Celle-ci est tout à fait originale par rapport à de nombreuses Universités populaires qui se sont développées dans les quarante dernières années. Elle présente une double rupture. Une première rupture en termes de public. Les membres de l’Université populaire Quart Monde sont des personnes qui ont l’expérience de la pauvreté. La gratuité de l’Université populaire ne garantit en rien que les personnes appartenant aux milieux défavorisés participent. Il est nécessaire d’aller au-devant d’elles dans les quartiers où elles vivent, dans les lieux d’errance ou de transit. Il est nécessaire de solliciter leur participation et de les convaincre qu’elles sont capables de réflexion et que leur réflexion est indispensable à une vraie compréhension de la société, pour une approche démocratique de celle‑ci.
La deuxième rupture est en termes de nature. La grande majorité des Universités populaires a pour objectif de transmettre des savoirs. Mais l’Université populaire Quart Monde est le lieu de production de savoirs. Ces savoirs sont émancipateurs. Ils naissent du dialogue entre les personnes très défavorisées, entre les invité·es à l’Université populaire (les spécialistes du thème abordé) et entre les membres qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté mais qui leurs sont solidaires, dans cette perspective de transformation sociale.
Après avoir animé pendant cinq ans l’Université populaire Quart Monde en Île-de-France, j’ai perçu l’importance de mener une recherche universitaire sur cette pratique. J’ai adopté une méthodologie de recherche spécifique, car je la souhaitais en adéquation avec sa démarche émancipatrice. J’ai opté pour une recherche action participative au cœur de laquelle les membres de l’Université populaire ont explicité : le sens de l’Université populaire Quart Monde pour eux, comment est réalisée la production de savoir, et ce qu’elle a changé dans leur vie1. Les réflexions qui suivent émanent d’eux. Elles sont la preuve de la thèse ; il est possible et fécond de penser avec des personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté.
Etre exclus du droit au savoir
Georges a été placé de cinq à dix-sept ans. « J’ai peu appris à l’école, car je n’avais pas l’esprit à ça. » Il a été traité de « Fou à Claveau » du nom de l’institution où il vivait. Il a vécu dans les bois plusieurs années. La solitude extrême l’amène à se parler à lui-même. À force, les mots prennent un sens différent pour lui.
Marinette : « Je sais lire et écrire. Des cours comme il y en a maintenant, je n’en ai jamais eus, mais j’ai obligé mes enfants à y aller. Mes neuf enfants savent tous lire et écrire, ils font tous leurs papiers eux-mêmes, sauf une fille qui demande à ses sœurs. »
Ces personnes sont membres de l’Université populaire Quart Monde, l’ont fréquentée de nombreuses années. Elles ont participé à la recherche-action évoquée. Leur rapport au savoir pose question. Il appelle à bâtir un savoir qui libère au lieu d’exclure, un savoir qui rassemble au lieu d’isoler. Sans une intervention forte, ces personnes pourraient passer pour stupides, ignorantes et indignes d’intérêt. L’Université populaire Quart Monde renverse leur rapport au savoir.
Remise en cause de la connaissance bâtie en dehors de l’expérience des plus pauvres et sans leur participation
Joseph Wresinski a apporté un nouveau regard sur ces questions. Il a développé l’idée que les personnes très pauvres sont porteuses d’un savoir d’expérience, d’un savoir existentiel, qui est indispensable à la compréhension du monde.
Il s’agit donc de construire des savoirs qui émanent des plus fragiles au lieu d’émaner seulement des experts reconnus ; un savoir qui permette d’interpréter le monde dans son ensemble au lieu de maintenir à l’écart la pensée des plus démunis. Ce qui est nécessaire à la démocratie.
« Le pauvre qui n’aura pas été introduit dans l’intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités. Tant que le pauvre n’est pas écouté, que les responsables de l’organisation d’une cité ne s’instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coups, répondant à des exigences superficielles et d’opportunité2. »
C’est la pensée propre des personnes pauvres qui sera le chemin de leur libération. Selon Wresinski, le processus de compréhension lui-même est libérateur. L’accès au savoir et à la culture est décisif pour accéder à la conscience de soi, à la signification de sa vie, à son existence au monde. Il est de nature ontologique. Le combat contre l’illettrisme, pour la culture et pour l’entrée dans la pensée collective est un levier majeur d’émancipation.
Ingénierie de l’Université populaire Quart Monde
Dès les origines du Mouvement ATD Quart Monde, au camp des sans-logis à Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski a développé la culture et a encouragé la réflexion et l’expression collective.
L’Université populaire Quart Monde est née de cette pratique. Elle repose sur un réseau de proximité avec des personnes très pauvres. Des personnes formées au sein du Mouvement ATD Quart Monde sont engagées auprès des personnes défavorisées. Elles vont au-devant de celles-ci dans leurs lieux de vie. Elles vont les solliciter pour une contribution intellectuelle, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une réflexion à partir de leur expérience. Par exemple sur des thèmes existentiels (le courage, l’égalité, la dignité, etc.) ou sur l’actualité (les médias, l’Europe, la sécurité, etc.) ou bien encore sur les droits (logement, santé, éducation), etc.
Tout est préparé en amont avec des militant·e·s, pour que ce soit leurs mots, leur façon de penser, leurs questions qui guident la réflexion collective. Une invitation est envoyée à tous afin de lancer la réflexion collective.
Après les premières rencontres individuelles pour bâtir la confiance, la participation à un petit groupe local de préparation est proposée. Ces réunions sont donc entre des personnes qui partagent les mêmes conditions de vie, c’est un groupe de pairs. Il permet la reconnaissance, le dialogue et l’entraînement à la pensée. L’animateur y a un rôle décisif.
La réflexion est menée, à partir de questions de travail précises, par exemple : « Qu’est-ce que la violence dans votre vie de tous les jours ? Comment résistez-vous ? », ou bien : « Quelles situations courageuses vous vivez et vous aimeriez transmettre à vos enfants ? » Ces questions demandent une réflexion sur son expérience de vie.
Un compte rendu précis est rédigé dans chaque groupe et transmis à l’animateur·rice. Celle.celui-ci relit tous les comptes rendus avec un groupe de militant·es3 qui conçoivent ensemble l’animation. Ensuite, à la fin du mois, tous les groupes de préparation d’une même région se retrouvent au cours d’un rassemblement régional. Ce rassemblement régional, mensuel, est l’Université populaire Quart Monde qui a pour but de mettre au jour les réalités de vie de la pauvreté et de trouver ensemble les moyens de la combattre.
Ce rassemblement est composé des groupes de militant.es mais aussi de personnes d’origines sociales très variées. Ce sont des citoyens de tous milieux qui souhaitent se former à la connaissance de la grande pauvreté et s’engager contre, en participant régulièrement à l’Université populaire. Un·e invité·e, spécialiste du thème débattu, entre en dialogue avec l’assemblée dont il·elle a entendu les échanges. Ceci sans jamais cadrer le débat, ni imposer sa problématique, mais en répondant aux questions. De nombreuses interactions ont lieu. Elles conduisent à la production de savoirs et à des prises de conscience qui produisent des changements sociaux.
Pendant un débat de deux heures, l’animateur·rice fait progresser l’expression personnelle et collective, la rencontre des différents types d’expériences et favorise l’émergence des savoirs apportés par chacun·es.
Repères théoriques
L’Université populaire transforme le rapport au savoir, valorise les savoirs d’expérience, transforme les rapports entre « enseignants et enseignés », et surtout s’attache au sens. Tous les échanges et les réflexions sont développés dans un contexte qui a du sens pour les personnes concernées. C’est une clef de l’apprentissage. Très souvent les apprenants ne trouvent pas de sens aux savoirs qui leur sont proposés, c’est pour cela qu’ils ne s’investissent pas dans la démarche d’apprendre. C’est donc ce rapport au savoir qui doit être l’objet de la pédagogie dans un projet éducatif.
Les travaux d’André Giordan4 ont montré qu’apprendre ne consistait pas à recevoir un savoir qui serait conçu comme un en-soi et déversé par la personne savante sur la personne ignorante. Car ce qu’il appelle l’enseignement frontal, selon lui, empêche d’apprendre.
Au contraire, il considère que l’apprendre est une construction. La personne apprend en étant en contact avec le monde, avec de nouvelles situations, elle élabore de nouvelles perspectives de sens. Elle est auteur de son apprentissage. Elle doit corriger ses perceptions antérieures erronées, c’est pour cela qu’apprendre est difficile. Mais cet apprendre est facilité par un médiateur qui construit un environnement didactique qui soutient la réflexion de la personne qui apprend.
Les travaux de Jack Mezirow5, sur l’autoformation à partir de l’expérience ont montré que les adultes se forment en réfléchissant sur leur expérience. La transformation se produit par la vérification des perspectives de sens dans un dialogue.
À l’Université populaire le dialogue s’engage dans une dynamique où chaque personne va apprendre en se formant. On peut parler d’autoformation en collectivité. Si l’apprentissage relève de la réflexion critique, il produira un apprentissage émancipatoire.
Éthique des relations
Cette pratique nécessite des conditions de mise en œuvre indispensables difficiles à réunir. Une éthique stricte est à respecter. Il y a nécessité d’aller au-devant des personnes pour créer la rencontre avec elles et commencer à recréer des liens.
« C’est le Mouvement ATD Quart Monde qui est venu à moi. C’est la personne qui ne vous regarde pas dans votre détresse, dans votre misère, mais qui regarde l’être humain en vous. » C’est une clé de la rencontre. Dans un environnement enrichissant et chaleureux, un apprenant sera stimulé. L’amitié est cultivée, elle apporte une sécurité et un soutien très prisés. La souffrance partagée crée des liens : « On n’a pas la peur au ventre d’aller aux UP. Quand je vais à la Sécurité sociale, j’ai la peur au ventre de savoir qu’il va falloir que j’explique mon cas. »
Le plus marquant c’est l’expérience de l’absence de jugement : « Pour moi, j’étais une incapable, une nullité. Lorsque je suis arrivée aux UP, j’ai été très surprise, aucun jugement n’était porté sur moi. » La reconnaissance de la dignité est confirmée par l’égalité de considération entre tous les participants : « On est tous sur le même piédestal, c’est-à-dire on est tous égaux les uns des autres. »
La liberté est un élément décisif incontournable : « J’ai admiré beaucoup les gens qui arrivaient à s’exprimer et là j’ai senti qu’il y avait une liberté. » Enfin, l’éradication du sentiment de la culpabilité de sa propre misère est libérateur : « La misère je pensais que c’était de ma faute, je pensais que je l’avais cherchée. »
Éthique de la réciprocité
Le rôle des animateurs de groupe est décisif : « C’est à moi de comprendre le point de vue des gens vivant dans la précarité sur ce thème. Comprendre ce qu’EUX ont à dire sur ce thème ; aider à formuler leur pensée. » L’insécurité pour eux, c’est de ne pas avoir de travail et d’avoir peur de perdre son logement. Cela n’a rien à voir avec ce qui est dit par les médias sur la supposée insécurité. Il faut rentrer dans la pensée de l’autre. La sécurité pour eux, c’est les relations sociales.
Construction d’identité, de sens, de savoirs
L’expérience doit d’abord être mise en mots pour pouvoir lui attribuer du sens. Madame Lelièvre qui vit en caravane explique comment les préparations ont été des moments de prise de conscience.
« C’est vrai qu’à propos de la violence on s’est dit : ‘Qu’est-ce qu’on va dire ?’ La violence, on la subit tous les jours. La violence, c’est la façon dont on nous traite. Les expulsions, les travaux. On la subit tous les jours. Mais au premier abord, on ne la voyait pas. Il a fallu qu’on nous pose la question. » Il n’y a pas de possibilité de prendre conscience de sa propre vie s’il n’y a pas de recul. L’autoréflexion apporte une forte émancipation.
La reconnaissance de la personne, la sollicitation intellectuelle, la valorisation de l’expérience sont autant d’occasions de retrouver une identité positive. « L’UP est une réponse à la honte. Quand j’ai écouté les gens parler qui vivaient dans les bois, dans les grottes, dans des cabanes, sans abri, ça a fait tilt. J’ai vu que les gens n’avaient pas honte et ils avaient le courage d’en parler. Je me suis dit : ‘Je n’ai plus à avoir honte. Je n’ai pas à avoir peur de parler et de vivre comme je vis, voilà.’ » On voit le passage du sentiment de honte à celui de dignité.
Donner sens à son expérience
Madame Salmon est intervenue à l’Université populaire sur le thème « Mémoires de courage ». Elle a joué une saynète exprimant une expérience très profonde. « Ça restera toujours dans ma mémoire quand mon fils s’est fait arrêter par la police. À six heures du matin, l’empêcher de m’embrasser avant de partir, je trouve ça inadmissible. J’ai joué cette scène c’est pour faire voir qu’une mère de famille a le courage de montrer ce qu’elle a vécu et pour dire que ça peut leur arriver aussi. Ça m’a apporté un soulagement, j’en suis fière. » Cette mère donne sens à son expérience. L’événement douloureux est transformé par la relecture qu’elle en fait. Elle transforme sa souffrance en force. Elle construit un savoir de résilience.
Construction du savoir
À propos du thème de l’exil, Madame Drian explique : « La femme qui témoignait est venue en France parce qu’elle a trop vu de souffrances là-bas, elle ne pouvait plus tenir avec ses enfants, il y avait la guerre, elle était obligée de partir. Son témoignage m’a beaucoup bouleversée. Maintenant, quand je vois des immigrés en France, je me dis : ‘ S’ils sont là, c’est qu’ils ont des problèmes’. Avant, je me disais : ‘Ils sont là, ils récupèrent un peu d’argent et puis après ils retournent dans leur pays.’ Mais je me suis aperçue que c’est tout à fait le contraire. Je vois différemment les immigrés maintenant. » On voit comment un changement de schème de sens permet l’intégration d’un nouveau savoir.
L’invité de l’Université populaire sur ce même thème était un exilé politique. Il a écouté les témoignages de personnes exilées et les réactions. Il commente la production de savoir à laquelle il a participé. « Il y a plusieurs niveaux à la production de savoir. D’abord, il faut que la personne sache qu’elle a quelque chose à dire, même si elle l’ignorait. Le deuxième moment, c’est la confrontation : ce n’est pas parce que je pense ça que c’est la vérité. Et le troisième moment, c’est la systématisation. Que peut-on dire sur l’exil ? Quels sont les différents acceptions, vécus, formes ? » Une nouvelle interprétation de sens de la notion d’exil a émergé de la réflexion commune.
« Même, étant de nulle part, on peut trouver sa patrie, son lieu dans le monde, là où l’on est capable d’être solidaires avec les autres et de partager. On trouve son pays, là où nous sommes, quand on assume la solidarité et l’affection, la création avec les autres. »
Émancipation
Les exemples sont nombreux. Monsieur Ramoff a mis en œuvre, tout de suite après l’Université populaire sur les tutelles, ce qu’il avait appris. Le tuteur de son frère ne respectait pas la loi.
« Cette UP m’a permis de faire des démarches pour mon frère. J’ai été voir et j’ai bien expliqué ce que d’après la loi, il fallait faire. Ça a changé, parce que du coup, tous les mois, le tuteur va voir mon frère et il lui donne un compte-rendu normal. »
Le savoir est émancipatoire lorsqu’il relève de prises de conscience et qu’il aboutit à de nouvelles conceptions, de nouvelles actions pour soi-même et pour les autres. Les effets vont bien au-delà de la séance d’Université populaire. Pauline a osé réclamer ses droits à la Sécurité sociale et a obtenu d’urgence des indemnités journalières ; elle a osé reparler à l’institutrice de propos déplacés à l’encontre de son fils.
L’émancipation des membres de l’Université populaire qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté est tout aussi importante et réelle. Elles ont accès à de nouveaux savoirs sur le monde vu au prisme de la pauvreté. Madame Hodent, journaliste de profession, fait cette expérience de la prise de conscience. « Je me rappelle très bien de Monsieur Lemaître qui disait que le cardiologue refusait de le voir parce qu’il avait la CMU6. Rien ne vaut d’entendre ça de quelqu’un qui l’a vécu, pour bien se dire qu’il y a un problème. Mais aussi, j’ai compris ce que pouvait être l’engagement citoyen, ce que l’on pouvait faire. » Étant rendue attentive à cette situation, elle vérifie auprès de son propre médecin, prend conscience qu’il refuse les patients bénéficiaires de la Couverture maladie universelle. Elle lui dit qu’elle désapprouve, et elle change de médecin.
Un journaliste, invité du thème sur les médias a exprimé qu’il avait beaucoup appris.
« Pour un journaliste, un sujet est un sujet, que l’on traite de l’humain ou d’autre chose. Or on m’a fait remarquer qu’il pouvait y avoir quelque chose de très blessant que l’on parle d’eux comme des fruits de saison : ‘ C’est l’hiver, on va parler des SDF’… »
Un invité exprime au cours de la recherche l’intérêt qu’il a trouvé à l’Université populaire :
« Ce que vous faites, pour l’intellectuel, c’est une mise à l’épreuve du réel. Les chercheurs ont des hypothèses, des théories, des convictions. Très rarement, ils doivent les faire passer à l’épreuve du réel. Dans votre Université populaire, vous ne pouvez pas raconter n’importe quelle bêtise sur la société, la solidarité et l’exclusion à des exclus. C’est quelque chose que j’ai toujours recherché. »
C’est dans ce processus de construction collective du savoir qu’il y a une transformation des rapports sociaux.
L’Université populaire Quart Monde a une dimension anthropologique puisqu’elle invite à reconsidérer totalement les personnes défavorisées et leur place dans la société. Elle a une dimension épistémologique puisqu’elle reconnaît les savoirs issus de l’expérience et elle leur donne une place centrale. Elle a une dimension politique puisqu’elle renverse totalement les processus d’exclusion et produit un savoir essentiel à renforcer la démocratie. Il est urgent de s’investir dans l’apprentissage du penser ensemble.