Calcio sociale, changer le monde en changeant le football

Massimo Vallati and Jean Tonglet

p. 17-20

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Bibliographical reference

Massimo Vallati and Jean Tonglet, « Calcio sociale, changer le monde en changeant le football », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 17-20.

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Massimo Vallati and Jean Tonglet, « Calcio sociale, changer le monde en changeant le football », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 04 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11381

Né dans la périphérie de Rome, Calcio Sociale (le football social) propose une nouvelle vision du sport le plus populaire en Italie et dans le monde. Ce projet, né en 2005, organise des activités favorisant l’inclusion d’enfants et de jeunes en situation de précarité économique, sociale, familiale, à travers une méthodologie sportive particulière.

Propos recueillis et traduits de l’italien par Jean Tonglet.

Jean Tonglet : Où, quand et avec quels objectifs est né Calcio Sociale ?

Massimo Vallati : Partons de notre lieu de naissance, la cité de Corviale, dans la périphérie de Rome. Il faut imaginer, au bout de la ville, un immeuble de 9 étages, de plus d’un kilomètre de longueur – on l’a baptisé Il Serpentone (le grand serpent), construit à la fin des années 1970, et qui a accueilli 10 000 habitants dans 1 200 appartements, la plupart venant de bidonvilles, de logements précaires, relogés là, loin de tout, des commerces, des institutions publiques. Ce quartier périphérique est devenu, comme d’autres ailleurs, un quartier symbole du mal-vivre urbain, de la dégradation, de l’exclusion sociale et de l’abandon. En 2004, j’étais éducateur sportif dans une paroisse et j’assistais très régulièrement à des tournois de football. J’y observais, partout, la même dynamique : un sport marqué par la violence verbale et même physique. Ce climat de violence m’était insupportable et j’ai alors proposé au curé d’organiser un tournoi avec des règles différentes, afin de changer le climat sur le terrain, avec l’espoir que ce changement de climat se répercute aussi dans la vie quotidienne du quartier. Cela a commencé modestement, avec 4 équipes, puis on est passé à 8, les enfants et les jeunes étaient vraiment séduits. Nous parlons d’enfants et de jeunes en situation de précarité, à risque de tomber dans la toxicodépendance, ou dans la délinquance. L’objectif que nous nous sommes donné est donc de leur permettre d’échapper à ce destin de précarité à travers la pratique sportive, mais une pratique sportive réinterprétée, si je peux dire. Nous réinterprétons les règles sportives habituelles pour transformer le sport et valoriser son potentiel éducatif. Le terrain de football devient une sorte de gymnase de la vie.

J.T. : Comment réinterprétez-vous les règles du calcio ?

M.V. : Nous avons développé 11 règles différentes. Parcourons-en les principales. La première est que toute personne entre 10 et 90 ans, sous réserve de la visite médicale obligatoire, peut participer au championnat, y compris s’ils sont porteurs d’un handicap. Avec eux on forme des équipes, mais ces équipes se dissolvent à la fin de chaque championnat. Les équipes sont mixtes, garçons et filles ensemble. Deuxièmement, dans chaque équipe sont présents un éducateur et un capitaine. L’éducateur est le responsable de l’équipe. Le capitaine est un peu l’adjoint de l’éducateur et son rôle est crucial : il s’occupe de créer un climat chaleureux, joyeux et enthousiaste. Son rôle est vraiment au service et aux côtés de ses camarades d’équipe. Troisièmement : il n’y a pas d’arbitre ! Ce sont les capitaines des deux équipes qui s’occupent de l’arbitrage prenant les décisions de commun accord. Autres points : les buts. Aucun joueur ne peut marquer plus de trois buts par partie. Cela permet de développer le sens de l’attention à l’autre. Et en cas de penalty, c’est le joueur qui est le coefficient le plus bas qui est chargé de le tirer. Ce qui a fait dire au Président de la République, Sergio Mattarella, lors de sa visite en 2022 que si cette règle avait été d’application quand il était enfant, cela lui aurait permis de pouvoir tirer lui aussi quelques penaltys, alors qu’on l’empêchait plutôt de le faire !

J.T. : C’est quoi ce coefficient ? Vous pouvez expliquer ?

M.V. : Il faut d’abord se rappeler que pour nous, plus que la compétition, ce sont les relations qui sont primordiales. Donc, avant un tournoi, on organise des parties amicales, à l’issue desquelles on évalue chacun des joueurs selon un barème de 1 à 10, sachant que la somme des coefficients des joueurs de chaque équipe doit être égale de sorte que toutes les équipes aient les mêmes possibilités de gagner un match. Cela va à l’encontre de la règle habituelle qui voit triompher, à priori, l’équipe qui a le plus de joueurs de très haut niveau.

Mais une autre chose est très importante aussi : les changements. Chaque équipe compte 12 joueurs mais seuls 8 sont sur le terrain et on opère des changements très régulièrement, toutes les dix minutes, de telle sorte que tous les joueurs aient l’occasion de jouer et que personne ne reste sur le banc. En cas de comportement irrespectueux (insultes, simulations, fautes violentes volontaires, gestes antisportifs, etc.), le joueur concerné est pris à part par deux éducateurs qui cherchent avec lui de tirer au clair ce qui s’est passé pendant le jeu. Enfin, avant le début de la partie et à la fin de la partie, les deux équipes se réunissent en un cercle au centre du terrain : c’est un moment fort de partage des pensées, des émotions, des aspirations, un moment pour se préparer à faire en sorte de vivre ce temps ensemble comme un temps de croissance personnelle et en groupe. Calcio sociale a une devise ; qui est apposée à l’entrée de notre siège social, à Corviale. « Vince solo chi custosdisce », ce qui peut se traduire par « Vainc seulement celui qui prend soin ». Cela veut dire celui qui prend soin du beau, du bon, du juste, des personnes, des relations. C’est notre slogan, mais c’est plus qu’un slogan, c’est une manière d’envisager la vie et d’envisager le sport d’une nouvelle manière.

Nous avons cherché, à Corviale d’abord, mais aujourd’hui aussi à Scampia (Naples) et dans d’autres villes italiennes mais aussi en Angleterre, en Allemagne et en Hongrie, d’avoir un impact sur le quartier, de favoriser l’inclusion des enfants et des jeunes, mais aussi de créer un nouveau modèle de football, de changer les paradigmes de ce sport depuis le bas, depuis la périphérie. Le football, le calcio, est pour nous une métaphore de la vie. À travers ce que nous vivons sur les terrains – notre terrain de Corviale s’appelle justement le « terrain des miracles » – nous cherchons à promouvoir les valeurs de l’accueil, du respect de la diversité et d’un rapport sain avec l’environnement et la société.

Le « terrain des miracles » est un lieu sûr qui permet à des enfants de pratiquer un sport, sans devoir payer des droits d’inscription dans des clubs privés ou des associations sportives, mais il est aussi un lieu de développement personnel, car bien d’autres activités sont organisées à côté du football : ateliers de création artisanale, radio, etc.

J.T. : Vous donnez, chaque année, des noms différents aux équipes ?

M.V. : Oui, chaque année, les noms des équipes sont liés à un thème d’actualité. Ainsi, une année, on a donné aux équipes les noms de personnes qui avaient été victimes de la mafia… C’est une forme d’éducation civique car évidemment, ce n’est pas qu’une question de nom, le nom est prétexte à une discussion : qui est cette personne ? Pourquoi a-t-elle été tuée par la mafia ? Quelles valeurs il ou elle défendait ?

J.T. : Vous avez démarré en 2004 avec quelques enfants. Combien sont concernés aujourd’hui ?

M.V. : Nous accueillons aujourd’hui environ 300 à 400 personnes, et leur âge varie entre 5 et 60 ans. Mais le plus important, ce ne sont pas les chiffres, mais ce que les personnes qui sont derrière ces chiffres vivent, découvrent, développent. Nous avons cherché une réponse à l’abandon dans lequel se trouvent les périphéries urbaines. À Corviale, par exemple, les concepteurs avaient prévu un terrain de sport, mais il est resté pendant des années à l’état d’abandon. Il s’est dégradé par manque de soin et de maintenance. À un certain moment, voyant ce que nous avions développé, l’ATER, la société propriétaire de l’immeuble de Corviale nous a confié pour 30 ans la gestion de ce centre sportif à l’abandon. Nous l’avons requalifié, remis en état et nous l’avons restitué au quartier pour en faire un moyen de développement d’un vrai tissu social. Je voudrais citer ici les paroles du père Paolo dall’Olio, notre père spirituel, paroles prononcées lors d’une veillée de prière organisée au terrain des miracles en juin 2010 :

« Le problème de nos ‘palazzoni’ (de nos grands ensembles, pourrait-on dire) est qu’en leur intérieur se terrent nos égoïsmes, nos malheurs, nos misères. Mais implantez-y la bonne volonté ! Implantez-y la solidarité ! Cela deviendra une pile d’énergie pour toute la cité ! Alors nous, ce soir, nous voulons prier pour qu’un jour on puisse dire que Corviale a été un poumon d’humanité pour cette ville de Rome ! La volonté de vivre à Corviale parce qu’on s’est pris les uns les autres par la main, gens de tant de lieux divers et parce qu’on a découvert que notre génération n’était pas maudite, n’était pas condamnée ».

C’est cela qui est le fruit de notre engagement. Cela nous a valu quelques reconnaissances. J’ai parlé de la visite du Président de la République venu inaugurer le nouveau terrain des miracles en 2022. Mais nous avons aussi été invités au Parlement européen, en 2012, pour parler de notre expérience considérée comme un projet d’avant-garde en matière d’intégration. Nous sommes aussi en discussion avec la Fédération Italienne de Football en vue d’un protocole d’accord pour introduire notre méthodologie dans les écoles de football. Bien sûr, tout cela suscite aussi des réactions négatives. En novembre 2015, le terrain des miracles, un an après son inauguration, a fait l’objet d’un incendie criminel. Nous tentons de sortir des enfants de la rue, de faire en sorte qu’ils ne tombent pas dans les mains des trafiquants. Alors bien sûr, nous dérangeons. Mais nous résistons et nous ne nous laissons pas intimider.

Le Président Mattarella lors de sa visite en février 2022 a eu ces mots qui résument notre démarche :

« Ce qui ressort de cet ensemble de règles indiquant la manière de se comporter, c’est l’importance de faire du moment du jeu, de la rencontre, le lieu d’une amitié, une amitié qui se développe, qui grandit, un lieu de respect réciproque entre toutes les personnes, un lieu de confiance. […] Si les enfants apprennent, reçoivent, s’approprient cette manière d’être, cette manière de se mettre en relation les uns avec les autres, de collaborer, de s’aider mutuellement, ils pourront dans le futur être des protagonistes positifs de la vie de notre pays. Ne perdez pas ces habitudes, chers enfants. Ne perdez pas ces repères, aidez-vous les uns les autres, ayez une confiance réciproque les uns envers les autres. Respectez-vous mutuellement. Parce que si cette manière d’être se développe dans la société, se développe aussi chez les adultes, elle s’affirmera aussi dans les relations entre les États dans le monde ».

Massimo Vallati

Né à Rome en 1976, passionné de football, Massimo Vallati travaille au sein de Accoglienza Legalità Spiritualità notamment dans le quartier de Corviale à Rome. Il est à l’origine du projet Calcio sociale qui s’est implanté dans ce quartier avant de s’étendre en d’autres lieux, et dont l’objectif est de développer une nouvelle vision de ce sport.

Jean Tonglet

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