« Les pauvres sont nos maîtres »

Daniel Fayard

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Daniel Fayard, « « Les pauvres sont nos maîtres » », Revue Quart Monde [En ligne], 202 | 2007/2, mis en ligne le 01 mars 2008, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/924

Vincent de Paul, au XVIIème siècle, a popularisé cette expression qu’il a empruntée à Camille de Lellis et qui, depuis, a traversé de nombreuses générations sans rien perdre de son interpellation provocatrice. Le père Joseph Wresinski en donne une compréhension nouvelle...

Dans un sens premier, les pauvres sont des maîtres à servir : se mettre à leur service, les assister matériellement et moralement, comme des serviteurs peuvent le faire à l’égard de leurs maîtres.

Dans une société hiérarchisée, où chacun garde son rang, où normalement ce sont les pauvres qui sont au service des riches, l’injonction de Vincent de Paul1, impliquant un renversement des rôles, comporte en elle-même un aspect subversif.

Ce qui l’a rendue acceptable et opérationnelle, c’est la manière symbolique dont elle a trouvé à se mettre en œuvre.

D’une part, il était possible à ceux et celles qui en avaient la vocation, d’engager leur vie tout entière dans des communautés, le plus souvent religieuses, et plus tard dans certaines professions, dont la raison d’être était précisément de se mettre au service des pauvres. Cela a toujours été le fait de quelques hommes et de quelques femmes, très minoritaires en nombre dans la société.

D’autre part, il était demandé à tous et spécialement aux chrétiens, pour qui l’amour du Christ passe par l’amour des pauvres, de poser un certain nombre de gestes significatifs par lesquels, de façon ponctuelle ou régulière, ils pouvaient donner de leur temps, de leur argent, de leurs biens superflus. Soit directement à tels ou tels pauvres connus par eux. Soit à des institutions diverses chargées, au nom de la société ou de l’Eglise, de gérer les relations avec les pauvres.

Chez les uns et chez les autres, à des degrés divers, il y avait cette conscience que ce qu’ils donnaient ainsi était dû aux pauvres. C’était un service à rendre. Cela faisait partie des obligations morales qui ne se discutent pas, comme ne sont pas remises en question les obligations des serviteurs à l’égard de leurs maîtres.

Mais, dans un sens plus profond, les pauvres sont des maîtres en humanité. Cette acception était aussi présente à l’esprit de Vincent de Paul, comme en témoignent ses écrits et paroles. A leur contact, non seulement on peut devenir plus humain mais certains peuvent apprendre à penser ou à repenser soit leur propre vie soit celle de leur communauté en fonction des représentations qu’ils ont des besoins des pauvres. En ce sens, il y a des transformations qui s’opèrent à cause d’eux. Ils sont donc des maîtres pas seulement à servir mais aussi à suivre, comme des disciples peuvent suivre un maître.

Cette présentation, trop rapide et schématique certes, met en relief une manière d’être et de faire qui a structuré le rapport pauvres/non pauvres dans notre tradition culturelle et qui perdure aujourd’hui encore.

Les plus pauvres

Dans la seconde moitié du XXème siècle, le père Joseph Wresinski a introduit des éléments nouveaux pour l’intelligibilité de ce rapport pauvres/non pauvres. Je voudrais en citer deux qui me semblent particulièrement importants.

Avec lui, nous ne sommes plus en fait dans la problématique binaire pauvres/non pauvres. Il introduit un troisième terme et pose aux uns et aux autres une question nouvelle : qui sont les plus pauvres ?

Il ne s’agit plus seulement d’améliorer un partenariat entre pauvres et non pauvres, qui nous laisserait dans un face à face ou un corps à corps toujours inégal, mais de mobiliser les uns et les autres pour rejoindre ceux qui sont absents, plus abandonnés, plus enfoncés encore dans l’exclusion. Pour rechercher ensemble des voies d’humanité avec eux. Une telle perspective offre aux pauvres une contribution possible et attendue : ils ont une expertise du monde de la misère qui leur permet de connaître et de comprendre plus pauvres qu’eux-mêmes. Ils ont vocation et responsabilité d’entraîner les non pauvres à bâtir des relations de fraternité là où elles sont encore plus nécessaires, afin qu’aucun être humain ne soit laissé de côté.

En outre, avec le père Joseph Wresinski, nous ne sommes plus seulement sur le registre d’une conversion personnelle ou communautaire à la cause des pauvres ou des plus pauvres. C’est la société tout entière qui est invitée à se repenser en fonction de ces derniers, dans ses fondements, dans sa législation et dans ses pratiques démocratiques, pour garantir au plus démuni l’exercice des mêmes droits fondamentaux que ceux des autres citoyens, au nom de son égale dignité.2

Cette double démarche du père Joseph Wresinski, « atteindre les plus pauvres » et « repenser la société en fonction d’eux », caractérise une solidarité plus prospective et induit une problématique plus offensive pour lutter contre la grande pauvreté et l’exclusion sociale. Elle ouvre pour l’avenir des perspectives nouvelles d’engagement personnel et d’action collective. C’est à cela qu’il faut nous employer. Faisons confiance au père Joseph Wresinski, issu lui-même du monde de la misère, car c’est cela au fond que les pauvres attendent et espèrent. C’est cela leur contribution au monde de demain.

Ils sont porteurs, comme il disait, d’un projet de société. Ils sont à la source d’un idéal de justice et d’amour. Ils en témoignent déjà, mais ils ont besoin de nous pour que la société tout entière entende et prenne en compte le questionnement qui est le leur.

Mais alors, que savons-nous des questions que se posent les personnes vivant en situation de grande pauvreté ? Voici quelques-unes d’entre elles que j’ai entendu formuler par des adultes et des jeunes habitant dans une cité de transit de la région parisienne, auprès desquels le père Joseph Wresinski m’avait envoyé, et que j’ai notées au jour le jour pendant trois années d’une vie partagée avec elles.

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Est-ce que tes amis savent que nous existons ? Qu’il y a de la misère ? Est-ce que tu leur en parles ? Qu’est-ce qu’ils en pensent ? Qu’est-ce qu’ils pensent de nous ? Est-ce qu’ils se rendent compte de tout le courage qu’il nous faut pour vivre ça ? Est-ce qu’ils trouvent que c’est juste ? Est-ce que, là où ils sont, ils peuvent faire quelque chose pour que toute cette injustice s’arrête ? Ce que nous vivons, nous ne souhaitons à personne de le vivre. Mais il faudrait quand même que les autres sachent, qu’ils comprennent vraiment ce que c’est et qu’ils ne l’oublient pas. Parce que nos propres enfants, si rien ne change, ne vont-ils pas subir le même sort que nous ? Cela, nous ne le voulons pas !

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Quoi de neuf ? Qu’as-tu à nous proposer ? A nous dire ? ...Qui puisse nous faire réaliser quelque chose de grand, de valable, d’utile, dont nous puissions être fiers ? Qu’est-ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui qui puisse être le signe d’une bonne nouvelle pour nous, pour tous les malheureux, dont nous puissions nous réjouir, pour qu’il y ait de la paix et de l’amitié entre tous les hommes ? Alors, parle-nous ! Tu peux même nous poser des questions. Interroge-nous. Nous sommes capables de répondre. Pourquoi tu ne nous dis rien ?

Solidarités collectives

Quand pourrons-nous être comme les autres ? Vivre comme eux ? Avoir les mêmes droits qu’eux ? Etre respectés comme eux ? Assumer comme eux nos responsabilités de parents, de travailleurs, de citoyens ? Qui nous aidera pour cela ? Qui nous aimera assez pour nous accepter d’abord tels que nous sommes ? Nous avons l’impression que les autres ne veulent pas de nous avec eux. Ils ne veulent pas de nous comme voisins, comme travailleurs, comme locataires, comme amis... Ils ne veulent pas de nous dans leurs associations, dans leurs syndicats, dans leur vie privée comme dans leur vie publique.

Solidarités inter-personnelles

Toi, tu es là aujourd’hui avec nous (sous-entendu : y seras-tu encore demain ?) mais tu n’es pas comme nous ! Tu as un travail, un salaire, un logement payé, de l’instruction, la sécurité sociale, des vacances, une communauté qui ne te laissera pas tomber... Tu as tout ça et tu ne te rends même plus compte de ce que ça représente dans l’existence ! C’est comme si tu étais sans mémoire ni intelligence du prix des choses ! Si tu ne bénéficiais pas toi-même de tous ces avantages, peut-être que tu te démènerais un peu plus que tu ne le fais pour que tout le monde puisse y avoir part, parce que c’est quand même un minimum pour vivre dans une société comme la nôtre. Nous, nous n’avons pas tout ça et pourtant nous ne laisserions pas quelqu’un à la rue : nous savons ce que c’est parce que nous sommes passés par là et demain ça peut nous arriver encore. Il faut s’entraider. Il faut ne laisser tomber personne.

Les pauvres, des maîtres qui questionnent !

1 Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un Ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)

2 «Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d’homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa

1 Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un Ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)

2 «Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d’homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son origine ethnique ou raciale, tout homme garde intacte cette valeur essentielle qui le situe d’emblée au rang de tous les hommes. Elle donne à chacun le même droit inaliénable d’agir librement pour son propre bien et pour celui des autres. » (Extrait des Options de base du Mouvement ATD Quart Monde

Daniel Fayard

Volontaire d’ATD Quart Monde depuis plus de trente ans, Daniel Fayard est membre de l’équipe de rédaction de la Revue Quart Monde

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