Aux Pays-Bas, quelques grandes villes se voient confrontées à des problèmes de qualité de vie dans certains quartiers.1 Les habitants se plaignent d’incivilités, d’atteintes à l’ordre public, de malpropreté, de petite criminalité... Sur l’insistance de partis locaux inspirés par le populisme, notamment dans la deuxième ville du pays, la Ville de Rotterdam, où ces partis sont bien implantés, les gouvernements successifs, à composition différente, ont dès l’année 2005 adopté plusieurs lois visant à faire face à ce problème. Cette législation, officiellement intitulée Loi permettant des mesures spéciales pour traiter la problématique des Grandes Villes,2 s’appelle dans la vie courante la Rotterdam-wet (Loi de la Ville de Rotterdam). Cette loi offre au gouvernement la possibilité d’accorder à certaines villes l’autorisation d’instaurer un permis de logement pour certaines parties de la ville. Des nouveaux locataires ont besoin d’un permis pour louer une maison. Les villes concernées doivent – bien sûr – d’abord démontrer la nécessité de ces mesures avant que le Ministre concerné ne donne son accord.
La première loi, datant de 2005, permet aux villes d’exiger que les ménages qui veulent louer dans les quartiers spécifiques désignés, habitent déjà depuis six ans dans la ville ou son agglomération, et disposent d’un revenu provenant de leur propre activité ; cela veut dire ne pas dépendre d’une prestation de sécurité sociale pour répondre à leurs besoins. En effet, la loi envisage de promouvoir la mixité sociale et un « ballottage positif » en faveur de ménages vivant de leur travail.
Quand on lit l’Exposé des motifs de la loi d’origine, celui des lois qui ont suivi, ainsi que les documents annexes3, on retrouve constamment l’idée – exprimée par les représentants du gouvernement – que les allocataires de la sécurité sociale sont responsables des problèmes de la qualité de vie dans les quartiers.
Les instances consultatives du gouvernement, comme le Conseil d’État ou le Collège des droits de l’homme, ont à plusieurs reprises souligné l’aspect discriminatoire de cette législation. On peut, en effet, affirmer qu’il s’agit bien d’une discrimination en raison de pauvreté. Ce critère figure sous la dénomination « l’origine sociale » ou « fortune » dans l’ensemble des Traités en matière des Droits de l’homme. Mais il ne se trouve pas mentionné comme tel dans la Constitution. Il n’est pas non plus incorporé dans la législation en matière du traitement inégal qui suit les Directives de l’Union européenne4. Formellement, il n’est donc pas possible d’invoquer ce critère de discrimination dans une procédure judiciaire ou semi-judiciaire. Mais il est clair – comme l’ont dit les instances consultatives et même le gouvernement – que ces mesures sont susceptibles de créer une situation de discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique ou sur le sexe, alors que les groupes concernés sont expressément protégés par la législation en vigueur.
La Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’homme ne se prononce pas
Les mesures de la Rotterdam-wet ont été, entre autres, l’objet d’une plainte soumise à la Cour européenne des Droits de l’homme à Strasbourg dans l’affaire Garib contre les Pays-Bas5. En deuxième instance, la Grande Chambre juge sur la base d’arguments purement formels qu’il n’y a pas violation de l’article 2 du Protocole nº 4 à la Convention, ainsi libellé :
« Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. »
La Cour s’est limitée à juger la situation qui se présentait au moment des faits, celui du refus du permis de logement, et non pas la situation qui prévalait à une date ultérieure. Elle n’a donc pas pris en compte des évaluations officielles effectuées ni l’évolution de la législation.
Selon la Cour, il y avait un problème d’ordre public, il fallait remédier à des problèmes sociaux grandissants dans certains quartiers urbains de Rotterdam, problèmes qui s’expliquaient par une paupérisation due au chômage ainsi que par une tendance à la délocalisation des activités économiques prospères. Les autorités disposent d’« une certaine marge d’appréciation » dans le domaine de la politique du logement. La Commune doit garantir que les personnes dont le permis est refusé peuvent trouver un logement ailleurs dans l’agglomération. Les mesures sont limitées dans l’espace et dans le temps. Les plaignants disposent d’une possibilité de recours. La législation est régulièrement évaluée au Parlement.
La particularité de cette affaire est qu’elle concernait une femme seule avec deux petits enfants qui vivait déjà dans le quartier dans un logement trop petit. Son propriétaire lui avait proposé un logement plus grand tout à côté. Mais elle ne vivait pas encore depuis six ans dans ce quartier et recevait comme revenu uniquement une allocation.
Concernant la situation personnelle de la requérante, la Cour déclare : « Nul ne conteste que celle-ci se conduisait bien et ne constituait nullement une menace pour l’ordre public. Cependant, toute vertueuse qu’elle fût, la conduite personnelle de la requérante ne peut à elle seule emporter la décision lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime. »6 La Cour s’est abstenue de donner un avis sur la situation particulière de la plaignante.
Des juges européens font un apport dissident
Plusieurs juges, 5 sur 17, ne se sont pas ralliés à l’avis de la majorité (Opinion dissidente). Tout d’abord, selon eux, la Cour aurait dû examiner l’argument de la requérante, qui estime que les choix opérés dans la législation imposent « un fardeau injuste aux personnes percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu » à la lumière de sa jurisprudence classique relative à la notion de « charge disproportionnée ».7
« [...] Ces mesures ne tenaient pas spécifiquement compte de la situation des personnes qui résidaient déjà dans une zone déterminée et voulaient simplement, par nécessité ou non, déménager en restant dans le même quartier […] la Cour était tenue de rechercher si, dans la situation propre à la requérante, un équilibre adéquat avait été trouvé, ou si, à l’inverse, celle-ci avait subi une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit de choisir librement sa résidence. »8
Mais la Cour n’a pas non plus examiné l’affaire sous l’angle de la discrimination, violation interdite par l’article 14 la Convention européenne des Droits de l’homme, car la requérante n’a invoqué cette violation qu’en toute dernière instance. Donc malheureusement, l’arrêt ne se prononce pas sur la discrimination en raison de précarité.
À cet égard, l’Opinion dissidente du Juge Paulo Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Faris Vehabovic, est particulièrement intéressante. Selon eux :
« L’affaire illustre malheureusement cette tendance dans la mesure où la législation néerlandaise opère indéniablement une discrimination fondée sur la situation socio-économique des résidents (A). Cette affaire appelle en parallèle la Cour à prêter attention à la problématique des discriminations insidieuses, indirectes ou intersectionnelles (B) ».9
Ensuite l’Opinion élabore de façon extensive la forme de la discrimination en raison de pauvreté. Ce faisant, ces juges ont apporté une contribution à la doctrine en cette matière sur laquelle les parties pourront s’appuyer dans des affaires à venir.10
Extension problématique de la législation néerlandaise
Depuis 2005, la législation a été amendée et élargie à deux reprises, contre l’avis des instances consultatives. Désormais toutes les communes peuvent solliciter une autorisation pour appliquer ces mesures. Et il est possible de prolonger ces mesures jusqu’à vingt ans, au lieu de quatre ans au départ (par conséquent, il n’y a plus de limitation en espace et en temps).
Jusqu’à ce jour, seule la Ville de Rotterdam a demandé l’autorisation d’appliquer ces mesures. Plusieurs évaluations officielles ont été réalisées. Aucun rapport n’a démontré que ceux qui reçoivent une prestation sociale pour vivre sont responsables des problèmes de la qualité de vie ou des incivilités. La composition des quartiers en question a changé – logiquement – car le nombre de ménages, tirant leurs revenus de leur propre activité économique lucrative a augmenté. Mais l’indicateur de sécurité n’a pas bougé.11
Au cours du processus législatif des lois postérieures, le Conseil d’État et le Collège des Droits de l’homme ont émis des sérieux doutes concernant la nécessité, la proportionnalité et la subsidiarité de ces mesures. Une seule ville l’a appliqué ; les évaluations ne démontrent pas de résultats tangibles ; la loi porte atteinte au droit de choisir librement sa résidence.
Mais désormais, la loi permet aussi aux Communes d’exiger pour tout nouveau locataire un examen basé sur des rapports policiers. De l’avis des instances consultatives ces données sont subjectives et pas forcément établies. Elles pénalisent les personnes pour des faits qu’elles n’ont peut-être pas commis ou qui n’ont pas été soumis à l’avis d’un juge. Mais le gouvernement a persisté dans cette voie, ayant pour seul argument qu’il s’agissait de légaliser une pratique existante (contraire à la loi) qui se développe de plus en plus en matière d’attribution sélective de logement, appliquée par des communes.12
Ainsi cette législation discriminatoire qui viole « le droit de choisir librement sa résidence » est dorénavant doublée d’une atteinte grave au « droit au respect de sa vie privée ».
Inflation du concept de discrimination ?
Le Conseil pour l’administration publique aux Pays-Bas a publié en avril 2006 le rapport Verschil moet er zijn. Bestuur tussen discriminatie en differentiatie. (Ce qui veut dire : « Il faut y avoir de la différence. L’administration (doit arbitrer) entre la discrimination et la différenciation. »)13 Il y parle d’une inflation du concept de discrimination. La différence entre la discrimination et l’inégalité est en train de s’estomper et d’être nivelée. Toute forme d’inégalité est suspectée. Dans la législation le nombre de critères de discrimination a été sans cesse augmenté. Selon le Conseil, on est allé trop loin. Les pouvoirs publics doivent tenir mieux compte des différences. À côté de l’égalité, il y a d’autres valeurs à respecter.
Cette opinion se base sur l’évolution de la société.14 Le 20e siècle était celui de la pensée égalitaire et de la construction des droits sociaux. Le 21e siècle est celui de l’individualisme qualitatif où l’individu doit pouvoir se manifester dans son unicité et sa particularité. L’idéal de l’égalité ne va plus de soi. Dorénavant, il y a au sein de la société des points de vue moins égalitaires. Le rôle décisif des autorités publiques diminue, par voie de conséquence. L’État se trouve confronté à un choix contradictoire entre les garanties de l’État de droit (comme le principe d’égalité) et les exigences d’effectivité, de flexibilité, de dynamique, et de convivialité avec les usagers.
Le Conseil se réfère à la théorie de John Rawls où la liberté prévaut sur l’égalité ; il ne s’agit plus de réduire la distance relative entre les riches et les pauvres, mais il faut faire attention aux moins privilégiés. Chacun ne doit pas avoir la même chose, mais tout le monde doit avoir suffisamment.15
Selon le Conseil, les autorités publiques aux niveaux national et local doivent davantage oser faire une différence entre l’inégalité (acceptable) et la discrimination.16 En cas de discrimination, il s’agit d’une inégalité poignante : une forme spécifique et non-justifiable de traitement inégal, notamment sur la base de fonds identitaires de nature physique ou liés à une conviction dont les gens ne peuvent pas ou difficilement se séparer. La différence doit être répréhensible, humiliante, enfreindre le respect pour des êtres humains.
Une discrimination basée sur des allégations sans fondement
Dans cet article nous avons démontré que la Rotterdam-wet a été motivée sur la base d’éléments tendancieux, de préjugés et de stigmatisation. Des personnes allocataires de la sécurité sociale sont déclarées responsables de problèmes graves de la qualité de vie dans certains quartiers, sans que cette allégation puisse être démontrée. Sur la base de suppositions vagues, sans fondement, elles ont été privées du « droit de circuler librement et de choisir librement sa résidence ». Pour elles, cette situation est poignante et humiliante.
De surcroît, à plusieurs reprises, les instances consultatives de l’État ont sérieusement mis en doute la nécessité, la subsidiarité (le but peut être atteint avec des mesures moins contraignantes) et la proportionnalité (il faut un équilibre entre l’objectif visé et les intérêts atteints des personnes concernées) de ces mesures.
Selon nous, la Rotterdam-wet introduit une forme aiguë de discrimination, pour laquelle il n’y a pas de justification objective, basée comme elle l’est sur des préjugés qui n’ont aucun fondement. Il ne s’agit donc pas d’une inégalité négligeable, mais d’une discrimination.
Grâce aux Opinions dissidentes exprimées dans l’affaire Garib c. les Pays-Bas que nous avons passé en revue dans cet article, la Cour européenne des Droits de l’homme pourrait – dans l’avenir – ne plus se soustraire à sa responsabilité de se prononcer sur « la discrimination en raison de pauvreté ».