Xavier Godinot : Dans la lutte contre la pauvreté, il est important d’appréhender non seulement les individus mais leur famille et leur milieu. Dans l’histoire récente de l’Union européenne, comment et par qui les dimensions familiales et sociales ont-elles été prises en compte ?
William Lay : La famille et les enfants ne sont pas de la compétence de l’Union européenne et n’ont jamais été mentionnés dans les traités. Il n’y a donc pas de base légale européenne pour une politique de la famille et de l’enfance, qui reste du ressort des Etats membres. Ce qui ne veut pas dire que les institutions européennes n’ont rien fait dans ce domaine.
En 1983, une résolution du Parlement européen sur les politiques familiales, préparée avec la collaboration du président de la COFACE, a permis de créer en 1984 une ligne budgétaire pour des « actions en faveur de la famille » qui ont pu se développer jusqu’en 1996. Un intergroupe Famille fut mis sur pied en 1988.
En 1989, une première réunion du conseil des ministres de la Famille s’est tenue sous présidence française. Et il a fallu attendre 1994 (année internationale de la Famille) pour avoir une deuxième réunion de ces ministres, seulement informelle, en marge d’un conseil sous présidence allemande, ainsi qu’une deuxième résolution du Parlement européen.
Le 20 novembre 2 000, pour l’anniversaire de la convention des droits de l’Enfant, une nouvelle réunion des ministres de la Famille, encore sous présidence française, a décidé de réunir les ministres de l’enfance tous les 20 novembre.
En janvier 1999, il y a eu aussi un excellent rapport de Mme Hermange, députée européenne, une résolution du Parlement et la relance un intergroupe Famille et droit de l’enfant.
Des représentants des organisations familiales, nommés par les gouvernements, siègent au Comité économique et social de l’Union européenne.
La Commission a également créé et financé plusieurs réseaux dont le réseau Famille et travail pour étudier la question de conciliation vie familiale/vie professionnelle, et le réseau Accueil des enfants. Mais ces réseaux ont aujourd’hui disparu.
S’il existe encore un observatoire des affaires familiales et de l’enfance et l’intergroupe Familles au Parlement, il n’y a plus aucun service à la Commission européenne qui s’occupe spécifiquement des questions familiales, seulement des unités sur l’égalité des chances entre hommes et femmes, sur la protection sociale, sur les données démographiques.
A une époque, il y avait une réunion régulière interservices sur la dimension familiale des politiques, et une réunion régulière des hauts fonctionnaires concernés. Or depuis 1997-1998, ces deux lieux de coordination n’existent plus.
Olivier Gerhard : Les initiatives ou les politiques de l’Europe ont un impact sur les familles. La prise en compte de cet impact, c’est ce que nous voudrions voir développer.
X.G. : Quels sont, par rapport à la famille, les clivages politiques ?
W.L. : Le grand clivage, c’est de dire « la » famille ou « les » familles. La COFACE a décidé avec sagesse de parler « des » familles, car il n’y a pas un seul modèle familial. Il y a les familles avec parents mariés ou non mariés ou mariés seulement devant le maire, mais aussi les familles monoparentales et les familles recomposées. Comment ignorer ce type d’évolution ! Avec une approche centrée sur l’intérêt de l’enfant, il est évident qu’on doit prendre en considération ces autres modèles familiaux. Que chaque organisation nationale ait sa propre philosophie ou sa propre idéologie, soit, mais au niveau européen il faut être ouvert à différents modèles.
Beaucoup de gens pensent encore que lorsqu’on parle de la famille ou des familles, on veut promouvoir un modèle familial unique. Là se cristallise le débat. Schématiquement, au Parlement européen, la gauche considère la famille comme le domaine de la droite. Ce n’est pas son affaire comme peuvent l’être la politique sociale, l’emploi, l’égalité des chances, les droits de l’enfant… Et la droite conforte ce sentiment en s’appropriant la notion de famille dans son acception plus conservatrice. Cependant il faut nuancer. Les parlementaires belges et français, même de gauche, vont très facilement avoir une vision familiale assez ouverte. La droite n’est pas homogène non plus. Mais, quand il y a des votes, ce clivage se retrouve très fortement. En dépit de cette situation, lors de chaque conférence intergouvernementale (Maastricht, Amsterdam, Nice), les organisations familiales ont vraiment fait pression sur leur gouvernement pour que la dimension familiale soit mentionnée dans le traité.
O.G. : Certains ont utilisé le courant des droits de l’Enfant pour prétendre protéger les enfants contre les parents. Cela a eu un impact sur les milieux de grande pauvreté, par exemple en Grande-Bretagne, avec l’augmentation récente du placement des enfants.
A un moment, il y a eu deux antagonistes au Parlement européen : celui consacré à Famille avait une présidence de droite, celui consacré aux droits des enfants, une présidence de gauche ! Mais heureusement, cela n’a pas duré et actuellement il n’y a qu’un seul intergroupe Famille et droits de l’enfant.
X.G. : Si dans les traités il n’y a pas de base légale pour prendre en compte la famille, il y en a une depuis 1999 (ratification du Traité d’Amsterdam) pour prendre en compte la lutte contre l’exclusion sociale.
O.G. : Oui, c’est très important. Même en l’absence de cette base juridique, depuis 1974 la Commission européenne a lancé une série de programmes de lutte contre la pauvreté, soutenus par le Parlement européen. Il y a eu trois programmes successifs dont le dernier s’est terminé en 1993 (Pauvreté 3). Puis la Commission a voulu entreprendre Pauvreté 4, mais l’Allemagne s’y est opposée, en disant : nous avons déjà fait trois programmes expérimentaux, faisons-en d’abord une évaluation sérieuse.
Entre 1994 et 1998, en l’absence de programme, il y avait toujours une ligne budgétaire sur la lutte contre l’exclusion sociale, votée par le parlement européen, qui permettait à la Commission de soutenir les réseaux d’ONG au niveau européen et de petits projets. Le gouvernement britannique a jugé que plusieurs petits projets ainsi soutenus par la Commission n’étaient pas valables. Il a alors constaté qu’il n’y avait ni décisions ministérielles ni articles dans le traité permettant de justifier cette ligne budgétaire adoptée par le parlement européen et a intenté une action contre la Commission devant la Cour de justice.
Cette plainte a été déposée en 1996 et la Commission européenne n’était pas du tout sûre de gagner. De fait, la Cour de justice a donné raison au gouvernement britannique en 1998. Cela a remis en cause beaucoup d’autres lignes budgétaires votées sans base juridique suffisante par le Parlement européen. Mais le fait que la ligne concernant la lutte l’exclusion ait été à l’origine de cette plainte a mis un projecteur sur le fait que la lutte contre l’exclusion sociale devait figurer dans les Traités. Beaucoup de députés européens ont dit qu’il était incroyable que l’exclusion sociale soit ainsi exclue ! Cela a contribué à ce que figure, dans le Traité d’Amsterdam, un article 137 du traité de Maastricht prévoyant une coopération entre Etats membres autour des questions d’exclusion sociale pour « échanger les bonnes pratiques » et pour « promouvoir des approches novatrices ».
X.G. : Qu’apporte la stratégie de lutte contre la pauvreté adoptée par les derniers Conseils européens ?
O.G. : C’est le Conseil européen de Lisbonne, en mars 2000, qui a adopté une stratégie européenne contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Là, a vraiment été pris en compte le fait que la pauvreté et l’exclusion sociale sont un défi majeur. Une « méthode ouverte de coordination » des politiques a été choisie.
Dans cette méthode, trois étapes sont prévues. D’abord on détermine les directions dans lesquelles on veut aller ensemble ; c’est ce qui a effectivement été adopté au sommet de Nice en décembre 2000. Ensuite chaque pays fait un plan national de deux ans pour mettre en œuvre les objectifs retenus. Puis on procédera à une évaluation concertée de ces plans. On verra s’il faut les modifier et on redéfinira de nouveaux plans de trois ans, et ainsi de suite sur une période de dix ans. Donc l’idée est de se soutenir dans la durée, avec une méthode qui permet de refaire le point d’une façon sérieuse. Cette méthode a été inventée pour l’Emploi en 1997.
Lorsque les ministres des Affaires sociales ont voulu rédiger les objectifs de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, seul le Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (REALPES) dont ATD Quart Monde fait partie, a fait des propositions précises et travaillées depuis plusieurs années de façon très concertée. J’ai été extrêmement actif dans la rédaction de ces documents qui ont repris des points essentiels pour nous comme la mise en œuvre des droits fondamentaux, le partenariat avec les plus pauvres, la mobilisation de tous les citoyens. C’est ainsi que le Sommet de Nice a adopté des objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale qui reposent sur quatre piliers :
– promouvoir la participation à l’emploi et l’accès de tous aux ressources, aux droits, aux biens et service ;
– prévenir les risques d’exclusion ;
– agir pour les plus vulnérables ;
– mobiliser l’ensemble des acteurs.
Nous nous retrouvons bien dans l’ensemble de ces objectifs, même si la dimension familiale n’y est pas suffisamment prise en compte.
X.G. : Comment a été introduite cette dimension familiale ?
O.G. : Il n’y avait pas une grande conscience de l’importance de cette dimension familiale de la pauvreté, que ce soit du côté des gouvernements ou du côté des ONG. Je savais qu’il y avait une forte réticence à parler de la famille, surtout dans les pays et ONG du nord de l’Europe. Je pense avoir été trop prudent et je n’ai pas introduit de propositions à ce niveau dans les documents du REALPES. Par contre, lorsque j’ai reçu le premier projet d’objectifs écrit en juillet 2000 par des fonctionnaires français (la France venait de prendre la présidence de l’Union européenne et c’était à elle de mettre un projet sur la table de discussion), nous avons proposé à Martine Aubry (alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité) de prévoir des mesures de soutien à « l’intégrité familiale ». Il a été finalement décidé à Nice de « mettre en œuvre des actions visant à préserver les solidarités familiales sous toutes ses formes ».
W.L. : Les organisations familiales généralistes prônent une politique familiale globale, c’est-à-dire pour toutes les familles, comme par exemple, une protection sociale généralisée. Mais certaines catégories de la population ont besoin en plus, de façon complémentaire, de politiques spécifiques, par exemple dans les domaines du handicap, de la pauvreté, des personnes âgées, des enfants…
X.G. : Aujourd’hui, quelles sont les chances à saisir pour faire progresser la prise en compte des familles au niveau européen ?
W.L. : Il faut continuer d’affirmer la nécessité de trouver une base légale pour développer une action en faveur d’une politique familiale. En 2004 il y aura une nouvelle conférence intergouvernementale pour modifier le traité. Mais ce ne sera pas nécessairement plus facile qu’avant d’y intégrer la dimension familiale. Toutefois, certains pays candidats, qui seront associés à cette conférence même s’ils ne sont pas encore membres, auront certainement une attitude favorable.
O.G. : Dans la préservation des solidarités familiales, il y a en particulier la question des placements d’enfants qui se pose de façon extrêmement douloureuse pour beaucoup de familles. Il faudrait qu’elle puisse être prise en compte dans les plans nationaux.
La charte des droits fondamentaux adoptée lors du sommet de Nice comprend un article sur la protection économique, sociale et juridique de la famille qui concerne toutes les familles se trouvant sur le territoire de l’Union, qu’elles soient en situation légale ou non. C’est une avancée. Je pense que pour les familles migrantes ou réfugiées, cet article sera précieux.
X.G. : Quels vont être les risques à éviter ?
O.G. : Il faut promouvoir une protection sociale généralisée, qui ait vraiment bien étudié l’individualisation des droits, pour que personne n’ait besoin de se cacher, pour que les allocations familiales couvrent effectivement le coût de l’enfant…
Par exemple en Belgique, un couple dispose d’un minimex2 très inférieur à un minimex pour deux personnes isolées, ce qui fait que certains couples se séparent. Je ne dis pas que les couples se séparent pour cette raison mais quand les difficultés sont tellement grandes, cela les accroît. Au moment de la séparation, les revenus des deux parents sont augmentés mais, après, les solidarités familiales sont cassées.
W.L. : Il ne faut pas confondre assistance sociale et protection sociale. Il ne faut certainement pas aller vers un système où l’on n’aiderait que les plus pauvres, parce que ceux qui sont juste au-dessus risqueraient de tomber dans la pauvreté. C’est pourquoi l’idée d’une protection généralisée et performante est très importante. Il faut que la protection sociale couvre l’ensemble de la population. Dans la lutte contre la pauvreté, c’est fondamental.