Robert I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, XIIème siècle

Editions Les Belles Lettres, Paris, 1991 (traduit de l’anglais)

Jacques-René Rabier

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Robert I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, XIIème siècle, Editions Les Belles Lettres, Paris, 1991 (traduit de l’anglais)

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Jacques-René Rabier, « Robert I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, XIIème siècle », Revue Quart Monde [En ligne], 142 | 1992/1, mis en ligne le 01 octobre 1992, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8783

La persécution, pourrait-on dire, c’est l’exclusion portée à son degré extrême. Professeur d’histoire à l’Université de Sheffield, Robert I. Moore a déjà publié plusieurs ouvrages sur les hérésies médiévales. Dans ce nouveau livre, d’abord paru en Angleterre (1987), l’auteur analyse l’ensemble des facteurs qui, entre 950 et 1250, ont conduit nos sociétés occidentales à exclure, et souvent, dans certaines régions, à exterminer hérétiques, lépreux, Juifs, ainsi que divers autres groupes considérés comme dangereux et dénoncés comme « impurs. »

Les points forts de cette persécution, que cette époque n’invente évidemment pas, mais qu’elle systématise et institutionnalise, sont les deux conciles de Latran III (1179) et de Latran IV (1215) Le premier édicte que « les lépreux devaient être séparés du reste de la communauté par expulsion ou enfermement, et privés de droits légaux et de la protection de la loi » (p. 15) Le second prescrit des mesures détaillées pour extirper « toute hérésie dressée contre la foi sainte, orthodoxe et catholique » (p. 11) Quant aux Juifs, qui avaient fait l’objet de brutalités croissantes au cours des deux ou trois décennies précédentes, et qui, dans de nombreuses régions d’Europe occidentale, ne jouissaient ni du droit légal de posséder des terres, ni de celui de transmettre leur propriété par héritage, ni de la protection des cours publiques, leur situation était déjà comparable à celle qu’établit Latran IV pour les hérétiques.

Pour notre auteur, cette systématisation de la persécution de groupes sociaux différents, à la même époque et dans les mêmes régions, n’est pas fortuite. Une société en transformation profonde et rapide - ce qui vaut pour l’Eglise comme pour la société civile - tend à rejeter, selon des procédures de ségrégation plus ou moins rigoureuses, ceux qui apparaissent comme une menace à la sécurité des personnes, à l’ordre public, à la cohésion sociale. Que ces menaces puissent être réelles, dans tel ou tel cas, c’est probable. Mais que les moyens employés soient proportionnels aux risques éventuellement encourus, c’est une autre affaire. Et surtout, la persécution procède par généralisation : ce n’est plus tel groupe, dans telle situation, qui est, à tort ou à raison, perçu comme une menace, c’est toute une catégorie : l’hérétique, le Juif, le lépreux, etc.

Ajoutons que ces généralisations sont extensives : tout un village, toute une ville, toute une région, peuvent être suspectés d’hérésie ; des Juifs convertis restent, en Espagne, des « marranes » (« marrano » en castillan est l’équivalent du français « cochon ») ; sous la désignation de « lépreux », il est probable que l’on a eu tendance à englober, à une époque où la maladie était mal définie, des gens atteints de diverses affections cutanées, ainsi que des vagabonds, des indigents et autres « marginaux ou asociaux » (comme l’on dirait aujourd’hui), dont les villes et les villages voulaient se débarrasser.

Le livre de Robert I. Moore est très solidement documenté, et une discussion approfondie de ses thèses serait affaire de spécialistes. Nous voudrions en retenir seulement deux points, qui peuvent nourrir nos réflexions dans la réalité d’aujourd’hui.

1. Toute société craint d’être souillée, subvertie, par certains groupes qu’elle tend à rejeter à sa périphérie ou vers l’extérieur. « Les porteurs de la menace, écrit l’auteur (p. 121-122), sont constamment décrits comme des vagabonds, des déracinés, qu’aucune frontière n’arrête, qui ne sont retenus ni par la coutume, ni par la parenté, qui n’ont aucun moyen visible d’existence, ni de place stable dans la société. C’est le langage de la peur. »

2. Les dislocations qui accompagnent un changement économique rapide rendent les groupes sociaux qui se sentent en danger particulièrement sensibles aux menaces réelles ou imaginaires. Ces groupes se montrent dès lors disposés à suivre, voire même à précéder dans l’action répressive les dirigeants institutionnels et les meneurs populaires qui ont légitimement ou qui s’attribuent la fonction d’identifier « l’ennemi », de le combattre, de l’exclure, et éventuellement de l’exterminer.

Jacques-René Rabier

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