Il nous a alors semblé que la manière dont la Revue Quart Monde pouvait rendre hommage à Alwine de Vos van Steenwijk, devait s’inscrire dans l’ADN de cette publication : en publiant un article, inédit en français, qu’elle écrivit au début des années 70 avec deux universitaires des États-Unis, Mike Miller et Pamela Roby. Publié sous le titre Creaming the Poor1 – l’écrémage des pauvres – ce texte important a nourri la réflexion de plusieurs générations de militants du Mouvement, et au-delà du Mouvement, préoccupés par la façon dont l’ensemble des politiques mises en œuvre pour éradiquer la pauvreté semblent laisser sur la touche, au bord du chemin, les populations les plus défavorisées, en concentrant leurs efforts et leurs effets sur les éléments les plus dynamiques, les plus combatifs, écrémant et appauvrissant tout un milieu, sans même s’en rendre compte.
En introduisant cette notion de l’écrémage, Alwine de Vos et ses deux co-auteurs, s’est faite ouvreuse de piste. À l’écrémage des années 70 firent suite, dans les années 80 et 90, la volonté exprimée notamment par l’UNICEF, d’atteindre les plus pauvres, puis dans les années 2010 et suivantes, avec les Objectifs du développement durable, la volonté de ne laisser personne de côté. Creaming the Poor, Reaching the Poorest, No One Left Behind : il y a là une continuité qui réjouirait sans doute celle qui fut pendant de nombreuses années la présidente du Mouvement international ATD Quart Monde.
D’autres que nous-mêmes diront dans la suite de cet article en quoi il leur semble pertinent pour aujourd’hui et pour demain.
Mais avant même de relire l’article d’Alwine de Vos, Mike Miller et Pamela Roby, et de lire ensuite les relectures qu’en font Axelle Brodiez, Romain Huret et Philippe Warin, il nous faut rappeler, même brièvement, comment Alwine de Vos a croisé la route du père Joseph Wresinski et s’est engagée à ses côtés.
Entrée dans la misère…
Voici comment elle le raconte elle-même dans un livre d’entretiens avec Pierre Dogneton2.
« […] Tout a commencé, pour moi, un premier janvier : le 1er janvier 1960. J’avais entendu parler du père Joseph, du travail qu’il effectuait auprès des familles les plus pauvres du camp de Noisy-le-Grand, dans la banlieue parisienne : je me suis donc présentée là-bas. Ce fut un rendez-vous manqué : il était en démarche sur le terrain, et je l’ai vainement cherché ce jour-là. Mais j’ai eu un premier aperçu de ce qu’était le Camp, de ce que pouvait être la pire détresse. J’étais entrée dans la misère : aveuglante, pétrifiante… un véritable choc. J’étais terrorisée par tout ce que je voyais : tous ces gens, tous ces enfants misérables, transis de froid. Pas d’électricité, pas de chauffage, de l’eau qu’il fallait aller chercher à une fontaine commune, les familles entassées dans de petites baraques qu’on appelait à l’époque des ‘igloos’. Je suis donc revenue le lendemain pour enfin réussir à le rencontrer ; lui aussi vivait dans une baraque du Camp. Quand je suis arrivée, il était juché sur une échelle. Je ne vis d’abord que ses deux énormes chaussures et, au-dessus, sa soutane de curé qu’il ne quittait jamais. L’heure du déjeuner approchait. ‘Puisque vous êtes là, a-t-il dit, je vous emmène manger la soupe’. Je crois que ce sont les premières paroles que j’ai entendues de lui, des paroles d’accueil. (Pages 13‑14).
[…] Durant notre premier déjeuner, il m’a parlé des familles, de leurs problèmes, de leurs difficultés, simplement, sans faire de théorie, sans grand discours sur la pauvreté. Il a aussi rapidement vu et compris qui j’étais : une petite dame de Paris, diplomate, avec son chemisier en soie. Mais cela ne lui a fait ni chaud, ni froid. À la fin du repas, il m’a emmenée dans une sorte de hangar, de baraque, où étaient entassés des vêtements, des chaussures, et il m’a demandé si je voulais bien les trier. Ce fut mon premier engagement : trier des chaussures ! Je vous assure que cela me changeait de mes missions à l’ambassade des Pays-Bas à Paris. (Pages 16‑17).
[…] Le soir où je commençais à trier des chaussures, le père Joseph m’a dit : ‘Il faudrait faire des études’. J’en ai été très étonnée ne voyant pas le rapport entre études et vieilles chaussures, alors que lui ne semblait pas du tout passer du coq à l’âne. Sur le moment, je n’ai pas compris, pensant à ‘des études sur la pauvreté’, mais sans en être très sûre. Il m’a laissée réfléchir un moment, indécise, puis a ajouté : ‘Il faudrait aller voir dans votre pays’.
[…] Quand j’ai compris ce que l’on attendait de moi, je suis retournée dans mon ambassade pour y exposer l’idée d’un voyage d’études aux Pays-Bas. Puis j’ai puisé dans mes références quelques idées, quelques projets. J’ai pensé que les grandes organisations internationales pouvaient être concernées : l’UNESCO, l’OCDE, et quelques autres. Il s’agissait de lieux que je savais pouvoir personnellement fréquenter pour y défendre la cause des plus pauvres, chercher des solutions.
Pour ce projet d’engager des études que m’avait demandé le père Joseph, […] j’ai demandé un congé de disponibilité à mon ambassadeur qui me l’a accordé officiellement en 1961, pour deux ans non renouvelables. J’avais deux années d’engagement et de réflexion devant moi : deux années qui ont passé très vite, après lesquelles on m’a demandé si je voulais revenir dans le corps diplomatique et reprendre une ambassade quelque part dans le monde. […] Mon ambassade ne voyait pas du tout la place que l’on pourrait imaginer pour une diplomate comme moi dans le domaine du développement. […] Donc, je suis partie : je suis devenue volontaire pour de bon, de ce qui allait devenir le Mouvement international ATD Quart Monde. (Pages 32‑33‑34).
Lors de mon premier engagement, je n’étais qu’une intellectuelle de formation, comme tant d’autres, avec l’intelligence reçue de ma famille et l’assurance que l’on peut acquérir avec l’apprentissage de la pensée. L’une des attitudes les plus difficiles à perdre a été d’oublier cela, d’arrêter ce mécanisme dans ma tête, de me dire : ‘Arrête ! Pour l’amour du ciel, si les gens te parlent, ne finis pas leur phrase à leur place !’
Je me rappelle très bien ces années, où le père Joseph me disait parfois ‘Taisez-vous !’, avec une manière délicate, sans blesser. J’ai fini par comprendre alors que je finissais même ses propres phrases ! Tel est le drame des intellectuels : ils ont un mécanisme qui leur fait penser qu’ils savent ce que l’autre va dire, qu’ils peuvent finir sa phrase. Or le père Joseph terminait rarement ses phrases comme je le prévoyais. Avec bien d’autres également on peut se tromper, coupant ainsi l’herbe sous le pied à celui qui parle, perdant, peut-être à jamais, la fin de sa phrase et ce qu’il voulait énoncer.
Alors vous imaginez, avec les plus pauvres, tellement empêtrés dans leurs difficultés à s’exprimer ! Le réflexe est difficile à acquérir pour des gens comme nous. Il ne s’agit pas seulement de se taire, mais encore d’arrêter ce mécanisme à l’intérieur de soi, toute cette logique, toute cette rationalité que l’on a apprises. Il faut faire un vide, un blanc, pour vraiment apprendre autre chose. (Page 37).
[…] Il faut rappeler le contexte dans lequel j’ai été personnellement engagée, à savoir la mission d’effectuer des études sur la misère à travers le monde. Pour ma part, j’essayais de bénéficier de mon expérience professionnelle, laquelle n’était pas spécialement d’étudier, mais de créer des liens, d’entretenir des relations, de négocier, d’agir avec une certaine diplomatie. Or, finalement, c’est bien ce que j’ai accompli auprès du père Joseph (…) : faire avancer la connaissance. J’étais loin de faire de la recherche scientifique, qui ne correspondait d’ailleurs pas à mes aspirations : je n’ai jamais eu une vocation de chercheur, pas plus que je n’en avais les compétences. En revanche, créer des groupes d’études, avec la volonté de les animer et de les internationaliser, correspondait bien à ce que je savais faire. (Page 69).
Avec lui [le père Joseph], j’ai eu l’idée d’organiser des colloques, à l’UNESCO en particulier. À partir des nombreuses relations que nous avons alors nouées, j’ai pu constituer un groupe de recherche internationale permanent. » (Page 70).
Un groupe de recherche permanent
C’est dans le cadre de ce groupe de recherche qu’Alwine de Vos van Steenwijk fit connaissance avec Mike Miller, sociologue aux États-Unis. Le rapprochement ne fut pas immédiat. Dans un article plus récent3, Mike Miller, non sans humour, raconte ainsi ses premiers pas aux côtés du Mouvement :
« Au début, je pense que j’étais considéré comme un ‘touriste de la pauvreté’, une classification qu’on utilisait alors pour désigner les gens qui, comme certains anthropologues, observent et même étudient une zone de pauvreté, puis la quittent et oublient les personnes qui continuent à y vivre. Peu à peu, je pense que j’ai dépassé cette étiquette suspecte pour être accepté comme quelqu’un de durablement impliqué dans les problèmes de pauvreté. Je ne sais pas la catégorie dans laquelle je me trouve car je discute souvent leur approche. Mais au moins j’ai dépassé la classe touriste ».
Il poursuit en racontant comment le thème de l’écrémage des pauvres l’a rapproché du Mouvement.
« Une des choses qui nous a rapprochés à ce moment-là, c’est le fait que j’étais préoccupé par ‘l’écrémage’. De nombreux programmes sociaux dirigent leur intervention, ou finissent par intervenir, sur les mieux lotis des plus démunis, et négligent ceux qui sont vraiment les plus démunis. Ils s’occupent de ceux qui ressemblent le plus au personnel chargé du programme, ceux qui sont les plus susceptibles d’évoluer et donc d’améliorer les statistiques qui mesurent le succès du programme.
L’écrémage a comme effet négatif que les responsables du programme pensent atteindre les personnes pauvres alors qu’ils n’atteignent qu’une petite partie d’entre eux, ceux qui sont les plus faciles à toucher. Un second problème est de croire que ce qui est efficace avec les moins pauvres le serait avec les plus pauvres. En conséquence, le programme ne cherche pas comment il devrait être modifié pour être utile aux plus pauvres des pauvres. »
Une convergence d’intérêts
« Il s’avéra que je parlais et écrivais au sujet de l’écrémage alors que les personnes d’ATD parlaient elles aussi d’écrémage, le même terme en français, donc nous avions une convergence d’intérêts sur la question. Je ne donnais pas, à cette question une priorité aussi haute car je pense qu’à certains moments ce n’est pas la manière la plus efficace d’agir sur la scène politique. Néanmoins, je reconnaissais le caractère poignant de cette préoccupation pour les plus pauvres. Ma sensibilisation et mes préoccupations concernant l’écrémage nous ont amenés, Alwine de Vos, Pamela Roby et moi, à écrire un article en commun : ‘Creaming the Poor’, publié dans Transaction (maintenant Society) en 1970. »