Quelques jours après les sanglants attentats de novembre à Paris, assise dans l’ambiance obscure et feutrée d’une petite salle de cinéma, je découvre la dernière production de Robert Guédiguian1, Une histoire de fou2. Film retraçant très finement le processus historique qui a amené les pays d’Europe à reconnaître le génocide arménien. Ce processus incluait que des militants arméniens très déterminés fassent des attentats ciblés.
Réalisé par un Arménien communiste de Marseille, le film défend la thèse que la violence est nécessaire lorsque la cause est juste alors que toutes les autres voies ont été explorées et ont été inefficaces. Pourtant R. Guédiguian se déclare pacifiste.
Cela m’interpelle profondément.
Au début, de superbes séquences en noir et blanc : Berlin, 1921, Soghomon Tehlirian tue Talaat Pacha, principal responsable du génocide arménien. Lors de son procès, il témoigne tant et si bien que le jury populaire l’acquitte, reconnaissant donc la cause comme juste.
Puis, retour à la couleur : des années plus tard, à Marseille, le jeune Aram est un idéaliste voulant que la Turquie reconnaisse les crimes commis. Il reproche à ses parents leur inaction par rapport au génocide. S’il est soutenu par Anouch, sa mère, Hovannes, son père, veut vivre en paix en France. Tous deux ont mis toutes leurs forces à s’intégrer. La grand-mère vit dans le souvenir de ce déracinement brutal d’Arménie en 1915. Par ses chants, ses paroles, les souvenirs des horreurs qu’elle garde vivants, elle transmet la violence subie.
Au fil du temps, Aram s’implique de plus en plus dans une cellule d’activistes. C’est lui qui manipule le détonateur dans un attentat visant l’ambassadeur de Turquie. Le diplomate est tué mais Gilles, un étudiant en médecine qui passait par là, perd l’usage de ses jambes. Alors qu’Anouch est dévastée, Aram part pour le Liban en camp d’entraînement...
Devenu terroriste, il reste un être humain perturbé par cette victime collatérale, Gilles, qui était là au mauvais moment, puis par les victimes innocentes des attentats qui suivront, dans une spirale qui finit par l’aspirer lui-même. Il s’oppose au chef de sa cellule terroriste, qui pense pour le groupe. Aram, lui, continue à penser par lui-même. C’est d’ailleurs ce conflit, maintenu ouvert en lui, qui le conduira à la mort.
Le parallèle avec les attentats très récents de Paris s’impose à moi.
J’ai - tout de suite - cette question : résistants ou terroristes ?…
Quand Anouch, la mère, comprend le rôle d’Aram dans les attentats, elle veut le ramener à la raison. En ce sens elle nous éclaire. Elle ne considère pas qu’il soit perdu. Elle croit qu’il peut changer. C’est elle qui déclenche un processus de rapprochement en allant voir Gilles, le blessé, à Paris. Elle se situe sur le terrain affectif et veut que Gilles rencontre son fils pour lui montrer que ce dernier n’est pas le monstre qu’on croit. C’est ce qui donne toute sa densité au film (qui, sinon, serait uniquement historique, politique).
Une autre question me vient alors à l’esprit.
Les membres d’ASALA3 sont-ils volontaires, ou sont- ils embrigadés ?… Y a-t-il une si grosse différence avec Daesh, qui érige des jeunes ayant grandi chez nous en super héros défendant le Bien contre le Mal, le Califat contre les mécréants…, au service de la haine ?
Le film Une histoire de fou part du point de vue qu’il faut créer un rapport de force pour aboutir à quelque chose. Mais loin de la haine, fidèle à l’universalité de son engagement, Guédigian rend hommage dans la dernière image du film à ses amis turcs comme Pinar Selek4 qui, comme d’autres Turcs démocrates, s’opposent au régime actuel.
Considérant les attentats et les horreurs perpétrés par Daesch, si on peut entrevoir la soif d’exister des jeunes, la volonté d’agir pour réparer des torts faits à leurs familles, ou pour une cause plus grande qu’eux, on ne peut cependant pas admettre cette sorte d’abnégation monstrueuse qui tue en aveugle, les autres et soi-même, qui nie l’être humain, qui viole tout sentiment de compassion et en retour empêche toute possibilité de dialogue.
Il me revient alors ce que nous disait un de mes professeurs de philosophie : « Une cause est d’autant plus juste qu’elle respecte tout l’homme et tout homme ».
Voilà un repère qui me convient… La justesse de la cause que je poursuis est à juger à l’aune du respect de ma dignité d’être humain, et de celle de tout être humain habitant notre terre commune. Elle suppose également la connaissance des multiples identités de chacun. Aram est bien sûr devenu un terroriste arménien, mais il est aussi un jeune de la génération de Gilles, un fils, un grand frère, un étudiant français… Pourquoi alors s’obstiner à ne mettre en avant qu’une seule de ces identités5, à en faire une prison, en rendant le dialogue impossible ? Comment croire que l’élimination de mon interlocuteur fera disparaître les divergences inévitables (et parfois insupportables) ? C’est la piste qu’amorce d’instinct la mère d’Aram : il faut un peu d’humanité pour commencer à ouvrir l’avenir.
… Quand les lumières se sont rallumées dans la petite salle obscure, une certitude m’a éclairée : mon camp d’entraînement personnel et collectif pour une cause juste continuera à suivre cette piste-là. Les ennemis ciblés en priorité étant l’injustice, l’enfermement, la discrimination, l’exclusion, la pauvreté.