Dans sa grande enquête sur la pauvreté à Londres, en 1889, Charles Booth écrivait : « East London était caché au regard par un rideau sur lequel étaient peintes de terribles images : enfants affamés, femmes souffrantes, hommes épuisés de travail ; monstres et démons d’inhumanité ; géants de maladie et de désespoir. Ces images représentaient-elles vraiment ce qui se trouvait derrière ou bien leur rapport avec les faits était-il semblable à celui que les images à l’extérieur d’un baraquement de fête foraine ont avec le spectacle à l’intérieur ? Les auteurs de ce livre ont […] essayé de soulever ce rideau et de voir par eux-mêmes le monde qu’il cachait1 ». Ce paragraphe a souvent été résumé en une formule, un peu réductrice comme toutes les formules, mais très parlante : « Les riches ont tiré un rideau sur la pauvreté, et sur ce rideau, ils ont peint des monstres ». […]
S’adressant aux jeunes des cités d’urgence et de transit de France et d’ailleurs réunis en 1973 pour leur premier rassemblement, le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, le père Joseph Wresinski, évoquait lui aussi cette peur des pauvres.
« Vous êtes les héritiers de ceux qu’on a bloqués derrière les portes de Paris. On a eu peur de vos parents et de vos grands-parents et on les a massés dans ce qu’on appelait autrefois la ‘banlieue rouge’ : on les a empêchés de rentrer dans Paris. Ne croyez pas que c’est d’hier : on s’est servi de vos pères et de vos grands-pères pour faire la Commune, pour tirer sur les Versaillais et pour que les Versaillais tirent sur les Communards. On s’est servi de vous lorsque, pendant la Révolution, on vous a fait prendre la Bastille et que l’on vous a fixés sur les hauteurs de Belleville. Vous étiez là encore une fois les bannis de Paris. Louis XIV vous faisait enfermer à l’Hôtel-Dieu, à l’Hôtel des Francs-Comtois ; il vous faisait enfermer parce qu’on ne voulait pas de vous ; on ne voulait pas de vos grands-parents, on ne voulait pas de vos arrière-grands-parents. Au XVIIIème siècle, on vous appelait les ‘épaves onéreuses’. Hier, Hitler vous assimilait aux fous et vous envoyait aux fours crématoires… Voilà la race dont vous êtes, voilà les gens que vous êtes : ceux dont on a peur. Votre histoire est l’histoire de ceux dont on a eu peur et de ceux dont on a toujours et encore peur »2.
Cette peur ne lui était pas étrangère. Alors même qu’il était lui-même issu de ce milieu, né dans la pauvreté à Angers en 1917, il dut choisir d’épouser à nouveau ce peuple de la misère, à l’âge de 40 ans, lorsqu’il rejoignit le bidonville de Noisy-le-Grand. […]
… Peur de notre propre déchéance
On peut se demander d’où vient cette peur des pauvres.
Une première hypothèse est celle de la peur de la déchéance. Selon une étude Ipsos menée en 2019 pour le Secours Populaire, 62 % des enfants âgés de 8 à 14 ans ont peur de tomber dans la précarité, et d’autres enquêtes postérieures confirment et amplifient cette tendance.
« Puissions-nous ne jamais devenir ces gens-là » semble bien être une des raisons de cette peur du pauvre, pour lesquelles un mot a été forgé, l’aporophobie ou encore la pauvrophobie. Cette peur ne se clame pas, elle s’insinue à travers des jugements de valeurs, des appellations péjoratives, comme « cassos », pour « cas sociaux ».
On va critiquer les pauvres pour leurs dépenses, les soupçonner de faire mauvais usage des allocations qui leur sont accordées. En France, le groupe des Républicains à l’Assemblée nationale a récemment déposé un projet de loi pour encadrer l’allocation de rentrée scolaire, au motif (infondé) qu’elle servirait à acheter des écrans plats plutôt que les fournitures scolaires. En Italie, lors de la création du Revenu de Citoyenneté, on a entendu un ministre dire que le revenu serait versé sur une carte bancaire de manière à permettre la traçabilité des dépenses et faire la chasse aux dépenses immorales…
On voit bien comment la peur conduit à un jugement de valeur, un jugement moral, alimente les préjugés et les idées fausses. Dans une société en situation de crise économique et sociale, chacun craint pour sa situation et son avenir. Les plus pauvres que nous croisons dans la rue, dans les administrations ou ailleurs nous renvoient un miroir de notre propre peur de la déchéance, de la perte d’emploi, de la perte de logement. Cette peur, et la méfiance qui en découle, est alimentée par certaines décisions des pouvoirs publics : la mise en place de dispositifs anti-SDF dans les stations de métro par la suppression des bancs ou d’autres moyens, les pointes en acier installées le long des immeubles abritant des banques, sur les grilles de chauffage où les sans-abri cherchaient un peu de réconfort, témoignent de cette peur des pauvres et de cette volonté de les refouler hors de notre espace commun.
Comment dépasser cette peur et la conjurer ? Cela suppose que nous nous libérions du fatras d’idées reçues et des préjugés qui nous empêchent de regarder les pauvres comme des frères et sœurs et de les aimer. En commençant par reconnaître l’existence de ces préjugés dont souvent nous ne sommes même pas conscients.
… Peur de la remise en question de nos sociétés
Mais il y a plus que cette peur de la déchéance.
Nous avons peur des pauvres parce qu’ils remettent profondément en cause la nature même de la société de consommation à laquelle nous appartenons beaucoup plus profondément que nous ne le supposons, avec notre corps, mais aussi avec notre âme. Je cite ici le journaliste italien, Umberto Folena, qui dans le quotidien Avvenire, parlant de l’aporophobie, la peur des pauvres, écrivait : « Si nous sommes ce que nous consommons, et que nous nous mesurons et sommes mesurés en fonction de notre consommation (vêtements, voiture, téléphone portable, vacances…, niveau de vie en général), lorsque nous perdons cette capacité de consommer, nous ne sommes plus personne. […] Si notre identité dépend de ce que nous consommons, ceux qui deviennent pauvres perdent leur identité. C’est ce qu’explique bien le sociologue Pietro Piro dans son livre Perdere il lavoro, smarrire il senso (Perdre l’emploi, perdre le sens). Le pauvre, écrit-il, est ‘le fantôme du mensonge dans lequel nous vivons’. Le mensonge : les pauvres sont l’autre visage de la société de consommation, le gaspillage qu’elle produit nécessairement, un gaspillage qui est aussi humain. Il est cruel de le dire, mais il y a ceux qui – les adeptes du capitalisme prédateur, les idolâtres de la consommation – ont besoin des pauvres, car plus les exclus sont nombreux, plus les groupes privilégiés peuvent se sentir comme des dieux. Ils ont gagné grâce à leurs mérites, les pauvres ont perdu grâce à leurs démérites et pour cela ils sont méprisés. Un mensonge colossal, mais tellement vrai ».
Cette citation de Pietro Piro, « le pauvre est le fantôme du mensonge dans lequel nous vivons » me pousse à vous citer un autre extrait de l’intervention du père Joseph Wresinski devant les jeunes du Quart Monde en 1973. Il ne dit pas autre chose. « L’on savait que vous aviez, vous plus que n’importe qui, quelque chose à dire pour démystifier le monde, pour empêcher que le monde reste dans son aveuglement, [et] c’est pourquoi l’on ne voulait pas de vous ».
… Peur de l’échec de la lutte contre la pauvreté
Troisième hypothèse : la peur s’alimente de notre impuissance face à la pauvreté. Lutter contre la pauvreté, comme professionnel dans le travail social, à l’école ou ailleurs c’est affronter en permanence d’énormes difficultés et des échecs à répétition, particulièrement difficiles à surmonter.
Bien des professionnels sont ainsi habités par la peur de ne pas réussir dans leur métier ou la mission qu’ils ont reçue parce qu’ils ont déjà expérimenté qu’il était difficile de réussir avec des enfants, des jeunes, des adultes ou des familles en grande pauvreté. Combien d’enseignants sont ainsi découragés devant les difficultés qu’ils rencontrent avec les enfants de milieux défavorisés ?
Le rapport Naves-Cathala sur la protection de l’enfance publié en juin 2000, soulignait que les professionnels doivent souvent agir dans un contexte d’urgence sociale. Ceci implique « des évaluations majoritairement insuffisantes des situations familiales ». Les professionnels « ont à la fois peur du placement, peur de mal faire, peur de la dégradation de la situation familiale, peur de la violence des parents et des mineurs, peur de leur éventuelle mise en cause pénale… ». Et les familles « vivent l’intervention administrative et judiciaire avec un fort sentiment d’injustice et la peur du placement […] Le placement des enfants demeure pour les familles ce qu’on doit éviter à tout prix ». […]
Les pauvres ont peur
Si les pauvres nous font peur, il y a cependant une autre réalité qui marque la pauvreté : les pauvres vivent dans la peur. Peur du lendemain, d’un avenir bouché, sans perspective. Peur de ne pas réussir à nourrir ses enfants, à leur assurer un avenir meilleur que le leur. Peur des interventions des services sociaux, en particulier des services de l’aide à la jeunesse ou de la protection de l’enfance. Combien sont-ils à renoncer à faire valoir leurs droits par peur que l’intervention d’un service ne déclenche une machine infernale qui conduira au retrait des enfants de la famille ? Peur du voisinage, celui qui ne comprend pas, mais aussi celui qui comprend trop, parce qu’il est « juste au-dessus » et que sa peur de la déchéance sociale accroit sa méfiance à l’égard de ceux qui sont plus pauvres. Peur de la violence dans des quartiers souvent abandonnés par les services publics, où même la police a renoncé à mettre les pieds et à assurer la sécurité de tous.
« La pauvreté, dit une mère de famille, c’est avoir besoin d’aide, mais avoir trop peur d’être jugée comme une mère incapable pour la demander ».
« Quand tu vis dans une baraque, en hiver, ton linge ne sèche jamais. Du coup, tes habits sentent le moisi, ta personne même sent le moisi. Tu le sais, et tu préfères ne pas aller vers les autres ».
« Je suis différente des autres parents, je ne sais pas lire, pas écrire ». « Quand on est pauvre et qu’on vit toujours dans la crainte d’être mal reçu, d’être humilié, on se met à l’écart ».
La peur de ne pas comprendre et de ne pas être compris pousse les personnes en grande pauvreté à ne pas vouloir se faire remarquer, au risque de se priver de relations avec d’autres, de ne pas bénéficier de ce à quoi elles auraient droit et du soutien dont elles ont besoin. Les très pauvres sont souvent obligés de faire des choix dramatiques que d’autres n’ont pas à faire.
« Je connais une femme qui n’ose pas aller demander de 1’aide car elle a peur que cela entraîne le placement de ses enfants ». Une maman, à Madrid, parlait ainsi de cette insécurité qui est faite de peurs quant aux enfants.
« Si je suis une bonne mère, pourquoi pourrait-on me retirer mon enfant ? Mais il y a toujours cette peur en nous. Et je dis à mes enfants que s’ils ne vont pas à l’école, la Comunidad de Madrid viendra les prendre ».
« Tu as peur des travailleurs sociaux, parce que tu ne sais jamais comment ils vont agir. Les assistantes sociales peuvent penser que tu es une mère irresponsable parce que tu n’as pas de ressources, ou parce que tu ne travailles pas. Mais si l’une d’elles venait me retirer mes enfants, je les prendrais avec moi et j’irais sous un pont s’il le fallait. Tu ne peux jamais dire la vérité. Si tu dois mentir, tu mens, parce que la priorité, c’est défendre les tiens. L’assistante sociale m’a demandé de lui dire la vérité, et moi je lui ai demandé d’être claire avec moi. Il ne s’agit pas non plus de lui raconter toute ta vie, il faut d’abord qu’il y ait la confiance. Moi, les assistantes sociales, je les invite à prendre le café chez moi. Il faut gagner leur confiance ».
La sécurité, c’est aussi de ne pas être réduit à l’immédiateté, c’est pouvoir penser à l’avenir :
« Nous les pauvres, on ne pense jamais. Enfin on ne pense qu’à demain. Et de penser au pain du lendemain empêche de penser plus loin. Si en te levant, tu dois te demander : ‘Comment je vais faire aujourd’hui ?’, tu ne peux pas penser plus loin ». « Dans ces conditions, tu n’as jamais de repos ».
Benita vit avec sa famille dans un autre bidonville appelé Las Barranquillas. Depuis une demi-douzaine d’années, ce lieu a été envahi par le monde de la drogue, qui en a fait ce que les journaux appellent « le plus grand supermarché de la drogue ». On estime que chaque jour environ cinq mille personnes se rendent là pour s’y procurer leur dose. Elle nous parle de l’insécurité qui règne dans ce quartier.
« Je vis dans un quartier où il y a beaucoup de drogue, et j’ai toujours eu la peur que mes enfants n’y tombent. Car ils sont amenés à voir ce qu’ils n’avaient jamais vu auparavant. Le chauffeur de l’autobus scolaire ne voulait plus rentrer dans le quartier car il avait peur d’y être attaqué. Je voulais que mes enfants aillent à l’école, mais j’avais peur de dire que je vivais dans ce quartier de crainte qu’on me prenne mes enfants. Mais après, j’ai pensé que je n’étais pas responsable de la situation qui se vit dans le quartier. Ce n’est pas ma faute si la drogue est là. Et pourtant, à cause de cela, il n’y avait plus de ramassage scolaire. Ce n’est pas juste. […] Quand tu vis dans un quartier pauvre, parfois tu as peur qu’on te retire tes enfants. Or si on t’enlève tes enfants, on t’enlève toute raison de continuer à lutter. Les pauvres, nous nous prenons beaucoup la tête. Nous pensons beaucoup à nos enfants. Nous pensons beaucoup. Oui, que cela se sache : nous les pauvres nous pensons ! » […]
Comment vaincre cette peur mutuelle ?
À quelles conditions pourrions-nous libérer les plus pauvres de cette peur et leur permettre d’accéder à un vrai chemin de promotion personnelle et collective ?
Rétablir la confiance, réapprendre la coopération, le dialogue, dépasser les préjugés et les stéréotypes pour vaincre cette peur qui paralyse les plus pauvres et cette peur que nous avons d’eux, ne peut se faire sans l’engagement humain, celui d’hommes et de femmes qui aillent à la rencontre des plus pauvres, partagent leur existence, dans la durée, et pas pour une simple action ponctuelle, un dépannage, certes bienvenu, mais qui ne crée pas vraiment un avenir de liberté et de dignité.
Pour vaincre cette peur mutuelle, nous devons nous défaire de ce que le philosophe étatsunien José Medina appelle des « vices épistémiques3 ». Les vices épistémiques sont « des attitudes et des dispositions qui font obstacle à l’acquisition et la diffusion du savoir ». Selon Medina, les membres des groupes privilégiés ont généralement accès à de nombreux moyens de production et de diffusion du savoir en raison de leur position sociale. De plus, ils sont habitués à être considérés comme compétents, à être écoutés, reconnus, et inversement, ils sont peu habitués à être contestés, remis en question. Or ceci peut les conduire à développer cinq vices épistémiques, dont les membres des groupes défavorisés sont au contraire relativement protégés. Ces cinq vices épistémiques, l’arrogance en matière de savoir (arrogance épistémique), la paresse en matière de savoir (paresse épistémique), la fermeture d’esprit, l’assurance de réussite et l’égoïsme épistémique, correspondant au refus de partager son savoir ont été développés dans l’article « Penser les injustices liées au savoir », publié dans le n° 265 de la Revue Quart Monde sous la signature d’un groupe de participants au Séminaire de philosophie sociale qui s’est tenu entre 2019 et 2022.4
Dans cet effort pour nous libérer de ces vices qui nous guettent, nous aurons quelque chance de bâtir un monde libéré de la peur, un monde fondé sur la confiance, la coopération, la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains.