Suis-je encore en mesure de me poser cette question : « À quel moment de ma vie ai-je découvert la misère ? »
Spontanément, me revient le visage de cet homme qui, très régulièrement, et toujours à la même heure - à midi !- sonnait deux coups, pas plus, ni moins, à la porte de notre maison à Bruxelles.
Dès la porte ouverte, il montait les trois marches d’entrée… et s’avançait dans le premier couloir, pas plus loin…, pour y recevoir son « bol de potage », bien chaud !
Je devais avoir dix ans, mon frère huit, quand nous l’avons connu, me semble-t-il. Bien vite, j’ai saisi son extrême solitude. Elle se lisait dans ses yeux !
Est-ce en devinant qu’il reviendrait, que nos parents nous l’ont confié ? – À « nous », c’est-à-dire : à mon plus jeune frère et à moi « afin qu’il ne se sente jamais seul » –. Cet accueil, à chacun de ses passages chez nous, devrait lui faire du bien.
Des consignes nous avaient été données par nos parents :
— « Quand il arrive, vous commencerez toujours par lui dire : “Bonjour Monsieur”.
— Vous lui répondrez quand il vous parle…
— Quand il a terminé de boire son bol de soupe, c’est vous qui le conduirez à la porte, sans jamais être pressés…
— Vous le remercierez d’être venu… Vous lui direz : “Au revoir Monsieur et merci” ».
Les consignes sont claires : la politesse, l’accueil, la patience, la gentillesse…
Mais il restait une ombre… celle‑ci :
« Ne jamais le faire entrer dans la maison, au-delà de la porte du couloir d’entrée ».
De ce temps, j’ai gardé le souvenir qu’il arrivait toujours à l’heure de midi… Également, qu’il sonnait deux coups « Pour vous rappeler que c’est moi ! », ajoutait‑il !
Le « moi » de cet homme, dont la tête sortait à peine de son manteau d’hiver, nous avait conquis, nous, les deux enfants chargés de l’accueillir… ; cela nous avait aussi fâchés ! Les deux coups de sonnette n’étaient-ils pas réservés à nous les enfants ? Cette idée de liberté ne nous plaisait pas ! Ainsi, nous le lui préciserons :
« Ici, ce ne sont que les enfants qui donnent les deux coups de sonnette ! »
Il ne nous écoutera jamais. Pourtant, je crois qu’il nous aimait et nous respectait. Toutefois, il n’a jamais lâché cette première manière de faire !
Peut-être se considérait-il comme un peu « de la famille »…
Nous savions alors que c’était « lui »… dont nous ne connaissions même pas le nom !
Je crois que c’est cet homme-là qui m’a donné le sentiment qu’à travers lui j’avais rencontré la misère…
Très vite j’ai cru comprendre, rien qu’à le regarder serrant de ses deux mains son bol rempli de potage, mais buvant avec lenteur son contenu, que ses mains attendaient autre chose… ?
La chaleur d’abord ?
Peut-être !
Non pas le potage, mais la chaleur de celui-ci.
Une fois ses mains réchauffées, il souriait et, joyeux, passait à la seconde étape : porter le « bol » à la bouche. Boire à petit coups le contenu de celui‑ci.
Je n’étais qu’une enfant et pourtant je l’ai découvert autrement : gourmand de chaleur d’abord et tenté par la nourriture ensuite !
Pendant de nombreux mois, il reviendra plusieurs fois, à chaque moment froid de l’hiver : quatre fois par semaine si j’ai bonne mémoire… Il restera fidèle tout l’hiver. Et jamais, il ne sera laissé seul dans le couloir !
Or un jour il adressa une demande, à nous, les enfants… Incompréhensible ! Il parlait difficilement. Il devait mélanger la langue française avec la langue flamande… C’est la fin d’un mot qui nous le fera deviner… Il glissera sur le mot : « cabinet » ! Nous avions la consigne de ne pas lui faire passer la porte ; l’un de nous deux alla vers notre mère pour lui expliquer la demande et savoir que répondre !
— « Pouvons-nous conduire le monsieur aux toilettes, là‑haut ? »
Silence, suivi de l’hésitation… Puis la solution : « Les toilettes du jardin ! dit maman… C’est là que vous pouvez le conduire ».
— « Mais alors, il faudra qu’il traverse aussi la cuisine, puis la pièce qui conduit au jardin !!! » lui avons-nous répondu.
C’était, pour nous, un vrai problème d’imaginer qu’il puisse passer la porte du couloir pour entrer dans notre maison. Cet événement m’a définitivement marquée. Souvent il me remonte à la mémoire. Je découvrais les limites de la confiance, le vide de la générosité des adultes, les limites de la compréhension du vide, le vide de la gratuité, le vide d’imagination face à la misère, le vide de la confiance… On laissait les enfants accueillir, imaginer les paroles à échanger.
Je n’ai jamais oublié cet homme. Aujourd’hui, je suis quasi convaincue que je lui dois l’orientation que j’ai donnée à ma vie. Il m’a ouvert l’horizon d’une injustice : tout n’est pas accessible aux pauvres. Comme une nouvelle naissance possible…
Oui, j’ai appris à respecter cet homme déshérité dès mon jeune âge. Il est inscrit dans ma mémoire. Sa solitude me rongeait, c’était si peu, ce que nous lui assurions… Était-ce assez de donner une « soupe » ? C’était passif. Une fois la main tendue, arrivait le temps du retour à la réalité… Le temps de dire « au-revoir » à cet homme dont nous ne connaissions pas grand-chose…
Ma famille m’a transmis la valeur de la personne : « Tout homme est un homme », mais avec ses nuances ! Toute personne doit être respectée certes, mais il faut apprendre à maîtriser nos sentiments, nos liens, les préciser. Garder la distance : « Ils ne sont pas vous ». Pour un enfant cela ne s’explique pas. C’est un trouble. Un début de doute. Il y a une limite à la confiance. Tout n’est pas possible… La limite est la limite ! Elle n’a pas d’alternatives. C’est ce que j’aurai appris alors. Là est le problème !
Plus tard, j’ai plus de 22 ans.
Je viens de lire un long article de Ménie Grégoire : une interview de Joseph Wresinski. Passionnant, hors du commun. Comment obtenir un contact avec ce prêtre interviewé ? Il est porteur d’une telle force, d’une telle conviction ! C’est un regard nouveau sur la grande pauvreté qu’il développe. Je diffuse cette interview à mes amies du scoutisme d’alors. Très vite se réveille leur curiosité.
L’idée d’obtenir un rendez-vous avec ce père Joseph s’impose d’elle-même. La réponse fut immédiate : « Venez me voir à Noisy… Faisons connaissance ! »
Nous irons à Paris durant le week-end de la Toussaint 1962, à Noisy-le-Grand (région parisienne). Ce début de curiosité se présentait bien.
Averti de notre arrivée, pour une journée de service et de découverte, le père Joseph propose que nous prenions en charge les jeunes enfants du camp, à travers des « activités intelligentes » ajoutera-t-il ! Il poursuit :
« Il suffit que vous marchiez librement dans le camp, que vous disiez clairement aux parents, que c’est le P.J. qui vous a suggéré d’organiser des activités passionnantes pour les jeunes enfants ».
Après une heure d’activité dans la rue, une soixantaine d’enfants nous entourent. Le froid commence à gêner les enfants. Les jeunes qui ne sont pas loin l’ont entendu… Ils nous proposent de nous aider… Ils demandent les clés du Club pour faire entrer les enfants… Nous étions loin d’imaginer la suite… En fait ils n’ont qu’un désir : « entrer dans le club ! ». C’est alors l’arnaque -pourrait-on dire. Les jeunes ouvrent toutes les portes et font sortir le matériel (je vois une guitare passer par une fenêtre ainsi que bien d’autres objets attirants).
Il nous faudra prendre le taureau par les cornes pour faire face. Fermer les portes, les fenêtres, faire sortir les jeunes sans effrayer les enfants… Nous y parviendrons, mais entre-temps l’heure a passé. Il sera temps de ramener les enfants chez eux en suivant la consigne des parents : « Vous nous ramenez nos enfants jusque devant la porte. Le soir, c’est dangereux ».
À notre retour au Club en vue d’y mettre de l’ordre après le passage des jeunes, nous prenons conscience du vandalisme, des carreaux cassés, des jeux volés…
C’est alors qu’arrive le père Joseph en soutane noire… Il réalise que nous avons eu des problèmes !
Sur un ton découragé, il dira :
« C’est ça la misère ! Vous, vous vous présentez la bouche enfarinée. Vous restez quelques heures, puis vous repartez… La honte, c’est pour les pauvres, ils encaissent toujours ».
Puis il ajoute :
« Ce soir, savez-vous ce que j’aurai à faire ? À cause de ce qui s’est passé, je devrai frapper aux portes des igloos1, régler les choses avec les jeunes et avec leurs parents… »
Il ajoute, déçu : « La honte… c’est pour les pauvres ! »
Il ne nous laissera pas partir sans poursuivre l’échange dans son bureau.
Il questionnera chacune de nous…, mais surtout il nous confiera trois démarches à entreprendre à notre retour en Belgique !
« 1 — Noël approche, je ne peux me faire à cette idée que les enfants reçoivent des jouets réparés… Trouvez-nous des jouets neufs, s’il vous plaît !
2 — Vous paraissez engagées : promettez-moi d’organiser une soirée conférence à Bruxelles. La misère est trop injuste pour la laisser s’étaler sans qu’on ne bouge pour la détruire. Je viendrai moi-même en Belgique.
3 — Vous connaissez des jeunes. Pensez à en convaincre en Belgique : invitez-les aux chantiers d’été pour apprendre et peut-être s’engager ».
Quand j’essaie de mieux saisir ma vie, ce sont ces deux moments pleins d’étrangeté qui reviennent… L’homme qui mendie la chaleur, à travers son « bol de soupe chaude » et Joseph Wresinski arrivant à Noisy-le-Grand un certain 14 juillet 1956, assis sur un mur de pierre, le regard dans le vide face au bidonville bruyant, une petite valise noire à ses pieds, habillé de sa « robe » noire de prêtre.
Tous deux furent seuls… À une grande différence près cependant. Après dix ans de services rendus à l’Église, suivis de deux années passées dans des paroisses rurales, le père Joseph ne pouvait pas faire autrement que d’exiger de pouvoir rejoindre ceux qu’il appellera « son peuple » parqué dans un bidonville de la région parisienne. Le père Joseph arrivant à Noisy pour vivre avec 252 familles, françaises pour la plupart, abandonnées dans la solitude de la misère, recherchait lui aussi la chaleur, pas celle d’un bol de soupe mais celle que donne une communauté de vie. C’est là que se trouve tout le sens qu’il a donné à sa chance, celle d’avoir été formé comme prêtre. C’est le cœur du sens de sa vie qu’il découvre, enfin. Après avoir dit « OUI » à Dieu, il prendra cette route sans faillir, même au delà de l’imaginable.
Le Mouvement du refus de la misère qu’il va créer, il l’ouvrira à tous les hommes. Ce n’est pas une affaire d’Église, mais de juste restauration de l’honneur à rendre aux pauvres…
Je me souviens qu’aux premières assises du Volontariat il nous a dit :
« Surtout, n’oubliez jamais que vous avez à faire face à la plus fragile des populations, la plus indéfendable… C’est un combat mondial qu’il faut poursuivre… Et si tout est trop facile, posez-vous la question : suis-je encore bien avec les plus abîmés par la misère ? »