Dans l'univers francophone du vingtième siècle, trois destinées exceptionnelles se sont croisées sans se rencontrer – trois contemporains qui ont tâché, chacun à sa manière, de surmonter la fracture séparant les très pauvres du reste du monde et pour qui le langage avait une fonction toute particulière. Comme le sens de la responsabilité qui le polarise, comme la pensée qui le sous-tend, le langage articulé est une caractéristique essentielle de l’humanité, instituant un vaste espace de communication dont nul ne devrait être exclu. Nous savons pourtant que cette exclusion subsiste, de génération en génération, mettant en échec la vocation universelle du langage tout comme l'unité indivisible de « la famille humaine », dont parle le prologue de la Déclaration des droits de l'homme de 1948. Albert Camus, Joseph Wresinski et Simone Weil ont tenté d'y porter remède, passant d'une rive à l'autre, de la grande pauvreté au monde de la culture et de la communication pour les deux premiers, du monde universitaire à celui des plus humiliés pour la troisième.
Ces efforts parallèles – ou antiparallèles – ont eu pourtant des résultats bien différents. Si Camus a pu témoigner au nom des siens, qu'il appelait « les muets », et se faire entendre au point d'être traduit dans toutes les langues de la planète, il n'a pu trouver la voie pour rétablir la communication et permettre aux très pauvres eux-mêmes d'accéder à la parole dans le domaine public, pas plus que Simone Weil du reste. Dans ce contexte, la singularité du père Joseph Wresinski apparaît plus étonnante encore. Nous essayerons d'en comprendre la raison, ou du moins ce qui l'a rendue possible.
Camus et l’exigence de vérité
Albert Camus, né dans une famille très pauvre presque entièrement illettrée, est sans doute l'auteur français le plus représentatif du vingtième siècle – celui dont l’œuvre est la plus diffusée dans le monde. Du « quartier pauvre » de Belcourt, dans la banlieue d’Alger, jusqu'à Stockholm, où il reçut le prix Nobel en 1957, ce chemin tient du prodige, et les rencontres décisives de son instituteur Louis Germain, de son professeur Jean Grenier ou de son ami Pascal Pia, pour l'avoir rendu possible, ne suffisent pas à l'expliquer2.
Camus naît et grandit au carrefour de deux grandes cultures du monde méditerranéen ; ses efforts constants pour établir un véritable dialogue entre elles, depuis les articles de 1939 sur la « Misère de la Kabylie» jusqu'aux ultimes tentatives de 1958, se solderont par un terrible échec, « écharde dans la chair » de cet Algérien de naissance, de cœur et de conviction. Camus est bien l'enfant de ce siècle à la fois assoiffé de dialogue et déchiré de violences et de contradictions. Refusant le faux dilemme « victimes ou bourreaux», il a voulu tracer une voie exigeante entre les impérialismes qui se disputaient la maîtrise du monde, dans son Algérie natale comme au plan universel ; cette « troisième voie » que tant d'autres ont cherchée, sans arriver le plus souvent à la définir ni surtout à la rendre praticable. En Algérie comme ailleurs, elle consistait avant tout, selon Camus, à garantir pour tous les conditions de la justice et de la vérité, dans le respect de la culture et de la liberté de chacun – particulièrement la liberté d’expression et celle de participer à la gestion des affaires publiques. Ses intuitions sont étonnamment sûres et l'histoire lui a rendu justice contre ses principaux contradicteurs. Sa faillite dans son propre pays, l'Algérie, n'en est que plus douloureuse ; aussi ses vues si pondérées n'étaient-elles plus de mise en un temps où la voix du sang étouffait toutes les autres. Car il était resté fidèle à « la pensée de midi », le sens grec et méditerranéen de la limite.
Outre l'Algérie, une préoccupation essentielle a poursuivi Camus à travers son œuvre, depuis les « écrits du Quartier pauvre» et L'envers et l'endroit jusqu'au Premier homme : donner une voix au « peuple des muets », son peuple pour toujours. « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets. Ils étaient et ils sont plus grands que moi », écrira-t-il parmi les notes consignées sur le manuscrit du Premier homme, qui apparaît comme son testament. Albert Camus, certes, a réussi à faire entendre la voix des « muets » dans les diverses cultures qui se partagent le monde. Mais cette langue dont il est devenu l'un des maîtres incontestés, ne lui a pas permis de dialoguer avec ses plus proches, à commencer par sa mère, mesure exacte de toutes ses préoccupations – car elle était pour lui la femme pauvre par excellence, qui comptait plus que toutes les théories sur la justice. « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre », dit la dédicace...
Il ne s'agit pas seulement de l'impossibilité pour certains d'accéder à la lecture ou à l'écriture ; dès l'entrée d'Albert au lycée, ce nouveau monde et ses préoccupations, le langage littéraire qu'il y apprend, resteront à jamais étrangers aux siens. Camus se retrouve solitaire – et solidaire – entre ces deux mondes qui s'ignorent. Pour communiquer avec sa mère, son oncle, c'est le silence habité qu'il choisira, avec les humbles mots de la vie quotidienne au sein du quartier pauvre. Communion plus profonde que toute autre, sans doute ; mais la communication n'était pas rétablie entre la société et les très pauvres. Camus leur a prêté sa voix, mais ils n'ont pu l'entendre ni surtout se faire entendre eux-mêmes dans le monde.
Du point de vue spirituel, Camus est en constante recherche du sens, attentif et profondément ouvert à tout ce qui peut nourrir l'homme et transcende son individualité ; il se définira toujours comme agnostique, mais restera en dialogue ininterrompu avec ses amis et camarades chrétiens ou musulmans. Son extrême exigence de justice et de vérité, épousant le mouvement profond de son temps, se retrouve à toutes les grandes étapes de son œuvre, avec un appel constant à se dépasser, à s'arracher au déjà fait, déjà pensé, pour poursuivre sans trêve l'inexprimé qui l'habite. De la conscience de l'absurde, dont la reconnaissance constitue une première tentative pour dépasser le nihilisme, à celle de la révolte, métaphysique et historique, contre une condition injuste, puis à son assomption dans la recherche d'une fraternité dont témoigne surtout Le premier homme, nous assistons à une forme de quête spirituelle ininterrompue, dont les Carnets nous donnent l'expression la plus précise et la plus intime à la fois. On pourrait voir en Camus l'une des manifestations les plus authentiques de ce que j'appellerais une « spiritualité laïque », par sa recherche exigeante et obstinée de vérité, de justice et de liberté, mais aussi d’authentique fraternité, dont il est toujours disposé à payer le prix.
Simone Weil et l’universalité du logos
Autre figure marquante de ce vingtième siècle, Camus n'a jamais rencontré Simone Weil et il ne s'en consolait pas. Lorsque son ami Brice Parain lui a fait découvrir son œuvre, cinq ans après sa mort en 1943, il en a aussitôt saisi le caractère exceptionnel. Peu après, il s'est mis à en publier les principaux inédits dans la collection « Espoir » qu'il dirigeait chez Gallimard. Après Gustave Thibon, Albert Camus a ainsi contribué à la faire connaître du public francophone. Le 11 février 1951, il écrivait à Selma Weil, sa mère : « Simone Weil est le plus grand esprit de notre temps et je souhaite que ceux qui le reconnaissent en conçoivent assez de modestie pour ne pas essayer d’annexer ce témoignage bouleversant3. »
Nul, en effet, ne saurait s'approprier cette grande figure, dont la destinée s'effectue à rebours de celle de Camus. Née dans une famille intellectuelle juive areligieuse, sœur du mathématicien André Weil, élève d'Alain, condisciple de Maurice Schumann, Simone Weil va épouser profondément la destinée de ceux qui sont pour elle les plus pauvres, les plus humiliés de ses contemporains : la condition ouvrière féminine en 1934-1935, le sort des chômeurs de longue durée, puis la condition paysanne en 1941 ; elle rejoindra également les rangs des républicains espagnols en 1936. Quand sa quête intérieure la poussera de l'athéisme à la plus haute mystique et à la découverte du christianisme, elle refusera de demander le baptême et de s'intégrer dans l’Église – redécouvrant le contenu de la foi catholique par son propre itinéraire spirituel, mais refusant tout dogmatisme et surtout l'anathème jeté sur les hérétiques par les définitions conciliaires.
Avec une ouverture à 360° et des amis partout, Simone Weil ne peut, en effet, être annexée nulle part. Sa connaissance du sanskrit et des Upanishads, mais aussi du bouddhisme ou des traditions égyptiennes, entre autres, font entrer en résonance sa propre mystique d'inspiration chrétienne avec les grandes doctrines orientales – sans renoncer en rien à la rigueur ou à l'universalité du logos ni à celle de ses implacables analyses sociales : songeons à son mémoire rédigé pour Alain, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale – à une époque où elle ne manifestait aucune préoccupation religieuse. On retrouve la même rigueur dans ses œuvres ultérieures, comme L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain – non sans lien cette fois avec ses nouvelles préoccupations d'ordre spirituel. La rigueur implacable qui règne dans son analyse des mécanismes sociaux, règne également dans l'analyse des mécanismes spirituels, qui doivent être l'objet d'une science également précise, sinon davantage. Où les phénomènes mystiques de l'Inde ou du Tibet sont compris aussi bien que ceux du christianisme, chez saint Jean de la Croix par exemple.
Cet immense esprit avait aussi un corps, qui a voulu ressentir dans tout son réalisme, l'extrême dureté de la condition ouvrière féminine des années 30, avant les grandes réformes sociales. Son incroyable pouvoir de compassion d'une part, d'immersion totale dans une nouvelle réalité de l'autre, ont fait d'elle, non pas une universitaire égarée dans le monde ouvrier, mais bien une jeune ouvrière complètement dépourvue, souffrant physiquement des privations, des humiliations, des accidents de travail, du chômage et de la faim même, dans une période de temps limitée certes, mais que l'intensité de son engagement a rendue indélébile. Elle travaillait comme « manœuvre sur machine », rouage insignifiant au service de la machine, elle-même au service de la production – au même titre que toutes ses compagnes d'infortune.
Si elle a pu nouer de solides amitiés dans le monde syndical, essentiellement masculin, son partage de vie avec les ouvrières n'a jamais pu déboucher sur un dialogue proprement dit : comme pour Camus, un langage commun lui manquait pour échanger ses idées avec elles. Comme Camus et grâce à lui, elle témoignera devant le monde de ce que vivent les pauvres ; mais les mondes restent séparés, elle ne peut échanger verbalement avec ceux et celles qui sont devenus les siens, ni les faire accéder à la parole publique. Elle n'a pu trouver la clé qui ouvrirait aux très pauvres ce monde de la pensée en dialogue permanent, où elle avait su par ailleurs exprimer sa recherche de l'universalité du logos, d'un ordre intelligible et beau qui se traduit dans toutes les langues et toutes les cultures. Malgré ses efforts extrêmes pour rejoindre les plus humiliés, l'exclusion demeure.
Le père Joseph Wresinski ou la communication rétablie
« Tout homme pense, connaît et s’efforce de comprendre4 ... » D'emblée, Joseph Wresinski, né à Angers en 1917 dans des conditions proches de celles qu'avait connues Albert Camus à Belcourt – avec une mère espagnole, elle aussi, et un père tôt disparu, humilié par la grande pauvreté qu'il subissait –, considère les très pauvres, où il reconnaît les siens, non comme des êtres de besoins, mais comme des êtres de pensée, et il en tirera jusqu'aux dernières conséquences. Ce faisant, il renoue avec la grande tradition philosophique : « L'homme pense », disait Spinoza dans L’Éthique. « Tout homme désire naturellement savoir », disait pour sa part Aristote en commençant sa Métaphysique. Et chacun en tirait des conséquences considérables.
Jamais le père Joseph ne se résoudra à laisser les très pauvres en dehors du champ de la pensée, qui caractérise l'humanité. L'homme écrasé de misère, dont le vocabulaire se réduit parfois à quelques centaines de mots et qui ne dispose d'aucun moyen pour formuler intelligiblement ce qu'il pense, est un être qui réfléchit douloureusement à sa situation, se demande ce qu'il est, ce qu'est ce monde où il en est réduit à vivre en marge de ce que vivent les autres : c'est, à plein titre, un être de pensée. C'est encore un être de relations ; il dispose d'un langage pour communiquer avec autrui et la pensée réunit aussi les très pauvres, lors même que leur réflexion est trop souvent condamnée à tourner en rond – tant qu'ils demeurent dans l'exclusion.
Mais toute pensée consiste d'abord en un effort de penser, un acte, avant de se formuler, donnant lieu normalement à une énonciation ; or cet effort qui définit la pensée authentique, ils en sont souvent plus coutumiers que les privilégiés du savoir. Et le père Joseph savait décoder les moindres signes de réflexion, ces efforts discrets et profonds pour comprendre leur situation et tâcher d'en sortir, là où trop souvent nous ne voyons que résignation passive. Comme il savait décoder les humbles gestes par lesquels des très pauvres se préoccupent d'entourer de plus pauvres qu'eux, signe d’humanité s'il en est. Car l'homme aspire à pouvoir exercer ses propres responsabilités ; nul n'aspire à demeurer dans la pure dépendance d'une assistance quelconque.
Serait-ce cette conviction fondamentale, ou bien le courage et la ténacité de sa mère, l'inscrivant contre la volonté de l’instituteur au certificat d'études – ici, la situation est antisymétrique par rapport à celle de Camus – qui va orienter l'énergie et l'intelligence de Joseph Wresinski vers la recherche efficace des moyens de rétablir une pleine communication entre les très pauvres et le reste du monde ? Il apprendra de sa mère d'abord, de l'école, puis du petit et du grand séminaire ensuite, un langage qui ne le coupera pas des siens, mais qu'il saura façonner pour en faire un instrument de communication avec tous les hommes, savants ou ignorants. L'évangile en particulier semble lui avoir fourni des clés de portée universelle, qu'il saura traduire de façon à être entendu tant par des incroyants ou des croyants d'autres religions, que par des chrétiens.
Cette attention constante lui fera tôt découvrir que les plus pauvres sont comme le pôle d'unification naturel des efforts de toutes les religions, comme de tous les humains qui, sans se rattacher à aucune religion, gardent foi en l'homme et en sa capacité d'entrer en relation avec autrui. Non seulement les très pauvres sont de diverses convictions, religieuses ou non, mais ils ont le droit inaliénable que des hommes et des femmes de toutes opinions s'unissent autour d'eux, pour faire cesser le scandale de la misère. De sorte que « l'œcuménisme » en acte au sein du Quart Monde et de ses amis, devient aussi un moyen extraordinaire pour unir efficacement les diverses religions et courants philosophiques, non certes en un dialogue théorique, mais en une action concertée en vue de la paix du monde, qui passe forcément par l'éradication de la violence systématique que constitue l'extrême pauvreté.
« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré », avait-il fait graver dans le marbre du Parvis des Droits de l'homme au Trocadero, le 17 octobre 1987. S'unir, seul moyen pour vaincre la misère ; s'unir, par-delà toutes les différences, géographiques, sociales, politiques, culturelles et religieuses : ne serait-ce pas aujourd'hui la voie royale d'un dialogue interconfessionnel – ou « interconvictionnel » – profondément renouvelé ? Car Joseph Wresinski en a la conviction : en creusant jusqu'au fond chaque spiritualité, chaque tradition religieuse ou philosophique, on ne peut pas ne pas trouver ce souci profond du plus pauvre, qu'il s'agit de pleinement réintégrer, dans tous ses droits, au sein de l'humanité « une et indivisible », selon l’esprit du préambule de la Déclaration universelle de 1948. Et de ce nouveau dialogue, d'acte et de pensée, les très pauvres ne sont nullement exclus : ils en sont au contraire les protagonistes, eux qui nous indiquent la voie à suivre pour que la communication porte ses fruits.
Une voie nouvelle vers le dialogue
Albert Camus, Simone Weil et Joseph Wresinski ont cherché chacun, de toute leur vie comme de toute leur pensée, une voie nouvelle vers le dialogue entre les humains, afin de rencontrer et de faire se rencontrer ceux que des abîmes séculaires d'incompréhension ou d'absence de tout contact empêchaient jusque-là de le faire, coupant pratiquement l'humanité en deux ou plusieurs tronçons – soit pour des raisons de pauvreté extrême, soit pour des raisons religieuses ou culturelles. Au reste, le fond du drame de la misère, pour le père Joseph, est d'ordre culturel et même spirituel – l'interdit le plus grave pesant sur les familles ou les populations en grande pauvreté étant, selon lui, « l'interdit de spiritualité »5. Les ponts recherchés concernent donc forcément ces différents champs de l’humain, trop longtemps séparés ; en rétablissant la communication dans un domaine, on la rétablit dans les autres.
Or nous avons vu comment les efforts désespérés de Camus et de Simone Weil se sont heurtés quelque part à un mur : absence de communication verbale avec ses plus proches en matière de pensée chez Camus, mais aussi fin de non-recevoir pour ses tentatives d'établir un véritable dialogue entre communautés en Algérie ; impossibilité pour Simone Weil d'entrer en relation spirituelle ou intellectuelle avec les ouvrières dont elle partageait la vie. La capacité qu'a eue Joseph Wresinski de rétablir une authentique communication et de donner directement la parole aux plus pauvres dans le domaine public, n'en peut apparaître que plus étonnante encore. Sa vie et son œuvre nous en donnent quelques clés – en particulier la conviction, traduite en actes, que « tout homme est habité d'esprit » ; mais il faudrait une recherche approfondie pour arriver à cerner de plus près ce qui a rendu possible cet authentique prodige.
Pour donner au langage une portée vraiment universelle, pour permettre un vrai dialogue entre personnes de diverses convictions, sans exclure ceux qui ont le moins de moyens pour s'exprimer, la voie tracée par Joseph Wresinski, mettant au centre de l'échange vital le plus pauvre de tous, semble bien la seule, à ce jour, qui ne risque de laisser personne sur le côté.