Joseph Wresinski est le fils d’un père polonais et d’une mère espagnole. En août 1914, le couple Wresinski habite à Paris. La Pologne étant à l’époque intégrée à la Prusse, ils sont emprisonnés à Angers. C’est là que naît Joseph en 1917. Libérée après la guerre, la famille vit de façon très précaire. Son père retourne à Paris, puis en Lorraine et s’installe finalement en Pologne. Sa mère ne le rejoint pas et reste seule avec ses enfants. Joseph doit très rapidement chercher des moyens de subsistance pour sa mère, ses deux frères et sa sœur. À un journaliste qui lui demande quand il a fondé le mouvement ATD Quart Monde il répond : « J’ai créé le mouvement quand j’avais cinq ans. » Plus qu’une boutade, cette réplique exprime le fait que cette enfance est l’expérience structurante de l’action de Joseph Wresinski. Le sentiment d’humiliation lui donnera son caractère entier. La dignité et le courage de sa mère marqueront tout son engagement. Il est ordonné prêtre en juin 1946 à Soissons. Après plusieurs années dans une paroisse rurale, son arrivée au camp de Noisy-le-Grand est le tournant de sa vie. L’abbé Pierre avait acheté un terrain au lieu-dit Château de France pour y construire « le camp des familles de Noisy-le-Grand ». Plus de deux cent cinquante familles y vivaient dans des tentes de l’armée américaine ou des cabanes en fibrociment appelées « igloos », sans eau, ni électricité, à même le sol en terre. Envoyé par son évêque, J. Wresinski vit un choc qui orientera toute sa vie : « D’emblée, j’ai senti que je me trouvais devant mon peuple. Cela ne s’explique pas, ce fut ainsi. »1
Forger une pensée et une action originales
Deux intuitions fortes marquent le récit qu’il fait de son entrée dans le camp. La première concerne l’identité collective de ces personnes vivant dans la misère. « Découvrir un peuple là où tout le monde voyait des ‘cas sociaux’, voir une identité là où d’autres niaient la réalité sociale. »2 « Proclamer la réalité historique pour tenter la libération du Quart Monde, c’était nécessairement nous forger une pensée et une action originales. »3 Ce combat collectif ne peut être mené qu’à partir des personnes elles-mêmes, à travers leurs paroles, leur propre implication et leur histoire commune. Il ne s’agit pas simplement de connaître leur opinion sur tel ou tel sujet, dans une démarche superficiellement participative, pourrait-on dire aujourd’hui, qui n’aboutit finalement qu’à prendre en compte leur réalité à la marge. Il s’agit plus profondément de « forger une pensée », d’entendre le savoir spécifique dont ils sont dépositaires, savoir mûri au creuset de leur lutte contre la misère. Comme le souligne P. Brun4, cette attention à la pensée du quart monde ne vient pas au cours du développement du Mouvement comme un outil de témoignage ou de formation ; elle est constitutive de l’intuition de Joseph Wresinski, dès le début de son action.Très vite, J. Wresinski entre en conflit avec les œuvres de bienfaisance présentes sur le camp de Noisy et conteste la logique de l’assistance, au nom de la mise à jour de cette pensée, au nom de notre capacité de l’écouter et de la recueillir. « Ce qui est terrible dans l’assistance, c’est que les familles en arrivent à la non-existence, à la non-conscience d’elles-mêmes, de leur dignité, de leur responsabilité. La charité et le social sont les palliatifs de l’inculture dans laquelle on maintient les sous‑prolétaires. »5
Du ‘faire pour’ au ‘faire à partir de’
Il peut sembler étonnant, voire scandaleux de chasser la soupe populaire pour ouvrir un salon de beauté, mais c’est la même logique profonde d’une reconquête de la dignité des personnes qui dirige ces choix. J. Wresinski invite à passer d’une logique du faire pour à une logique du faire avec ou du faire à partir de. Dans cette ligne, en 2009, le Mouvement ATD dont les initiales signifiaient à l’origine Aide à Toute Détresse corrigera son nom en Agir Tous pour la Dignité.
[…] J.Wresinski invite à approfondir le mystère d’alliance qui fonde les efforts de libération. […] Pour lui, la libération n’est pas immédiatement première. Il s’en explique dans un passage important de son livre Les pauvres sont l’Église :
« Avant de parler de théologie de la libération, il nous faudrait parler de la théologie de l’homme fils de Dieu. Toute la théologie de la filiation est ici en cause. Sans conscience profonde de la filiation, nous n’écouterons pas l’homme le plus déchu, le plus difficile à rencontrer et à comprendre, à accepter et à aimer comme un frère. Sans méditation sur le Christ pauvre et calomnié, humilié et déchu, nous ne demanderons rien à cet homme-là ; nous parlerons pour lui, nous bâtirons une libération d’un niveau supérieur qu’il ne pourra jamais atteindre. »6
Se trouver toujours insatisfait du pauvre connu, pour aller au pauvre inconnu
Ces critiques sont profondes et soutenues par un véritable changement de paradigme dans l’approche de la grande pauvreté, sous ses aspects à la fois anthropologiques et théologiques. Dans les deux citations précédentes, il faut noter les expressions qui désignent non pas « les pauvres », mais « le plus pauvre », « le plus déchu », « le plus difficile à rencontrer, à comprendre, à accepter, à aimer comme un frère ». La vision du pauvre chez J. Wresinski ne s’appuie pas sur une catégorie sociologique, mais est d’abord l’expression d’une dynamique, d’un mouvement de recherche de l’absent, de celui qui n’est pas encore présent avec nous, trop pauvre pour se montrer, trop invisible pour être écouté, trop inaudible pour être reconnu, trop humilié pour exister. Pour celui qui s’engage dans le combat contre la misère, l’expression le plus pauvre veut signifier un état d’esprit : « Se trouver toujours insatisfait du pauvre connu, pour aller au pauvre inconnu. »7 Elle exprime une question et une inquiétude : « Sommes-nous vraiment allés jusqu’au bout, jusqu’au plus exclu, sans jamais nous arrêter à une population connue qui pourrait en cacher une autre plus démunie encore ? »8 Dans cette optique, l’option préférentielle pour les pauvres se trouve ainsi reformulée en priorité au plus pauvre.