Droit à l’alimentation lorsqu’on est pauvre

Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué de Caigny et Marie-France Zimmer

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Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué de Caigny et Marie-France Zimmer, « Droit à l’alimentation lorsqu’on est pauvre », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 29 mai 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5911

L’acte de se nourrir et de nourrir les siens joue un rôle fondamental dans la construction de la personne, dans sa participation à la vie sociale et plus largement à celle de citoyen. Cet article résume les résultats d’une étude1 basée principalement sur quatorze années d’échanges mensuels entre des personnes en situation de précarité, et sur des réflexions sur ce thème parues dans les écrits du Mouvement ATD Quart Monde.

Nourrir et se nourrir est un acte qui « peut permettre de se sentir vraiment digne » mais qui « peut aussi faire descendre aux enfers quand ton accès à la nourriture n’existe plus ou n’est pas durable »2. Se nourrir : deux faces d’une même dynamique, l’une structurante pour le corps et pour l’être et l’autre destructrice lorsque la nourriture est inconstante voire inexistante.

Le « mal-manger », entre souffrance et culpabilité

Se nourrir lorsqu’on est pauvre est une préoccupation journalière, qui se heurte à de nombreuses barrières. « L’alimentation, c’est du je fais comme je peux et pas comme j’ai envie... On fait des choix - peut-être pas toujours le bon choix - mais en même temps c’est un choix de survie parce que l’alimentation, c’est une survie ». Lors des échanges avec les militants Quart Monde, on distingue deux catégories de difficultés d’accès à l’alimentation : celles qui sont facilement identifiables telles que la barrière financière, l’inadéquation de l’offre ou les obstacles matériels et celles, plus subtiles, qui créent des tensions autour du « se nourrir ». Elles proviennent de l’histoire de la personne, de ses conditions de vie, de ses frustrations sociales ou encore de la priorité qu’elle donne à ses enfants, à leur santé et à leur bien-être. Ces barrières et tensions sont autant de facteurs qui viennent ébranler le rôle social joué communément par la nourriture. Ainsi le plaisir et la convivialité tant valorisés autour des repas se trouvent fragilisés. Du fait des difficultés pour nourrir la famille, l’alimentation génère stress, peur, souffrance psychologique et culpabilité. Les militants Quart Monde en arrivent à parler de « mal manger ». « Le mal-manger, c’est quand on n’a pas de plaisir à se mettre ensemble... c’est trop dur dans les regards. Quand on a des problèmes, on s’engueule, on se fuit, on se regarde par en dessous et on n’a pas envie de se mettre à table ensemble pour constater qu’on n’a pas les moyens de manger » expliquent-ils.

L’humiliation ressentie lorsque la personne doit se tourner vers d’autres pour l’apport alimentaire quotidien, la honte de son corps malmené par la malnutrition sont aussi des sources de tensions qui pèsent sur la construction de l’identité individuelle. Le cumul de ces différentes difficultés autour de l’alimentation et leurs incidences sur l’état de santé des personnes pourraient contribuer à la création d’un cercle vicieux de pauvreté et d’exclusion. Il en est de même de la nécessité pour les enfants de chercher à apporter un peu de soutien financier, ce qui les amène très tôt à quitter l’école pour se tourner vers des métiers moins qualifiés ou des stages ou apprentissages.

L’équilibre de la vie familiale qui s’élabore autour des repas est également déstabilisé. Les parents rencontrent des difficultés pour remplir leur rôle nourricier. De même que la nécessité pour les enfants de chercher par tous les moyens à apporter un peu de soutien financier, ce qui les amène très tôt à quitter l’école pour se tourner vers des métiers moins qualifiés ou des stages ou apprentissages.

La part d’équilibre de la vie familiale qui s’élabore autour des repas est également fragilisée. Les parents font part de leurs difficultés pour remplir leur rôle nourricier. Porter et mettre au monde un enfant devient un problème lancinant pour les femmes : les mères anémiées et mal-nourries font part de leurs inquiétudes parce qu’elles n’ont pas assez de lait pour pouvoir nourrir leur bébé et que le lait en poudre maternisé dépasse les possibilités de leur budget... Pouvoir nourrir ses enfants et pouvoir bien les nourrir apparaît comme l’une des principales préoccupations des familles. De plus, la recherche de moments conviviaux en famille lors des repas est confrontée à des obstacles matériels : le lieu pour cuisiner ou pour déjeuner est inexistant, inadéquat ou exigu ; le travail non qualifié, les petits boulots empêchent les parents d’être présents au moment des repas...

Frustrations sociales et stigmatisation des comportements alimentaires

La vie en précarité et l’exclusion imposent des restrictions aux possibilités d’échange et d’invitation autour des repas. On peut alors s’interroger sur les modalités d’une transmission de la culture alimentaire et de l’identité culturelle dans ces conditions. Néanmoins, la solidarité, le partage et la priorité donnée aux enfants sont des valeurs particulièrement présentes voire même renforcées dans les populations les plus démunies. Ainsi, malgré les difficultés, « nourrir et se nourrir » participent à la construction de l’identité de la personne avec un rôle social valorisant qui est fondamental.

Une autre cause de positionnement social précaire est l’abondance des messages d’éducation alimentaires qui constitue une source particulière de tensions. Ces derniers donnent l’impression aux personnes d’être matraquées et infantilisées du fait d’un préconçu sur leur malnutrition et d’un jugement sur leur physique. La conséquence paradoxale en serait un effet d’exclusion et de stigmatisation des plus démunis. En favorisant une normalisation des comportements alimentaires sans prendre en considération les difficultés engendrées par la vie en précarité, ils accroîtraient les difficultés de dialogue avec les professionnels de santé, du social, les accompagnants bénévoles. « J’ai un sentiment de matraquage. Nous, on est matraqué sur le poids, on est trop gros, et sur le diabète et sur ce qu’on mange !... ‘Ils ont qu’à acheter des fruits et des légumes et de la viande rouge’… Avec ce qu’on a pour vivre ! Ils rigolent non ? »

Dans un système alimentaire reposant sur la consommation, on peut aussi s’interroger sur la place qui est laissée à ces personnes dans la société : du fait de leur faible pouvoir d’achat, elles sont exclues du statut de consommateur. De plus, face au gaspillage alimentaire de notre société, quel peut être le positionnement de la personne confrontée quotidiennement à la faim ? Le circuit de l’aide alimentaire est nécessaire pour répondre à l’urgence de se nourrir, mais il reste un circuit parallèle d’approvisionnement pour les personnes à bas revenus qui expriment leur malaise moral à en dépendre. Quelle est alors la pertinence d’une institutionnalisation du dispositif de l’aide alimentaire si on la met en parallèle avec un objectif de lutte contre les exclusions sociales ?

L’abandon de la participation citoyenne ?

Si une personne en grande pauvreté connaît des difficultés pour l’accès à l’alimentation, quelles vont être les incidences sur sa participation aux projets de société ? Il semble, d’une part, qu’il y ait un lien entre la faim et l’absence de participation citoyenne d’une personne. Les plus pauvres, enfermés dans une situation de survie peuvent difficilement se projeter dans le futur, s’intéresser à des projets politiques, revendiquer leurs droits. Comment une personne qui dépend des autres pour assurer sa survie et celle des siens peut-elle faire entendre une voix citoyenne libre ? D’autre part, le mépris et l’exclusion dont elle se sent l’objet, ou le poids du regard des autres - thèmes régulièrement évoqués à propos de la nourriture - limiteraient son désir de participation citoyenne.

L’alimentation comme moteur d’inclusion sociale

« Se nourrir et nourrir les siens » est une préoccupation majeure et douloureuse pour les plus pauvres. Mais cette préoccupation peut se transformer en une chance lorsque l’acte de se nourrir débouche sur une dynamique durable fondatrice de l’identité individuelle, du lien social et de l’appartenance citoyenne. Si notre étude montre que l’alimentation est un excellent moteur d’inclusion sociale pour les individus, ce moteur présente des faiblesses lorsqu’il s’agit de personnes vivant les continuelles ruptures engendrées par la misère et la précarité. Or s’il est légitime de plébisciter l’accès à cette dynamique d’inclusion sociale autour du « se nourrir », redonner à cet acte fondateur de l’humain ses lettres de noblesse est plus complexe.

Permettre à tous d’avoir accès à une alimentation durable - non seulement par la qualité écologique de l’aliment mais aussi par l’accès aux produits, l’accès au choix et au statut de consommateur - c’est ne plus accepter que les barrières autour de l’aliment et les restes à vivre soient tels qu’ils ne permettent plus de fournir la nourriture soi-même aux siens mais conduisent à la recevoir de la main d’autres personnes. Encore faut-il, comme le demandent les plus pauvres, que notre société d’abondance repense les messages injonctifs de la consommation (« consommez ») ou des politiques de santé publique (« mangez équilibré ») afin d’éviter stigmatisations et situation de peines multiples : ne pas pouvoir consommer, être coupable de « mal manger », avoir des corps qui ne correspondent pas aux attentes des professionnels de la santé, des politiques publiques et des concitoyens.

Les plus pauvres considèrent la reprise d’une autonomie alimentaire et l’accès à une alimentation durable comme moteur d’inclusion sociale. Lorsqu’ils n’ont plus peur de la faim, leur dynamique personnelle autour de la nourriture se reconstitue et les conduit à des processus d’inclusion qui conduiront alors à leur participation à la société comme citoyens à part entière. Une démocratie fondée sur la garantie et l’accès de tous aux mêmes droits et sur la participation de tous, est une démocratie qui rassemble tous ses citoyens. Ces deux revendications formulées par les plus pauvres ne sont pas seulement opérantes pour penser au sens d’une « alimentation durable » mais aussi pour penser aux politiques mettant en œuvre les droits fondamentaux de « protection de la santé » et le « droit à l’alimentation ».

Ces travaux s’appuient sur le recueil, par un cabinet de sociologie3, depuis 1999, des constats et analyses des personnes en situation de précarité lors de focus group mensuels sur des questions de santé organisés par ATD Quart Monde à Nancy. L’ensemble, retranscrit et décrypté, constitue un socle de connaissance essentiel à nos recherches. Il a pour but de promouvoir le savoir issu de l’expérience vécue, au côté du savoir universitaire et du savoir professionnel. Il favorise également le dialogue entre ces différentes expertises. L’alimentation, dimension essentielle de la santé, a été abordée à de nombreuses reprises au long de ces quatorze années d’échanges.

1 Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué-De Caigny, Marie-France Zimmer, Se nourrir lorsqu'on est pauvre - Analyse et ressenti de

2 Marie-France Zimmer.

3 Cabinet d’études sociologiques ; Études et Développement ; Mme C. Sibué-De Caigny.

1 Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué-De Caigny, Marie-France Zimmer, Se nourrir lorsqu'on est pauvre - Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité, ATD Quart Monde, mars 2014.

2 Marie-France Zimmer.

3 Cabinet d’études sociologiques ; Études et Développement ; Mme C. Sibué-De Caigny.

Magali Ramel

Magali Ramel est doctorante en droit public à l’Université Paris X Nanterre

Huguette Boissonnat Pelsy

Huguette Boissonnat Pelsy est alliée, responsable santé d’ATD Quart Monde

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Chantal Sibué de Caigny est sociologue

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Marie-France Zimmer est militante, membre du Conseil d’administration d’ATD Quart Monde, responsable santé.

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