Aux riches le pain de blé, aux pauvres le « pain sauvage » obtenu à partir des ingrédients les plus divers et très souvent particulièrement répugnants, telle était la situation alimentaire à Bologne aux XVIe, XVIIe et XVIII e siècles.
La malnutrition provoquée par le pain sauvage avait des effets désastreux tant sur le plan physiologique que sur le plan mental. Survenaient des maladies corporelles terribles à subir comme à voir et des troubles hallucinogènes d’autant plus marqués que la proportion de pavot et d’autres stupéfiants qui entraient dans la panification était grande.
A une époque où la bourgeoisie commençait à forger la pensée scientifique moderne - rappelons qu’au XVIe siècle l’université de Bologne comptait quelques-uns des plus grands mathématiciens européens - mentalité et folklore magiques caractérisaient le monde des gueux. Le même clivage apparaissait également au niveau de la pharmacothérapie. Les pauvres ne pouvaient pas s’acheter de produits pharmaceutiques, d’où remploi de déchets excrémentiels et cadavériques dans la médecine des gueux, jusqu’au recours à l’anthropophagie dans les cas extrêmes de pénurie.
Aucune conscience de classe naissante chez les gueux. Sous l’influence voulue ou subie des stupéfiants, ils vivaient dans un univers onirique et créateur de mythes comme celui du « pays de cocagne ». Quant aux riches, pris d’une crainte grandissante devant des masses qui leur apparaissaient plus dangereuses que misérables, ils prenaient à leur égard des mesures d’exclusion : interdiction de séjour en ville, enfermement dans les hospices (au XVIIe siècle surtout) et allaient, sans toutefois l’avouer, jusqu’à souhaiter une épidémie de peste comme arme absolue.
Il s’agit bien d’une tentative d’analyse de l’imaginaire de la faim, c’est-à-dire d’une description de l’univers mental des affamés et de la vision qu’avaient d’eux certains auteurs bolognais, en particulier les écrivains comiques : Ruzzante (1502-1542), Giulio Cesare Croce (1550-1609) et, pour le XVIIe siècle, le Dr Montalbani et le curé Canali. Ce livre s’adresse donc davantage aux spécialistes de l’archéologie du savoir, au sens de Michel Foucault, qu’à ceux dont les recherches sont orientées vers une histoire des pauvres et de la pauvreté.