Toute une vie, entre les cordes

Boubkeur and Cristina Jeangrand

p. 14-16

References

Bibliographical reference

Boubkeur and Cristina Jeangrand, « Toute une vie, entre les cordes », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 14-16.

Electronic reference

Boubkeur and Cristina Jeangrand, « Toute une vie, entre les cordes », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 04 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11379

Le combat d’une vie, avec pour colonne vertébrale, la boxe et son univers.

Interview réalisée par Cristina Jeangrand.

J’ai passé toute ma jeunesse à Montreuil, ma ville d’adoption, une ville cosmopolite qui comptait, à mon époque, dans les années 1960-1970, près de 80 nationalités. Dans mon école « Marcelin Berthelot », pas de racisme, ni d’antisémitisme, ou de conflit de religion. On se saluait tous les matins. C’était la diversité à l’état pur. Tous pour un, un pour tous. Il y faisait bon vivre et étudier. On prenait soin les uns des autres dans tout ce que l’on faisait.

Pour toi, jeune des cités

Aujourd’hui, ce qui me pousse à témoigner, c’est pour toi, jeune de cités, de quartiers ou d’où que tu sois. Rien d’autre, juste pour te donner le goût du geste précis et du respect de l’autre. Là, je te parle du « Noble Art » : la boxe pour moi. C’est comme la lumière d’un phare, je croyais me diriger vers elle, mais c’est elle qui est venue vers moi. Pourquoi la boxe ? Mystère et boule de gomme. Peut-être l’entourage, peut-être mon frère aîné, Moussa, qui boxait déjà. Peut-être la gouaille d’une Édith Piaf, déclarant son amour à son Marcel, va savoir. Ou peut-être cette voix intérieure qui avait pris une case de mon ciboulot pour la lampe d’Aladin et qui n’arrêtait pas de me chuchoter : tu devrais faire ceci ou cela. Parfois je demande à ce squatter de m’oublier, de laisser ma mémoire tranquille pour qu’elle puisse me redonner ce qu’elle me doit, les moments les plus tendres de mon enfance. Pour cela j’ai besoin d’une petite gymnastique cérébrale pour stimuler mon esprit afin d’unir mes souvenirs à mes interrogations.

En tous cas, si pour certains de mes potes, ce fut l’usine, le lycée ou la rue, pour moi ce fut la boxe. Ma première rencontre avec le « Ring Montreuillois » a certainement changé ma vie. Je devais avoir une dizaine d’années. C’était un mois d’automne et il faisait frisquet. En sortant de l’école, je fouille dans les poches de ma blouse pour en sortir mes moufles, un « bon point » en tombe, ce genre de petit papier que les instituteurs te refilent en guise de récompense quand tu as bien fait tes devoirs. Au dos il était inscrit en rouge « Ring de Montreuil 21 rue des Ormes ». Qui avait pu, à mon insu, glisser ce message dans ma poche ? Quand j’entends des pros du cervelet dire qu’il faut donner un sens à sa vie, lui donner un but, pour moi c’est du pipeau, on ne part pas tous avec les mêmes chances sur la ligne de départ. Le truc pour la vie, c’est de lui donner une forme, une consistance qui lui évitera de s’étaler lamentablement, comme une bouillie infâme dans la gamelle.

Grâce à ce beau jour je me suis retrouvé dans cette salle mythique et tout de suite j’ai su que c’était là qu’il fallait que je sois. Dans la vie, il faut se battre et la boxe pour moi a déclenché cette envie. À la maison on ne parlait pas de boxe ; mon père, ouvrier, rentrait fatigué,… alors la boxe… Mais ma Yema (maman), sans me le dire – et j’en suis sûr –, était fière.

Des moments incrustés dans ma mémoire

Dans cette salle, le manager, les entraîneurs et tous les boxeurs m’ont reçu comme si je faisais partie de leur famille. Dans cette salle j’ai appris beaucoup de choses. Tout d’abord à esquiver les mauvais coups, à me déplacer en souplesse, à remiser. J’ai appris l’entente, l’amitié, le respect de soi et des autres et surtout la vérité, des histoires d’exilés, de gens venus d’ailleurs. Parce que c’est ça la vie en réalité. Nous sommes tous des exilés, tous voisins avec la même destinée humaine qui nous attend et des histoires d’amitiés, de solitudes, des histoires de dèche, des histoires…

Un jour Monsieur Jean Traxel, notre manager à tous, m’a dit que c’était le Docteur Roger Brandon, résistant qui, avec des amis, avait libéré la Mairie de Montreuil en 1944 et que c’était lui qui avait construit cette salle. J’étais très fier d’être arrivé là, dans ce temple du « Noble Art » et de plus celui de la « Résistance », là où a été gagné le plus grand des combats… celui de l’amitié.

Je n’ai jamais regretté ces moments de ma vie, ils sont incrustés dans ma mémoire à jamais.

Mais revenons-en à la boxe. Le jour de mes dix-huit ans une surprise m’attendait à la salle. Monsieur Jean m’avait inscrit pour le Championnat d’Algérie. Rends-toi compte, je partais boxer sur « la terre qui m’avait vu naître ». J’ai mis du temps à me persuader que ce n’était pas un rêve, jusqu’au soir de la finale qui s’est déroulée à « L’Algeria sport » où l’on m’a déclaré « Champion ». Ce soir-là, si on avait mis des murs à la place des cordes, je me serais noyé dans mes larmes sur le Ring.

Le plus long combat de ma vie

En 1998, après une longue maladie, Monsieur Jean nous a quittés. Nous sommes tous devenus des orphelins du Ring. Normalement c’est toujours le capitaine qui quitte le bateau en dernier, alors avant qu’il ne le quitte, je lui avais promis de m’occuper de la salle. Sans m’en douter je venais de signer le plus long combat de ma vie. En 2002, un feu a dévasté entièrement la salle, emportant avec lui les souvenirs de toute une époque. J’avais la haine, sans savoir contre qui ni contre quoi. J’entends encore la petite voix qui me disait « n’abandonne pas, il y aura des jours meilleurs ». Je crois que ça me rendait fou mais je l’espérais fortement.

Une vingtaine d’années plus tard, Madame Zonno est arrivée. Cette petite mamie, émigrée italienne, venue des Pouilles pour travailler en France, a débarqué à Montreuil il y a plus de 60 ans, laissant son cœur serré dans le « talon de la botte italienne ». Cette bienfaitrice a fait don de sa maison à la Mairie pour qu’elle serve à héberger des associations : « Je rends à Montreuil, ce que Montreuil m’a donné. » La Mairie, qui était au courant de notre projet de renaissance du Ring, a fait appel à nous. Madame Zonno sera sans doute celle qui permettra au Ring de Montreuil de renaître de ses cendres.

Les JO : un temps pour la paix ?

Si la générosité de Madame Zonno nous redonne espoir à Montreuil, n’oublions pas que dans l’hexagone et en particulier dans le neuf-trois1, les JO sont un gâteau qu’il faut partager ; Monsieur de Coubertin, réveillez-vous ! Vous n’avez jamais dit « toujours plus cher ». Le prix des places n’est pas équitable. J’espère que l’État, la Région, les municipalités, les collectivités feront un effort pour aider, à travers un accès aux compétitions, tous ces jeunes de la République qui méritent chaleur humaine et respect. Les Jeux ont toujours été considérés comme la plus importante manifestation sportive mais aussi comme un temps pour la paix, surtout en cette période où les obus tombent partout sur notre planète comme des glands d’un chêne qui n’aurait plus de saisons.

1 93 : Département de la Seine-Saint-Denis.

1 93 : Département de la Seine-Saint-Denis.

Boubkeur

Boubkeur, alias Tintin, né dans le petit village de Boudjellil en Kabylie, a grandi à Montreuil (93). Il a pratiqué la boxe amateur pendant plus de dix ans, a passé ses diplômes d’entraîneur à l’INSEP (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance) et continue à vouloir transmettre les valeurs de son art à la jeunesse.

Cristina Jeangrand

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