« L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours », le sous-titre de l’ouvrage de B. Geremek nous montre clairement le dessein que s’est fixé l’auteur. Il s’agit moins d’une histoire de la pauvreté que de l’analyse des différentes réactions de la société européenne durant un millénaire face à l’immense armée des mendiants et des vagabonds.
Trois grandes périodes sont distinguées : le Moyen Age, la Renaissance, l’âge classique. Et, de façon significative, l’auteur, qui reste profondément marqué par sa formation marxiste initiale, insiste particulièrement sur la Renaissance durant laquelle naquit le capitalisme moderne.
Au Moyen Age règne l’esprit chrétien. Volontaire ou non, la pauvreté possède en soi une « éminente dignité ». Même si le « pauvre selon Lazare » ne suscite pas le même respect que le « pauvre selon Pierre », il n’en a pas moins une fonction irremplaçable dans l’économie du Salut. Et c’est pourquoi les ordres mendiants se multiplient, l’Eglise distribue de la nourriture aux indigents, le riche pratique l’aumône comme moyen privilégié de sanctification.
Avec le capitalisme naissant, tout change. Le travail devient la valeur sociale suprême et le pauvre va rapidement être perçu comme un « fainéant ». Et comme les transformations capitalistes de la campagne, s’ajoutant aux famines habituelles, vont pousser vers les villes un nombre de plus en plus grand de sans-travail, la peur sociale commence à s’emparer de la bourgeoisie urbaine. Le pauvre maintenant, c’est un criminel en puissance et un porteur d’épidémie. Et cette image négative explique le caractère plus répressif que caritatif qui va être celui de l’Assistance moderne.
Geremek analyse longuement la politique sociale adoptée au XVIème siècle par quelques grandes communautés urbaines : Paris, Grenoble, Rouen, Ypres, Londres, Norwich, Valladolid entre autres. Il étudie d’autre part les écrits théoriques de réformateurs comme l’Espagnol Juan Luis Vivis et le Polonais Frycz Moryewski ; partout c’est le même esprit et les mêmes mesures : interdiction de l’aumône et de la charité individuelle, expulsion des vagabonds « étrangers » à la ville, distinction des vrais et des faux invalides. Les organismes de « bienfaisance » sont en grande partie laïcisés en pays catholique comme en pays réformé. On cherchera à soigner les malades, mais pour des raisons sanitaires et non plus humanitaires ; et surtout l’on tentera de faire travailler les indigents valides.
D’où la création de différentes formes de « maisons du travail » qui seront en réalité des « maisons de correction » et parfois même des « bagnes ». Car pour vaincre la fainéantise, l’on compte essentiellement sur une législation répressive féroce. Gibet, galère, fouet, pilori, bannissement sont promis selon les cas aux récalcitrants, à ceux qui refusent la « régénération » par le travail. Seul point positif dans cet ensemble de mesures : l’obligation scolaire pour les enfants misérables dont on cherche la réinsertion.
Au XVIIème et au XVIIIème siècles la répression s’accentue. En France, c’est l’âge du grand « enfermement ». La mendicité est interdite par un Edit de 1611, l’hôpital général est créé à Paris par une ordonnance de 1656. Les mots ne doivent pas faire illusion. Bicêtre, la Pitié, la Salpêtrière, théoriquement ateliers d’Etat, sont en réalité des prisons.
Les mendiants enfermés à l’origine pour quelques semaines finissent, faute de trouver un emploi extérieur, par passer de nombreuses années dans ces lieux sinistres où les surveillants ont le droit d’infliger tout une gamme de châtiments corporels.
Un chiffre significatif : en 1789, il y avait à la Salpêtrière, l’établissement pour femmes, plus de 8.000 détenues.
Presque rien sans le problème bien connu de la misère ouvrière au XIXème siècle. Sur le monde contemporain, l’auteur passe très rapidement. Ce qui le frappe surtout, c’est la permanence des mentalités traditionnelles face à l’existence du Tiers Monde et des problèmes de l’aide au développement. Cette aide doit-elle être une assistance ou une formation ? Le Tiers Monde apparaît-il à la conscience occidentale comme le lieu privilégié des activités de sanctification ? Ce sont toujours les mêmes questions.
En ce qui concerne les mécanismes de paupérisation dans le sociétés industrielles Geremek est hésitant. En revanche l’attitude globale de nos contemporains face à ce phénomène nouveau lui paraît claire : pour tous, il s’agit d’un problème d’abord politique et pour tous, la nouvelle pauvreté se définit en termes d’exclusion culturelle tout autant qu’en termes de niveau de vie.
Résumons-nous : un ouvrage d’une très grande richesse, mais il faut le reconnaître d’une lecture difficile. Car le plus souvent et en particulier dans les deux chapitres consacrés à la Renaissance, considérations générales et résumés d’études particulières sont mal distingués. D’où des redites qui fatiguent le lecteur et lui font parfois perdre le fil directeur de la pensée de l’auteur. Mais de toute manière, ce livre est appelé à devenir un classique.