Les « oubliés »
Barbara et Tomasz Sadowski ont été amenés à connaître par leurs pratiques psychologiques des citoyens polonais « oubliés » ou « indésirables. » En fondant cette organisation non gouvernementale, ils ont voulu que ceux-ci puissent trouver une qualité de vie qui leur avait été déniée jusqu'alors. Cette ambition a donné lieu à la création d'un réseau d'entraide grâce auquel des personnes rejetées par la société ont pu se rencontrer et se former.
En 1989, ils ont ouvert la première maison de Barka dans le bâtiment abandonné d'une école du village de Wladyslawowo, à cinquante kilomètres à l'ouest de Poznan. Cette première communauté se composait alors d'une vingtaine de personnes « oubliées », des parents Sadowski et de leurs enfants. Elle est devenue le tremplin d'une dynamique d'aide mutuelle : des ateliers et des fermes abandonnés après la chute du communisme sont devenus des refuges pour des communautés.
Le couple Sadowski s'est enraciné dans de profondes amitiés avec ces femmes, ces hommes, ces familles en détresse, avec lesquels il a vécu en communauté pendant sept ans. Grâce à son engagement et à sa compétence professionnelle, des personnes complètement déstabilisées par une misère ancienne ou récente sont devenues membres actifs d'une communauté, s'affirmant progressivement dans la responsabilité d'elles-mêmes et des autres.
Les réalisations de Barka sont très liées à la conjoncture du pays. La période actuelle est pleine d'obstacles à surmonter pour le monde associatif et les initiatives sociales, mais elle offre aussi la chance de situations intermédiaires. Les structures rigides d'hier se sont effondrées. Celles de demain, sans doute très contraignantes dans le cadre du rattachement à l'Union européenne, ne sont pas encore là. Entre-temps les contacts avec l'Ouest sont devenus faciles. Pour ses voisins orientaux, Biélorussie et Ukraine en particulier, la Pologne fait figure de « route de l'Ouest » qui peut comprendre la paupérisation apparue avec l’effondrement des économies complémentaires planifiées des pays de l'ex-Comecon.
Le monde rural, désarticulé par la fin du communisme, joue un grand rôle dans l'histoire de Barka. Ses fondateurs sont des urbains qui continuent à cultiver des relations avec leurs réseaux antérieurs et parviennent à entraîner certains de leurs amis dans leur aventure. Mais les projets de Barka ont d'abord pris forme à la campagne. En effet, celle-ci regorge de bâtiments de faible valeur, en mauvais état ou désaffectés, telle cette école de Wladislawowo que la commune a mise à la disposition de la première communauté. Ce village est éloigné des grands axes routiers qui convergent vers Poznan. On y accède par une route étroite bordée d'arbres, simple chemin de terre par endroits. Les communautés sont souvent nées ainsi, dans des bâtiments acquis en propriété ou en location pour une valeur symbolique ou faible. Leur redonner vie prévenait leur détérioration, voire leur effondrement.
Les habitations rurales se prêtent mieux que les appartements étroits des grands ensembles urbains à une vie communautaire. A l'intérieur, il est possible d'avoir des chambres autour d'une pièce commune. A l'extérieur, c'est la respiration avec la nature et le contact avec des animaux. La rentabilité économique n'est pas première : les personnes ne sont pas d’emblée rémunérées comme salariées mais partagent les biens des communautés. Celles-ci sont aussi soutenues par des dons extérieurs. Les activités d'entretien, de reconstruction, de culture et d'élevage donnent des rythmes et une palette assez diversifiée de travaux qui permettent à chacun de trouver les modalités évolutives de sa participation. Plus que les activités en elles-mêmes, l'élément stabilisateur permettant à chacun de reprendre souffle est l'accueil d'une communauté dont il devient un membre à part entière.
La première communauté s'est bâtie au jour le jour avec la sécurité que donnaient l'engagement et la présence des fondateurs. Elle a constitué une référence. Certains ont accepté ensuite d'essaimer vers une nouvelle maison acquise dans un autre village. La capacité d'accueil de Barka s'est ainsi développée. Les communautés sont restées de taille « familiale. » Au nombre de onze aujourd'hui, elles continuent à s'assembler, partageant leurs expériences et leurs questions dans des rencontres périodiques entre leurs responsables, se sentant suffisamment liées entre elles pour que des membres de l’une passent dans une autre si nécessaire.
Vivre et bâtir des relations
Localement ces communautés représentent un pôle d'initiative et ont été bien acceptées dans les villages qui vivaient dans le contexte morose de la fin des grandes fermes d'Etat ou kolkhozes. Les relations avec des habitants dont la vie est difficile sont marquées par l’ambiance ouverte de chaque communauté de familles. Des femmes et des hommes, des enfants et des adultes, des personnes âgées y vivent ensemble. Il règne une sorte d’optimisme dans un groupe dont les membres vivent une histoire personnelle de réhabilitation, souvent avec un certain émerveillement : ils y trouvent des relations humaines de solidarité après une descente aux enfers (chômage, perte du logement, éclatement familial, détérioration d'un système de sécurité sociale complètement basé sur l’appartenance à une unité de travail.) Dans les communautés de Barka, la solidarité s'éprouve d'abord par l'accueil que l'on reçoit. Mais elle est plus enthousiasmante encore si l'on en croit les témoignages directs, parce qu'on peut la transmettre à d'autres et participer à un projet innovateur significatif.
Se former, travailler et produire
Ces dernières années, Barka a fait le choix de ne pas s'en tenir à la simple expérience des communautés et de développer d'autres aspects comme la formation pré-professionnelle. Il existe, à soixante kilomètres à l'ouest de Poznan, dans le petit village de Chudopzice, un essai audacieux pour développer une exploitation agricole.
Aux grands domaines d’avant-guerre le régime communiste avait substitué les fermes d'Etat. Le standard de vie, plus élevé, restait néanmoins assez bas. Il ne s'améliorait pas d’après les progrès locaux de la production mais suivant le Plan qui avait cherché à étendre progressivement l’accès à un habitat meilleur. Ainsi, à son tour, dans ce petit village (quelque trois cents habitants) fut commencée la construction de deux blocs de logements comparables aux HLM que nous connaissons, dotés de chauffage central et d'installations sanitaires. Une cinquantaine de logements était prévue mais ceux-ci ne furent pas achevés.
Après 1990, la chute du communisme a mis fin au régime des fermes d'Etat. Cent à cent cinquante personnes travaillaient dans celle de ce village. Elles n'étaient pas préparées à la nouvelle économie. Une agence nationale a été chargée de surveiller et d'entretenir ces biens, et de chercher acquéreurs en location ou en propriété. Les meilleures ont été achetées. Pour les autres, cette agence a cherché toutes sortes de solutions. Certaines sont encore à l’abandon.
Dans ce contexte, la fondation Barka a d’abord été contactée pour prendre en charge les deux bâtiments non achevés de logements collectifs. Elle était connue pour avoir accueilli lors de grands froids des personnes vivant dans les rues et dans les gares de cette troisième ville du pays qu'est Poznan. Ces bâtiments à achever lui ont été donnés.
L’ancien domaine devenu ferme d'Etat comportait aussi un petit manoir. Barka l'a acquis pour une somme symbolique avec le projet, maintenant réalisé, d'avoir là un centre de rencontres. Ainsi, à l'occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, Barka y a organisé une session de travail entre des personnes ayant eu l'expérience d'être sans abri et des travailleurs sociaux de la région. Autour de ce manoir, proche d'un lac, l'association organise depuis quelques années un camp d'été international d'un mois et développe ainsi des liens solides au-delà des frontières. Des jeunes d’Allemagne, de Biélorussie, d’Espagne, d’Ukraine... viennent vivre avec des membres des communautés de Barka pour œuvrer à des chantiers, nouer des amitiés, s'ouvrir au monde et à ceux dont l'histoire sociale est autre que la leur. Depuis peu, Barka loue les bâtiments de la ferme qui pourrait progressivement s’étendre aux quatre cents hectares de champs cultivables.
On y trouve déjà des élevages de chèvres, de porcs et de moutons. Le troupeau de chèvres a été constitué au fil des années par la communauté de Marchevo - un village où Barka, en 1993, a acheté une propriété à l'Académie d'agriculture de Poznan. Ce fut l'occasion de développer avec cette institution de recherche agronomique des relations qui durent encore (conseils techniques pour les élevages et aussi pour une partie des forêts, classées à cause de la richesse de leurs essences.)
A l'époque de l'achat de Marchevo, des amis français du Massif central ont donné quelques chèvres. Des membres de la communauté sont allés à la foire agricole annuelle de Poznan pour s'informer. Ils y ont rencontré un Néerlandais qui a voulu les soutenir. Celui-ci a créé aux Pays-Bas une fondation Barka qui a permis de financer une augmentation du troupeau ainsi qu'une salle de traite. Ensuite, plusieurs membres de la communauté ont fait des stages en France pour mieux connaître l'élevage et l'art du fromage. Une fromagerie répondant aux normes de l'Union européenne va pouvoir être installée. Toute l'exploitation est tournée vers l'obtention assez rapide des labels de l'Union européenne. C’est le cas pour l'orientation «biologique» des cultures qu'on espère développer. Pour l'heure, on apprend de spécialistes néerlandais à produire du compost en grande quantité.
Le troupeau de moutons est récent, lui aussi élevé en lien avec l'Académie d'agriculture. Quant à l'élevage des porcs, ce fut le premier élément d'activité agricole de Barka à Chudopzice. L’enjeu est de maintenir une souche génétique d'une race rustique traditionnelle en Pologne qu'on ne trouve plus par ailleurs à l'état pur. Pour cela Barka reçoit des subventions du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)
Une des difficultés de la transformation agricole actuelle est que ni le système des fermes d'Etat ni celui qui l'avait précédé n'ont développé une tradition de responsabilités et d'initiatives. Or aujourd'hui ces capacités sont nécessaires. Les habitants du village ont vu la situation se dégrader avec la fermeture de la ferme d'Etat sans pouvoir eux-mêmes faire face. Barka présente donc un pôle original sur ce plan. Ses communautés se seraient rapidement enlisées si elles n'avaient pas appris comment inciter leurs membres à prendre des responsabilités. L'enjeu était autant communautaire que personnel. Les communautés devaient s'auto-encadrer pour tenter de vivre ensemble et de changer leur vie. Au plan personnel chacun est soutenu pour prendre sa vie en main. La ferme fait partie d'un tout qui offre des places de travail dans lesquelles on se forme à prendre des initiatives. Cette dimension est valorisée comme accomplissement personnel et comme contribution à la modernisation nécessaire d'une société qui doit d’urgence faire face à son avenir.