Un projet de libération en mouvement

Eugen Brand

p. 8-16

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Eugen Brand, « Un projet de libération en mouvement », Revue Quart Monde, 236 | 2015/4, 8-16.

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Eugen Brand, « Un projet de libération en mouvement », Revue Quart Monde [Online], 236 | 2015/4, Online since 20 June 2016, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6495

Le projet de libération commune auquel nous invitent les plus pauvres implique, après la mort du fondateur, la recherche d’une nouvelle gouvernance qui pourrait à la fois l’incarner et le rendre possible dans la durée. Cela suppose de prendre en compte la responsabilité propre de chacun, en construisant ensemble une coresponsabilité ou, comme le disent nos amis haïtiens, une gouvernance « têtes ensemble ». (Interview réalisée début octobre 2015).

Index de mots-clés

Gouvernance

« Si nous étions à l’écoute, nous découvririons que les plus pauvres nous proposent un chemin de libération à construire pour grandir libres ensemble. »

« Personne ne se libère seul. Personne ne libère seul les autres. C’est ensemble que nous nous libérons. Finalement, en quoi notre recherche d’une gouvernance ‘têtes ensemble’ contribue à ce que ce chemin de libération que les plus pauvres proposent trouve reconnaissance au sein de nos pays et sociétés, aux yeux de la communauté internationale ? »

Revue Quart Monde : Ces paroles, que tu as prononcées lors des ateliers préparatoires au Séminaire d’action de Villarceaux, semblent indiquer que la racine d’une nouvelle gouvernance, cherchée depuis le départ du père Joseph, le 14 février 1988, se trouve dans l’actualisation de ce projet de libération qui était le sien et qui reste celui du Mouvement. Est-ce bien cela ?

Eugen Brand : Oui, c’est bien la question qui était la nôtre au moment de la mort du père Joseph : qu’est-ce qui va permettre de poursuivre ce chemin d’un mouvement réellement utile à la rencontre de ceux qui se trouvent dans les situations les plus extrêmes d’exclusion avec l’ensemble de la société, et que cette rencontre n’ait pas lieu dans l’arrière-cour d’un mouvement, mais au cœur de la société, là où elle se cherche, se pense, décide de ses orientations ?

Cette question se posait sur deux plans : d’où, désormais, vont venir l’inspiration et l’orientation dans cette recherche de grandir comme un mouvement de libération ? Et comment s’y prendre ? On a cherché ensemble le chemin d’une gouvernance qui unifie ces deux enjeux. Où est la légitimité de ce qu’on va entreprendre ? Où est la boussole ?

Nous n’en avions pas alors une vision commune et certains disaient : notre guide ne peut être que le père Joseph ; d’autres exprimaient : désormais, cette orientation ne peut venir que des militants, et à travers eux, des plus pauvres ; d’autres pensaient que le point de départ devait rester le volontariat.

Face à l’inquiétude que créait cette disparition du Fondateur, chercher à se rassembler avec ses semblables comme point de départ ne pouvait qu’amener à se séparer ou à se fossiliser petit à petit et nous empêchait de nous trouver ensemble à l’intérieur de la question de comment rester un mouvement de libération.

Sur ce comment, on n’était pas non plus dans une vision commune ; dans un premier temps, on a voulu remplacer une inspiration, une nouveauté inscrite dans l’histoire de l’humanité, par une sorte de centralisation : tout doit passer par le centre et repartir du centre. Cela n’était pas une recherche de pouvoir mais révélait bien notre inquiétude, notre manque de savoir-faire. On se disait alors : est-on en train de tomber dans une crise ? Comment rester un mouvement et non masquer nos désaccords par une nouvelle structure « fédérative » ? Comment trouver ensemble les moyens d’une nouvelle gouvernance ? Le père Joseph nous avait laissés non pas avec une feuille de route, mais avec l’héritage d’une confiance qu’il avait créée avec les siens et les autres membres du Mouvement et de la société. Nous étions donc dans une formidable possibilité d’avancer et beaucoup parmi nous y tenaient : il faut que le Mouvement reste un élan et un droit pour les plus pauvres.

Cela nous a pris du temps de comprendre qu’il fallait nous lier autrement pour continuer à travailler ce projet de libération, ensemble avec tous les membres, les militants, les alliés, les volontaires et ceux qui n’étaient pas encore là, comprendre qu’au niveau de la gouvernance, on ne pouvait pas prolonger la façon de faire du fondateur. Comment passer d’un fondateur à un groupe ? Il fallait oser se libérer de sa façon de faire, non par critique, mais par humilité, faire le deuil tout en cherchant à rester absolument fidèles à « l’essence originelle », à la responsabilité de ce pourquoi on est là. Comment tenir les deux bouts : ne pas vouloir prolonger une réalité antérieure tout en restant profondément ancrés dans la nouveauté qu’elle a introduite ?

On a compris, petit à petit, qu’on n’était pas dans une crise mais avec la nécessité de grandir dans une prise de conscience collective que, dans cette indispensable transformation, il n’y avait ni maître ni élève, mais une recherche à inventer ensemble, forts de nos différentes racines d’engagement et dans une dynamique intergénérationnelle.

À la fin de sa vie, le père Joseph avait créé des outils de recul ; il avait créé l’équipe de la « Forêt Noire »1 avec ce souci de garantir la priorité aux plus pauvres. Cette création avait un sens profond à ce moment ; ce n’était pas le lieu qui devait reprendre l’orientation du Mouvement mais, ancré dans une vie partagée, c’était un lieu pour oser aborder nos différentes façons de voir les choses, pour avancer dans les questions telles que : comment rester fidèles aux plus pauvres, qu’est-ce qu’une politique globale, quelle légitimité pour quelle gouvernance ? Avec le temps, l’expérience a montré les limites de travailler de telles questions au sein d’une seule équipe ; il fallait arriver à mettre ces questions dans l’horizontalité au sein du Mouvement et au-delà.

RQM : Donc la Forêt Noire correspondait à une nécessité à un moment donné, vers la fin de la vie du père Joseph et juste après, pour préparer la suite : pour assurer le passage de la gouvernance personnelle du Fondateur à la gouvernance d’un groupe ; mais est-ce que ce fut une équipe de transition, pour préparer la voie à ce qui est venu ensuite, les dynamiques de discernement, de relais, etc. ?

E.B. : Non, pas une équipe de transition ! Pour moi c’était un outil que le père Joseph avait proposé. On l’a expérimenté avec des pas en avant, des pas en arrière, avec des erreurs, des blessures, des désaccords dont nous avons beaucoup appris et qui ont conduit à ces dynamiques de discernement et de relais. Ce Mouvement, on ne pouvait pas l’organiser avec des « instances d’animation », comme au début avec le Secrétariat général, et la Forêt Noire comme lieu de recul. Il nous fallait créer les conditions permettant, depuis nos multiples lieux d’ancrage et d’engagement, d’avancer et de s’arrêter en Mouvement pour comprendre où va le monde, pour bâtir une connaissance qui soit une réelle boussole, pour tenir les uns aux autres et décider ensemble nos orientations.

RQM : C’était une manière de « se libérer » d’un outil mis en place par le père Joseph, qui avait été indispensable à un moment donné, mais qui n’était pas vivable à long terme, comme l’expérience l’a montré ?

E.B. : Oui, de la façon de faire du père Joseph, j’ai compris qu’il nous disait : « Si vous me répétez, vous mettez le Mouvement à mort ! » Il n’a jamais créé une chose comme un but en soi. Il avait la capacité à la fois de faire grandir le Mouvement en reconnaissance et en légitimité pour qu’il soit un tremplin pour les très pauvres, tout en refusant de faire bloc, d’empaqueter le Mouvement dans des frontières immuables, dans des identités figées. Avant la pose de la Dalle du Trocadéro2, maintes fois je l’ai entendu questionner et se questionner : « Comment cet acte va-t-il créer un nouveau mouvement capable d’abaisser les barrières et de traverser de nouvelles frontières ? », comme il avait poussé les jeunes à le faire en 1985 lors du rassemblement au Bureau international du Travail. Il avait un sens pertinent de l’action, de ce qui pouvait être utile à un moment donné, de ce qu’il fallait oser remettre en question - en fonction de ce qui change ou ne change pas dans la vie des familles et au sein du monde.

RQM : C’est lui qui a insufflé cette dynamique de se remettre en question, de ne jamais figer une structure parce qu’on aurait trouvé la solution, et donc trouver ce qu’il faut au moment où il faut ?

E.B. : Oui, ne jamais figer, ni une structure, ni une pensée, ni une action, du simple fait que pour aller au fond des choses, il fallait que ceux qui n’étaient pas encore là deviennent présents comme partenaires de la construction de ce vivre ensemble. Il fallait garder cette capacité de rester une impulsion inachevée, une identité ouverte qui appelle à l’innovation au niveau des moyens. Cela a été passionnant mais difficile. En même temps, il y a des choses à ne plus remettre en question, comme cet essentiel qu’est l’égale dignité, ou encore l’orientation de s’unir donnée par la Dalle à l’honneur des victimes de la faim, de l’ignorance et de la violence, aussi le chemin qui a conduit aux Principes directeurs Droits de l’Homme - Extrême Pauvreté et la connaissance-expertise menée en coresponsabilité entre militants, volontaires et alliés : La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix. À ne plus remettre en question non plus des innovations telles que les Universités populaires Quart Monde, le Croisement des savoirs3, TAE (travailler et apprendre ensemble), l’expression par l’art et la culture, Tapori4,

Dans tous ces chantiers, qu’avons-nous gagné avec les familles et en quoi savons-nous le défendre comme un tremplin indispensable pour nos États et nos sociétés dans leur ensemble ? Cela nécessite que ces chantiers restent ouverts et inachevés, tout en gardant le cap de nos combats ! Ainsi en a-t-il été au niveau des Objectifs du Millénaire, avec notre contestation, dès le début, de cet objectif imposé par les Institutions financières de réduire d’ici 2015 le nombre des pauvres de 50 % ! Elle nous a conduits, au travers d’un énorme travail d’évaluation, à contribuer à gagner dans l’Agenda pour 2030 des Nations Unies l’engagement des Chefs d’État affirmant que « personne ne soit laissé de côté ». L’un ne va pas sans l’autre : fermeté du combat et liberté d’innovation.

RQM : Il s’agit donc de tenir ferme dans le combat, sans idolâtrer des structures provisoires qui nous conduiraient à une fossilisation - tentation permanente de toutes les institutions ?

E.B. : Oui. Je pourrais prendre un autre exemple, qui me fait beaucoup réfléchir. Depuis 1999, nous avons essayé de créer une gouvernance ancrée dans les personnes et qui permette au Mouvement de se penser depuis les différentes régions du monde. C’était un pas proposé face au besoin de décentrer le Mouvement. Pour la Délégation générale, ces équipes de délégués pour les régions étaient un espace pour aider à prendre recul avec d’autres, pour regarder le Mouvement depuis les lieux d’ancrage, et cela a permis des choses positives, des initiatives. Par exemple, à un moment donné, on a été très inquiets du dérapage des rassemblements à l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, qui devenaient de plus en plus une affaire portée par des présidents d’associations. On cherchait comment mettre cela en question et la manière de s’y prendre est venue du Mouvement au Canada qui a su faire de cette journée un levier de rassemblement de tous les citoyens en solidarité avec les très pauvres. A partir de cette expérience, une évaluation mobilisant de nombreux pays a été mise en route, qui a impliqué aussi les États et les institutions des Nations unies et qui a donné lieu à un rapport de son Secrétaire général Kofi Annan, remettant les choses à leur juste place. Aujourd’hui, en me référant à mon expérience jusqu’en 2012, je m’interroge car la question n’est pas seulement de savoir comment le Mouvement prend plus d’ampleur dans la région africaine, ou en Europe, sans devenir pour autant des forteresses, mais en quoi cette nouvelle façon de s’organiser permet à chaque membre du Mouvement d’être un acteur connu et reconnu, un acteur éminemment local, enraciné, entouré et, en même temps, éminemment international. Il a fallu aussi qu’on invente d’autres outils, des liens directs de communication entre les personnes de différents quartiers, villes, villages, pays, régions. On l’a développé dans l’évaluation-programmation, où on a mis en dialogue une équipe du Val d’Oise et une équipe à Bangkok et une autre au Pérou, parce qu’elles ont des questions parentes et qu’elles doivent pouvoir y réfléchir ensemble. Nous avons aussi cherché à créer de tels liens directs avec tous ceux parmi nous qui sont engagés dans le monde rural, de même avec le monde chinois.

RQM : Donc, les régions correspondaient à une vraie nécessité, mais voilà que l’exemple du monde chinois montre que cette réalité est disséminée partout dans le monde ?

E.B. : Oui, il a des communautés chinoises partout dans le monde, et il ne s’agit pas de globaliser cela mais de comprendre de quoi le Mouvement a besoin pour que dans les différents pays, nous créions des liens avec le monde chinois et que ça puisse contribuer à l’avancée du Mouvement. Les réfugiés, c’est la même chose : dans chaque région, comment contribuons-nous d’une manière tout à la fois locale et mondiale, depuis là où nous vivons et agissons, à porter ce défi ?

RQM : Pourrions-nous évoquer à présent la question de la responsabilité et de la coresponsabilité ? À qui, à quoi voulons-nous donner du pouvoir : ne serait-ce pas d’abord permettre à chacun d’exercer ses responsabilités, à commencer par les plus pauvres ? Or nul ne peut être responsable seul ; on ne peut qu’être coresponsables, ensemble. Nous ne pouvons donc qu’essayer d’agir en cohérence avec cette volonté de permettre à chacun d’être coresponsable avec les autres. Est-ce bien juste ?

E.B. : Oui, la question d’une gouvernance pour donner du pouvoir à qui, à quoi et comment a été un axe central de notre séminaire final. On revient à la question de départ : en quoi cette gouvernance donne-t-elle pouvoir à ce que le Mouvement puisse rester un mouvement de libération ? Cette question de la libération et de la liberté nous a beaucoup animés dans notre recherche de gouvernance. Il s’agit de ne pas se laisser entraîner dans des sortes d’oppositions : il y va de la liberté des plus pauvres, mais aussi de la propre liberté de chacun et de la liberté du Mouvement. Comment ces trois choses sont-elles liées ? C’est dans la mesure où on comprend ce lien que la gouvernance prend force et sens. Le point de départ, c’est que les plus pauvres nous proposent un projet de libération. Pour les personnes qui font un choix de poursuivre dans le Mouvement, que faut-il pour qu’elles puissent se reconnaître dans la durée dans ce projet et clarifier en quoi elles y trouvent un chemin de leur propre liberté ? Si le Mouvement peut avoir un impact dans la durée, c’est qu’il est un lieu où on ne peut adhérer à ce projet que proposent les plus pauvres et y mettre toutes nos énergies sans être en même temps un chemin où notre propre recherche de liberté puisse se développer. Aussi comment créer des chemins où les personnes elles-mêmes, qu’elles soient nées dans la misère ou tout à fait ailleurs, se sentent marcher ensemble vers une libération ? On ne se libère pas seul, on ne libère pas seul les autres, on se libère ensemble.

Or la coresponsabilité implique que le Mouvement ne soit pas la somme de nos libertés mais un espace de liberté pour tous où on s’offre notre mouvement sans maître ni élève, où on s’offre notre histoire, on s’offre l’aujourd’hui, on s’offre nos racines comme notre horizon.

Pour moi, la coresponsabilité, dans un projet de libération, c’est d’abord être ensemble dans ce que le père Joseph appelait le contenu du désespoir et de l’espérance des plus pauvres, c’est s’impliquer dans des dynamiques de connaître ensemble, parce que sinon la connaissance devient un outil redoutable de pouvoir sur l’autre qui se trouve par-là dépossédé de sa vie, de son savoir, de sa liberté et finalement enfermé par des personnes qui pensent savoir à sa place ce qui est bon ou pas pour lui.

Dans cette volonté d’être coresponsables en écho au désespoir, à l’espérance et au courage de ceux et celles qui subissent la misère, il y a eu la création du Centre international Joseph Wresinski, à Baillet-en-France, pour rassembler toutes nos sources documentées et travailler à l’histoire et l’identité de la communauté humaine dans son refus de la misère ; il y a eu la création du Croisement des savoirs afin de produire des connaissances décloisonnées offrant de nouvelles solutions face aux grands défis de notre temps ; et puis la création d’une gouvernance qui cherche à se mettre dans l’horizontalité pour établir un lien entre pouvoir et partage du pouvoir au sein d’un vivre ensemble digne de tous.

RQM : Ce sont donc les trois grandes innovations : le Centre Joseph Wresinski, le Croisement des savoirs et la recherche d’une Gouvernance dans l’horizontalité ?

E.B. : Oui, allant de pair avec la volonté de permettre au Mouvement de grandir dans de nouvelles réalités, très diverses. Par exemple, le père Joseph disait : « Le Mouvement ne peut pas commencer dans des lieux en guerre ». Pourtant, avec le temps et par la force des choses, ce dernier s’est trouvé dans des lieux de guerre. Je pense au Guatemala, à la Côte d’Ivoire, à Haïti, au Centrafrique où grâce au courage des uns et des autres le Mouvement a acquis de nouveaux savoir-être et entreprendre au sein de conflits armés. Le monde, à travers toutes les tensions, est aussi en guerre ; le Mouvement doit y être présent, car les gens l’attendent, ils portent déjà en eux ce projet de libération des plus pauvres, que les guerres trahissent.

On a appris aussi que ce n’est pas parce qu’on vient d’un enfouissement avec un peuple depuis Noisy-le-Grand que l’on reste armé pour toujours pour participer à l’élaboration de nouvelles lois. En quoi permet-on sans cesse à de nouvelles générations de retourner dans une présence-action avec les plus pauvres, cela a été un autre fil important. Et à travers ça, on a été conduits à ce grand chantier : La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix5. Dans notre monde, la sécurité des uns s’impose au prix d’une plus grande insécurité des autres ; on a vu dans ce cadre que la boussole dans notre recherche d’une gouvernance pour la paix passe par de tels chantiers communs de connaissance, où il n’en va pas d’un thème mais de l’implication de nos vies à tous.

RQM : Si chacun est coresponsable, c’est que chacun est artisan de connaissance : on ne peut être responsable de ce qu’on connaît seulement par ouï-dire ? Mais si chacun est coresponsable au niveau de la connaissance, comment chacun est aussi coresponsable dans la prise de décision ?

E.B. : Avec ce chantier de regarder notre gouvernance, on a essayé de dire où s’enracine cette coresponsabilité. Après la mort du père Joseph, on appelait cela la collégialité par souci que le Mouvement ne soit dirigé par une seule personne. Cette peur nous a conduits parfois à la paralysie. Dans le travail de discernement en vue de la nomination de la Délégation générale en 1999, est venue cette question des processus de décision : comment préparer la décision, comment mettre les uns et les autres dans le coup, comment à un moment donné prendre une décision finale ? Une question à laquelle je ne m’attendais pas m’a été posée durant ce discernement : accepterais-tu cette mission d’avoir l’ultime décision ? Je comprenais le sens de cette demande, d’où venait cette nécessité, mais je ne pouvais la concevoir s’il n’y avait pas un accord pour créer ensemble une culture où chacun accepte de se trouver, à un moment donné, dans la responsabilité d’une ultime décision. Durant mes mandats de Délégué général, rares sont les exemples où il a fallu y recourir : la plupart du temps, ce fut l’aboutissement d’un travail de mettre les gens autour de la table qui a permis une prise de décision finale. La contrepartie d’un Mouvement qui donne cet outil de l’ultime décision à chaque responsabilité conférée, c’est la place et la reconnaissance qu’on offre à chacun, et en même temps la qualité de liens qu’on tisse entre nous. Or on a été parfois dans des situations où les gens ne se parlaient plus, n’arrivaient plus à réfléchir ensemble, donc comment avancer dans ce chantier de la consolidation des liens entre nous ? Quand chaque membre de notre Mouvement porte pour sa part cette responsabilité d’une dernière décision, chacun a aussi la responsabilité de demander conseil, de travailler les désaccords pour pouvoir dire : maintenant je prends cette décision.

D’où l’importance d’approfondir notre éthique de la confrontation face aux désaccords, comment on les travaille pour déboucher sur des décisions, s’assurant que chacun ait bien sous ses pieds une terre de reconnaissance. J’ai toujours gravée en moi cette parole de Cécile Worms6 : « Quand on est dans un désaccord et qu’il conduit à nier à l’autre son appartenance au Mouvement, on casse tout ». On n’est jamais à l’abri de telles dérives.

RQM : Cela veut dire qu’on s’érige en juges de l’identité de quelqu’un, alors que dans le Mouvement, personne ne peut décider à la place de l’autre de son identité ?

E.B. : Oui, cela contient cela. Et puis le sens des décisions : une décision n’est jamais pour toujours, il faut être prêt à la remettre en question en créant les conditions pour que cette remise en question ne soit pas arbitraire. Au moment de la prise de décision, quand elle est importante, il est impératif de préciser les modalités de son évaluation. Sinon, cela peut être source d’abus de pouvoir. Avec le temps, j’ai compris l’importance qu’une prise de décision n’efface pas les désaccords qui persistent. Là aussi, c’est une question d’équilibre : comment faire pour que les désaccords ne paralysent pas la réalisation de ce qu’on a décidé, mais aussi continuer à respecter les différentes opinions. Par exemple, on a décidé qu’il ne revenait pas au Mouvement d’incarner une position du pour ou contre par rapport à la démarche pour la béatification du père Joseph, mais il faut pouvoir continuer à entendre les : « Moi, je ne suis pas d’accord », pour comprendre ce qu’il y a au fond de cette façon de ne pas être d’accord. D’autres ont dit : « Je ne suis pas d’accord avec la démarche du Prix Nobel pour la Paix », d’autres encore ont dit leur désaccord pour le travail avec la Banque mondiale, etc. Quand on se donne les moyens de ne pas simplement bloquer les choses, mais de regarder ensemble les préoccupations, les questions ou la vision se trouvant au fond d’un désaccord, à mes yeux, cela a toujours été une richesse pour l’avenir du Mouvement.

RQM : Si les décisions sont pour un temps, c’est au niveau de l’organisation, des objectifs précis, etc. Mais ça suppose qu’il y a des choses qu’on ne remet jamais en question. Qu’on veut détruire la misère, qu’on refuse les exclusions, qu’on cherche à bâtir la confiance ; donc on a une base commune suffisamment forte pour pouvoir accepter des désaccords même importants.

E.B. : Dans les quatre ateliers et le séminaire final, le défi a été de ne pas déraper dans des considérations mais d’arriver à mettre en dialogue nos expériences. De là se sont posées à nous différentes questions : où se situe dans un Mouvement comme le nôtre la véritable continuité ? Comment a-t-on cherché à faire mouvement, alors que nous sommes très différents ? - avec la conscience que cela représente une force mais aussi un danger comprenant des tensions et des injustices que chacun peut ressentir. Cela nous a amenés à regarder de quelle liberté individuelle et collective il s’agit. S’est aussi cristallisée la question d’une gouvernance qui a cherché à donner du pouvoir à qui, à quoi et comment ? De cette interrogation est ressorti que donner du pouvoir à la participation de tous en ajoutant des chaises ne suffit pas, que ce soit dans le Mouvement ou au sein de nos sociétés. La participation ne peut pas être un alibi, elle est exigeante, elle doit transformer notre façon même de penser, d’agir et de décider ensemble.

Par ce travail mené pendant un an, on n’a pas voulu définir ce qu’est ou devrait être la gouvernance d’ATD Quart Monde, mais contribuer à créer toujours plus les conditions qui permettent de regarder et de bâtir notre gouvernance « têtes ensemble », à partir de nos expériences vécues.

Au cœur de tout cela, il y a, pour moi, la question de la confiance : est-ce que le Mouvement grandit en confiance ? Il faut pouvoir s’appuyer sur elle, et que cela reste un projet. Car on ne peut pas présupposer que la confiance est déjà acquise : l’expérience des très pauvres prouve le contraire, leur confiance est régulièrement trahie. « Pourquoi je te ferais confiance ? », me demandait Markus Liechti du haut de ses dix ans, assis sur l’escalier à l’entrée de la cité d’urgence à Bâle, lors de notre première rencontre en 1976, en poursuivant au moment de se quitter à la fin du Pivot culturel7 : « Si tu veux, je peux t’aider ! ». Le Mouvement est un projet de confiance entre celles et ceux qui se trouvent dans les situations les plus extrêmes d’exclusion et de discrimination et l’ensemble de la société ; donc forcément aussi entre nous, au sein du Mouvement. Ce projet, nous le construisons jour après jour. C’est la raison première de la gouvernance que nous cherchons.

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©Photo Vladimiro Pino Amach i- ATD Quart Monde - Haïti - 2010

1 Voir l’article de Louis Join-Lambert, page 5.

2 Lors de la première Jounée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 1987.

3 Le Croisement des savoirs est une dynamique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui

4 Mouvement international d’enfants qui veulent être les « amis des sans amis », initié par ATD Quart Monde.

5 Voir l’article de Louis Join-Lambert, page 5.

6 Membre d’ATD Quart Monde, alliée investie dans la formation et la mise en réseau des engagements.

7 Voir page 3, note 1.

1 Voir l’article de Louis Join-Lambert, page 5.

2 Lors de la première Jounée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 1987.

3 Le Croisement des savoirs est une dynamique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels. Ces différents savoirs produisent une connaissance et des méthodes d’actions plus complètes et inclusives. Le Croisement des savoirs, mis en œuvre dans de nombreux pays, s’inscrit dans des domaines très divers : santé, travail social, éducation, sciences humaines et sociales, etc. La démarche est fondée sur une méthodologie rigoureuse et expérimentée depuis des années, formalisée dans le livre Le croisement des savoirs et des pratiques - Quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble, Éd. de l’Atelier/Quart Monde, réédition 2008.

4 Mouvement international d’enfants qui veulent être les « amis des sans amis », initié par ATD Quart Monde.

5 Voir l’article de Louis Join-Lambert, page 5.

6 Membre d’ATD Quart Monde, alliée investie dans la formation et la mise en réseau des engagements.

7 Voir page 3, note 1.

©Photo Vladimiro Pino Amach i- ATD Quart Monde - Haïti - 2010

Eugen Brand

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde depuis 1972, Eugen Brand a été membre du Secrétariat général de 1988 à 1993, Délégué général de 1999 à 2012.

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