu’on ne nous traite pas comme des humains... Même te dire bonjour, on dirait que ça les dégoûte. » Un jour, Hans, fâché parce que le patron ne répondait jamais quand il lui disait bonjour, ne l’a pas salué, ce qui lui a été reproché plus tard, quand cela n’allait plus très bien pour lui dans l’entrepôt. Nous, préparateurs, nous avons vécu ce fait comme une injustice.
Peu avant la fin de son CDD, Hans a reçu une lettre recommandée, lui annonçant que son contrat n’allait pas être renouvelé. Mais on ne lui a rien dit directement. Ce n’est pas une attitude exceptionnelle : plusieurs intérimaires, même certains qui ont travaillé plusieurs mois avec nous, n’ont su qu’à 17h - quand nous étions tous partis - qu’ils ne devaient pas revenir le lendemain. J’ai toujours mal vécu çà : pas le temps de se dire au revoir, de s’encourager, de s’échanger les numéros de téléphone pour garder des liens. Tout d’un coup, une personne, avec qui nous avons partagé un bout de notre vie, disparaît pour toujours parce qu’on n’a plus besoin d’elle dans l’entreprise.
Santé fragile.
Ce qui m’a aussi beaucoup impressionné dans l’entrepôt c’est la santé fragile des uns et des autres. Ce n’est pas toujours facile de tenir dans ce type de travail quand on a des douleurs. Henry, un collègue, était très sensible à cette réalité. Et ce n’était pas par hasard : il avait passé deux ans en arrêt maladie. Il m’a dit un jour : « Il faut faire attention au dos, parce que quand on est cassé une fois, on l’est pour toujours. »
Henry arrivait tous les jours au travail avec un sac en plastique plein de médicaments. Le jour où la direction a décidé de fermer à clé le vestiaire, il a explosé de colère, car il avait besoin de prendre des cachets dans la journée. Nous avons eu plein d’histoires avec ce vestiaire... ! Les responsables nous faisaient vivre des conditions qu’ils n’auraient jamais acceptées pour eux-mêmes. Par exemple avoir froid, travailler dans le désordre, manger dans ce vestiaire sans fenêtres...
Sentiment de vide.
Un jeune étudiant en médecine, qui est venu travailler comme intérimaire deux étés de suite, m’a raconté, au début de sa seconde année, qu’un homme était décédé dans ses bras la semaine précédente, pendant son stage à l’hôpital. J’ai eu alors l’impression de n’avoir rien fait de valable pendant toute cette dernière année, d’avoir passé mes journées enfermé dans cet entrepôt à préparer des colis. Cette sensation de la vie qui glisse entre les doigts est dure. J’avais souvent le sentiment de ne pas savoir quel jour on était, tellement les jours se ressemblaient. Combien de gens éprouvent cette sensation dans leur travail ou leur quotidien ?
Sécurité et soutien.
Mais le travail est en même temps une sécurité matérielle et un soutien moral. Je pense au responsable de l’entrepôt, Fabrice. Il avait commencé à aider son père pour la livraison de sacs de cinquante kilos de charbon pendant les vacances quand il avait 14 ans. Il m’a dit un jour : « J’ai vécu vingt quatre ans dans une cité comme la tienne et j’en ai eu assez. » Il m’a parlé du bruit quand on habite au rez-de-chaussée... Il m’a parlé des jeunes qui traînaient dans les cages d’escalier, qui ne le laissaient pas passer, qui lui piquaient sa bagnole juste pour s’amuser pendant dix minutes alors qu’il en avait besoin pour aller bosser. Et il a ajouté : « Si j’avais fait pareil, je ne serais pas là aujourd’hui. Quand je suis arrivé ici, j’étais au plus bas, mais j’ai tenu parce que pour moi, ce travail était une sécurité pour pouvoir quitter mon quartier. Cela m’est égal de ne pas être bien payé. Pour moi, c’est un salaire sûr. »
Un autre jour, il m’a raconté que quand sa femme était enceinte, il n’avait jamais demandé de partir avant l’heure. Elle avait même dû aller à l’hôpital en bus et lui était resté au boulot pour être sûr de garder son emploi.
Quand il a eu aussi des soucis de santé dans sa famille, il l’a caché à la direction. Il n’avait que ceci en tête : que mes problèmes ne mettent pas en danger mon emploi !
Emploi et relations.
L’emploi décent ne peut pas être coupé de la réalité de la société dans laquelle nous vivons. Fabrice a peur de perdre son travail parce qu’il sait que nous vivons dans une société où existe le chômage de masse, au temps de la mondialisation, et qu’il y a des entreprises qui délocalisent. Tout cela joue aussi un rôle sur la « qualité » de l’emploi parce que cela pousse à accepter des situations qui ne devraient pas être acceptables.
Il faut prendre en compte tout cela pour aller vers un emploi qui se veut décent. Mais il faut aussi des gens qui veuillent vivre différemment les relations sociales au sein du travail. Dans la société, le travail est un lieu privilégié de rencontres, un « carrefour de mondes », mais se côtoyer ne veut pas dire se connaître, se reconnaître, et surtout se respecter.