Eugénie Barbezat : « J’ai cherché si c’était vrai… » À un moment de ses entretiens avec Jean-Michel, dont il réussira à faire sortir ce livre, tandis qu’il vient de lui relire tout un chapitre, Bernadette pose cette question : « Est-ce que c’est intéressant ? » Jean-Michel répond par une question :
« Mais n’est-ce pas ‘intéressant’, déjà, de découvrir comment une jeune fille jouissant d’une ‘bonne situation’ dans une entreprise de produits de ‘beauté’ bientôt mondialement connue, choisira finalement de se lier à une population recluse dans des zones où cette ‘beauté’, personne n’a les moyens de se l’offrir ? »
Je pense que la réponse est dans la question. On cherche tout au long du livre pourquoi cette jeune femme, qui ne connaissait pas à proprement parler la misère, va s’engager ; elle s’engage, mais elle se dit : « Non, ce n’est pas pour moi, je vais partir à l’étranger, je vais essayer de m’écarter de ce mouvement », et puis ce mouvement, cette cause l’accroche. Il s’accroche à elle plus qu’elle ne s’y accroche et il finit par la gagner tout entière et cela devient l’expérience de sa vie. Mais elle ne signe pas un papier. Elle ne se met pas des menottes. C’est un engagement, un attachement qui se fait progressivement et de manière extrêmement profonde. Pourquoi avoir fait ce choix, Jean-Michel, d’avoir voulu nous montrer aussi ces liens ?
Jean-Michel Defromont : C’est une décision commune avec Bernadette. Dans les premiers brouillons que je lui ai montrés, Bernadette parlait à la première personne. Mais à ce moment de son existence, elle était en train de faire le bilan de sa vie. Elle trouvait que c’était juste de montrer que nous étions dans un dialogue. Elle m’a dit : « Il faut que les gens comprennent que c’est toi qui fais le livre. » Or elle était déjà à l’hôpital quand on a parlé de ça. Et après, je lui ai dit, comment je fais ? Parce qu’elle et moi, on savait qu’on ne finirait pas ensemble. Elle était déjà très malade quand on a commencé. Immédiatement, elle m’a dit : « Tu vois avec Anne-Claire ».
E.B. : Paradoxalement, c’est ce qui m’a frappée, parce que j’ai lu les deux livres à la suite ; Geneviève de Gaulle, dans Le secret de l’espérance, parle à la première personne. On sent que son récit est maîtrisé totalement. Est-ce que vous pouvez nous dire un mot de Geneviève et de son rapport à l’écriture ?
J-M.D. : Avec Geneviève, ce n’est pas du tout le même personnage. C’est une de Gaulle et c’est une rescapée des camps de la mort. C’est une résistante du 17 juin, c’est-à-dire avant l’appel de Charles de Gaulle. Elle savait exactement ce qu’elle voulait dire dès la première ligne. Elle commence, elle dit : « Cela va s’appeler “Le secret de l’espérance” ». Elle voulait citer Bernanos en exergue, dans sa Vie de Jésus :
« Si nous pouvions disposer de quelque moyen de détecter l’espérance comme le sourcier détecte l’eau souterraine, c’est en approchant des pauvres que nous verrions se tordre entre nos doigts la baguette de coudrier… Les pauvres ont le secret de l’espérance. »
Donc Geneviève, était aussi un écrivain, et quel écrivain ! Beaucoup parmi vous ont lu La traversée de la nuit qui raconte les quatre mois de son trou noir dans le cachot de Ravensbrück où elle était enfermée, dans un lieu sans lumière. Elle a raconté ça cinquante ans après... Maintenant il fallait qu’elle raconte quarante ans et elle ne voulait pas faire un gros livre. Donc il fallait qu’elle aille vite. Elle savait qu’elle n’avait plus beaucoup de forces non plus, elle était malade. Dieu merci, elle a pu finir complètement le livre et elle a pu en contrôler même les épreuves. Avec elle, il n’y a pas eu besoin d’un auteur. J’ai donc été son « secrétaire », aidé par Christine Béhain qui l’était avant que je vienne travailler avec elle sur le livre, et aussi par Didier Robert dans l’histoire du combat pour la loi contre les exclusions.
E. B. : Contrairement à Geneviève Anthonioz de Gaulle, Bernadette n’a pas rencontré en premier le père Joseph, elle a rencontré la pauvreté incarnée par un petit garçon. Jean-Michel, vous nous racontez ce moment ?
J-M.D. : Bernadette avait écrit à l’abbé Pierre, très populaire après son appel à la radio un matin de l’hiver 1954 où il a expliqué qu’une femme était morte de froid et qu’on ne pouvait pas rester comme ça. Suite à son appel, les dons avaient afflué et il a pu construire plusieurs camps dans la ceinture de Paris dont celui de Noisy-le-Grand. Bernadette lui écrit alors qu’elle habite Vincennes, c’est une jeune fille moderne, secrétaire de direction du patron de L’Oréal. Mais l’abbé Pierre, malade, n’a jamais répondu à sa lettre. Bernadette, furieuse, se décide à aller à Noisy-le-Grand. Mais ce bidonville était à l’écart de la commune, il n’y avait plus de route, elle voit ce camp bizarre comme des bateaux à l’envers, enfoncés dans la vase. Encore assez loin, Bernadette voit les silhouettes des baraques mais elle voit surtout un petit gamin sur un monticule de boue avec une baguette, en train de crier sur le monde entier, il tape avec sa baguette dans la boue, elle avance tout doucement, à un moment donné le gamin lève la tête et alors qu’il baragouinait dans une langue que personne ne pouvait comprendre, il lui dit : « Papa a tout cassé dans la maison cette nuit. Maman elle a pleuré ». Bernadette s’accroupit, elle attend la suite mais le gamin ne dit rien d’autre et elle lui dit : « Tu t’appelles comment ? (« Gérard »). Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? » Et le gamin la prend par la main, la fait entrer dans le bidonville et la conduit à sa mère. Elle le met dans les bras de la mère, l’embrasse, et s’en va. Voilà la première rencontre de Bernadette, qui a fondé son engagement.
Je pense qu’il y a quelque chose de commun avec Geneviève, qui commence Le Secret de l’Espérance par cette phrase :
« Nous sommes entrés dans la chapelle. Il fait sombre et froid, comme dans les “igloos”… ».
Deux enfants sont morts brûlés dans leur igloo au camp de Noisy, quasiment à la même époque. Or, de la même façon que Bernadette, Geneviève a été complètement chamboulée par quelque chose qui était d’une injustice absolue vécue par des enfants et par des familles, une injustice qui ne trouvera comme réponse que l’engagement. La seule manière de faire c’est d’orienter sa vie autrement : c’est ce qu’elles ont fait toutes les deux, mais Bernadette a beaucoup plus résisté que Geneviève, pour ne pas se laisser embarquer dans une entreprise dont elle ne pouvait pas savoir si c’était le combat valable pour sa vie. Elle avait 23 ans…
E.B. : Dans les premières pages du livre, on trouve très vite la rencontre intime entre Geneviève de Gaulle et la pauvreté : c’est une histoire de reconnaissance, c’est-à-dire qu’elle reconnaît l’odeur des gens qui ne peuvent pas se laver, qui ont honte de puer, et cette honte elle l’a connue elle-même dans les camps. Donc y a quelque chose qui fait qu’elle est proche de ces gens parce qu’elle sait ce que c’est, il y a eu un moment de sa vie où elle a été réduite à rien. Je pense que le fondement de son engagement, c’est une manière de continuer le combat contre la déshumanisation parce qu’elle voit des ponts avec cette déshumanisation à grande échelle et qui correspondait à un programme qu’elle a subi, et qui est presque plus facile à combattre : quand on a un ennemi identifié qui s’appelle Hitler et qu’on a une armée et plusieurs pays qui s’y mettent, c’est plus facile à éradiquer que quand ce sont des choses souterraines que l’on ne veut pas voir et sur lesquelles on met une sorte de chape de plomb. Donc les racines de ce combat sont là, si je ne me trompe pas… Anne-Claire ?
Anne-Claire Brand : Oui, j’ai relu le livre J’ai cherché si c’était vrai pour découvrir les liens et je voulais lire un passage où l’on voit comment Bernadette rejoint un peuple qui est dans la clandestinité, mais je pense aussi comment Bernadette a vécu ce temps de guerre, elle en est marquée parce que, pour assurer son avenir, ses parents vont la mettre à Pontoise dans un pensionnat en zone rurale, c’était aussi assurer que les enfants puissent manger. Les parents les mettent là durant la semaine, Bernadette et sa sœur jumelle Brigitte, qui nous a redit cette souffrance éprouvée dans ce pensionnat, où elles voient comment, au cours du repas, les enfants de paysans ont pu amener leur nourriture et mangent, et les autres n’ont rien ! Bernadette dit dans son livre :
« On aurait pu au moins nous mettre dans deux pièces séparées mais on était là et on avait faim et on ne pouvait pas manger parce que nos parents n’amenaient pas la nourriture ».
Elle est très marquée par ce moment-là et elle en parle dès la première ou deuxième page : « J’ai rejoint ces gens, et c’est la misère qui m’atteint le plus, l’exclusion que j’ai aussi connue dans mon enfance ». Ce n’est pas la misère, mais c’est ce moment très fort dont elle a souffert et qui va la rendre sensible, plus que sensible, dans une empathie, dans une manière de porter sur ses épaules quand elle verra d’autres vivre cela. On voit ce lien fort entre Geneviève et Bernadette qui ont rejoint ce même combat de résister contre la misère.
Bien après, en 1976, Bernadette va bâtir le Mouvement dans le Nord, à Lille.
« Tous ceux qui l’ont connue se souviennent de la mobilisation incroyable qui avait entraîné un monde fou dans la défense d’une famille rendue coupable à tort, devant la justice, de la misère sans fond où elle était tombée ».
À ce moment, il y a une mobilisation qui va se faire dans toute la France autour de l’action menée à Paris par les familles réunies à la Cave3, cela ira jusqu’à un procès4 que le Mouvement gagnera et où le président dira que l’on est vraiment en train de faire un procès à la misère. On retrouve ainsi Bernadette qui rejoint des gens dans une résistance clandestine. Qu’ont fait ces parents ? C’était leur résistance face à toutes les institutions qui venaient chez eux et dont la seule solution était le placement des enfants, donc la destruction totale de la famille et cette résistance clandestine, c’est là où Bernadette n’a pas cessé de comprendre ce que Joseph Wresinski avait créé au cœur d’un pays, au cœur d’un peuple, au cœur du monde : parce qu’il a mis en route cette résistance, elle allait pouvoir devenir une résistance reconnue et qui va influer sur la nation. Mais même quand elle ne va peut-être pas jusqu’à influer, elle fera au moins que les gens qui résistent se voient comme des résistants reconnus. Je pense que c’est la plus grande chose qui continue face à la misère, et que l’on peut faire un lien extraordinaire entre Joseph Wresinski, Bernadette Cornuau et Geneviève de Gaulle : c’est de rejoindre des gens en clandestinité, pour être dans une résistance reconnue.