Une spiritualité en héritage

Gabrielle Erpicum

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Gabrielle Erpicum, « Une spiritualité en héritage », Revue Quart Monde [En ligne], 171 | 1999/3, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2649

En allant à travers le monde, le père Joseph ne prenait qu’un seul chemin : celui qui le menait vers le plus humilié des hommes pour se laisser mener par sa souffrance et son espoir afin d’ouvrir avec lui un autre avenir. En approfondissant ce dur itinéraire devant des volontaires, l’auteur leur rappelle le parcours commun qu’ils ont choisi de suivre. Mais l’héritage est offert à chacun...

Index de mots-clés

Joseph Wresinski, Spiritualité

Actuellement, j'ai le sentiment d'avoir pu commencer à découvrir le père Joseph Wresinski au cœur de son combat. J'en suis assez bouleversée parce que cela mène loin, très loin, dans une déstabilisation permanente, si nous voulons vraiment rester fidèles aux plus pauvres et aller jusqu'au bout de la rencontre avec le plus humilié.

La recherche incessante de l'homme atteint dans sa dignité n'a pas seulement jalonné sa vie depuis sa jeunesse et dès ses premières années de sacerdoce ; elle a été une épreuve sans cesse renouvelée, mêlée de temps de doute, voire de désespoir parfois.

Un pas difficile

Nommé curé de village dans l'Aisne, de ce fait à l'époque compté parmi les notables avec le maire et l'instituteur, le père Joseph brave les conventions : il rejoint dans leurs rudes travaux les ouvriers agricoles, les saisonniers étrangers  - ces hommes mal considérés, éloignés de leurs familles, mal logés, mal payés. Ne reconnaît-il pas en eux son propre père, rejeté comme Polonais ? Il les rejoint et il en sera honni, moqué... N'est-ce pas pour cette raison que tout sera fait pour le pousser hors de ce milieu ? Il gêne : ce n'est pas un curé pour nous ! Son évêque, pressé de toutes parts, doit alors lui trouver un vêtement à sa mesure, lui ouvrir d'autres chemins.

En France, après l'appel de l'Abbé Pierre lancé au cours de l'hiver 1954, un camp d'accueil provisoire est ouvert pour les sans-logis à Noisy-le-Grand, près de Paris. Un prêtre est demandé pour animer ce camp qui regroupe plus de 250 familles, essentiellement françaises.

Son évêque invite Joseph Wresinski à s'y rendre « pour voir », lui laissant toute liberté d'y rester ou de revenir. Je me souviens avoir trouvé un jour une feuille de papier arrachée d'un cahier d'écolier, sur laquelle étaient griffonnés de son écriture, 6 ou 7 noms, suivis de dates de naissance. Je lui ai demandé l'importance de ce feuillet ; il ajouta alors en haut de la feuille : « quand j'étais clochard » et m'expliqua qu'il avait fait à pied la route de Dhuizel à Noisy-le-Grand, comme clochard. C'est le temps où il s'interroge : l'homme errant, sans personne à qui se confier, sans projet, sans famille, sans toit... ne serait-il pas le plus abîmé par la misère, le plus malheureux des hommes ? Pendant trois ou quatre jours, il a marché, a côtoyé des errants, vécu avec eux, il s'est rendu comme eux dépendant des autres...

Au bout de la route, la découverte du camp des sans-logis à Noisy-le-Grand  - ce bout du monde, cette masse grise et pesante, coupée de tout - le met face à la misère familiale qui atteint des hommes, des femmes, des jeunes, des enfants et met en berne leur avenir. Cette réalité le bouscule, le déconcerte. Il y retrouve les odeurs, les cris, la violence, la façon d'être et de vivre de son enfance : « Ce sont mes frères, c'est ma sœur, c'est ma propre mère que je retrouve en ce lieu quarante ans plus tard ». Il reprend conscience d'une réalité qu'il est tenté de repousser justement parce qu'il la connaît. Il prend conseil, mais déjà, il sait que c'est là qu'il doit rester, tout lâcher pour revenir à son peuple et s'enfouir au cœur de celui-ci. Il décide de faire le pas, un pas difficile.

J'ai été frappée par le nombre de fois où il inscrit le mot « Golgotha » dans ses notes, ses messages, dans le premier journal du Mouvement ATD Quart Monde, « Igloos »1... C'est dire qu'il pensait avoir touché l'ultime souffrance.

Descente aux enfers...

Cinq ans plus tard, il écrit d'Algérie aux volontaires qui vivent au camp de Noisy-le-Grand : « Je montais avec vous dans ma pensée les rues tortueuses des casbahs. Mon ascension m'avait conduit un peu plus à droite, là où je trouvais les détritus, les verres cassés, les papiers souillés, ces choses sans nom qui annoncent la misère jonchaient le sol… l'éternelle histoire reprenait, lancinante comme un glas : pas d'eau, pas d'électricité, pas de maison, pas de fournisseurs, pas d’argent, pas de pain. Et cependant des milliers de familles vivaient là, des enfants grandissaient, tenant au lieu de leurs billes, des pierres dans les mains… »Golgotha » ai-je aussitôt pensé…[à Noisy] nous ne connaissions pas la misère algérienne, nous n'étions que dans les faubourgs du Chemin de Croix, du Golgotha... »2

Ce courrier, écrit à l'époque de la guerre d'Algérie, laisse entrevoir l’absolue détresse de son auteur, qui découvre en plus de la misère la haine qui peut habiter le cœur des hommes quand ils se sentent trahis.

Puis ce sera un voyage en Inde d'où il écrivit beaucoup, sur l'engagement radical qui doit devenir celui des volontaires, sur l'unification de leur propre vie autour du plus pauvre. Il parlera des enfants-araignées : « Sans doute devrons-nous un jour rejoindre ces enfants-là, n'est-ce pas l'abandon absolu, d'être décrit comme une bête. N'y a-t-il pas une âme derrière le visage de ces enfants-là ? »

Son premier séjour aux Etats-Unis sera, lui aussi, un nouveau chemin de Damas : la rencontre de l'homme non seulement misérable mais aussi noir de peau. Son retour des Etats-Unis fut une période terrible pour les volontaires. Il en arrivait à présenter le camp de Noisy-le-Grand comme un bidonville de luxe ! Nous ne comprenions plus rien : n'avions-nous pas tout quitté pour ce lieu de détresse humaine et de rejet extrême ? J'en garde le sentiment qu'il vécut alors une nouvelle descente aux enfers, face à laquelle nous étions impuissants. Il me l'avouera plus tard : à cette époque, pour cet homme de quelque 50 ans, plus rien n'avait de sens. Il s'était même mis à douter de Dieu. Avec les noirs américains, il avait touché un nouveau gouffre de la misère, l'exclusion qui en découle et la haine sourde qui oppose deux communautés. Il dira : la misère, c'est l'envers de la grâce. C'est donc en homme dérouté, déstabilisé et même cassé que le père Joseph revient de ce premier voyage aux Etats-Unis en 1967. A dix ans d'intervalle de son arrivée à Noisy-le-Grand, il revit le même choc, le même désarroi. En Amérique, dira-t-il, l'homme se mange lui-même.

Renaître ensemble

A travers ces différentes découvertes, Joseph Wresinski cherchait sans cesse la vérité sur l'homme le plus dépouillé. Toute sa vie était et restera cette quête et c'est là, je le crois, une part importante de notre héritage : la recherche permanente du plus anéanti. Non pas une recherche qui conduirait à l'anéantissement mais bien une recherche où, après avoir fait nôtre la profondeur de la détresse humaine, il devient possible de faire route avec l’homme abandonné au bord du chemin et de renaître ensemble.

La Roumanie sera un nouveau choc. Il va y découvrir la dictature qui étouffe l'homme. A son retour, il ne cessera de répéter : « jusqu’à quand ? » Là aussi, il passa par une période de grande tension intérieure. Face à sa souffrance, nous ne cessions de nous demander si nous étions à notre place, si nous n'étions pas en train de nous protéger derrière la misère des camps et bidonvilles de Noisy-le-Grand, de Stains, de Toulon, des ghettos de New York et d'ailleurs. Nous hériterons alors de ce questionnement : ce que je vis, ce que je fais, ce que je dis, sert-il vraiment à la population la plus pauvre ? Là où je suis, est-ce bien le cœur de la misère ?

C'est aussi l'époque où nous apprendrons à réfléchir sur les initiatives et les engagements que génèrent les plus pauvres. Les personnes ainsi engagées, y compris nous-mêmes, sont- elles restées fidèles à leurs choix de départ ? Comment ne pas grandir avec « ses » pauvres en abandonnant derrière nous une masse de laissés-pour-compte ? Comment entraîner les familles les plus pauvres à prendre en considération plus faibles qu'elles et à nous aider à aller à la recherche de celles qui se cachent encore à cause de la honte ?

Le père Joseph poursuit son parcours. Sa hantise du plus pauvre ne cesse de l’habiter tout comme le chemin qu'il doit continuer à emprunter. Il l’exprime dans une prière  qu’il envoie à ses amis. J’en reprends ici quelques extraits: « ...d'où viennent ma peur, mes réticences et parfois ma révolte ? Est-ce parce que je n'ai pas assez de foi ? Oui, c'est cela Seigneur, je n'ai pas assez de foi. Cependant, il y a autre chose. Il y a que tu as voulu être, en ces temps-ci, le « lumpenproletariat » : le haillonneux, l’humilié, l’inconnu des zones de misère. Tu as voulu être de ces hommes qui me font peur. Comme ils l'ont déjà fait, tant de jours et tant de nuits, toi aussi tu me conduiras de dépouillement en dépouillement, de remise en cause en remise en cause, tu me jetteras nu devant mes frères sous-prolétaires, tu me livreras à leur merci, à leur misère, à leur solitude. C’est à cause de cela que tu me fais peur, que tu me dis, du plus profond de leurs entrailles : « Ces enfants-là sont mes frères, ces femmes sont ma mère… » Par pitié, ne me remets pas, pieds et poings liés à ces frères-là. Ne me remets pas, sans défense, à ton amour. Non, pas cela, Seigneur, par pitié, ne permets pas cela… »3

Des repères de vie ?

Puis ce sera la découverte du continent africain, d’où il m'écrit ces mots : « Je suis en Afrique depuis huit jours, je côtoie une foule de pauvres. Je suis agressé par elle, bousculé, ne pouvant croire à une telle pauvreté qui m'est insoutenable ». Il sera une nouvelle fois provoqué, déstabilisé. Il apprend, en rencontrant des femmes dites sorcières, réfugiées dans un hangar, combien certaines croyances, certaines traditions peuvent conduire aux pires rejets. Chassées sur les routes, terrées dans la forêt, séparées de leurs enfants, évitées parce que porteuses de mauvais sort et donc dangereuses, ces femmes deviendront sa hantise. « Qui, parmi nous acceptera de les rejoindre, de les prendre comme repères de vie ? » demandera-t-il. Il sait qu’il doit nous entraîner dans ces extrêmes. L’accepterons-nous ? Il faudra plusieurs mois pour que, parmi les volontaires, il trouve un oui. En ces temps-là, il doutait du volontariat, de sa disponibilité, de sa capacité à savoir lâcher des projets, pour aller vers plus de détresse, tout en laissant poursuivre par d’autres ce qui a été commencé.

Il parlait de faire un « contre mouvement ». Il sentait notre difficulté de plus en plus grande à nous appuyer sur les familles les plus pauvres et sur les alliés pour être en mesure de repartir vers les plus abandonnés. Il sentait le danger qui nous guette de nous laisser piéger par l’action. Celle-ci n'était à ses yeux qu'un moyen pour rejoindre l'homme en détresse.

Son passage à la prison d'Abidjan, accompagné d'une volontaire engagée avec les détenus, l'anéantira.

Elle écrit : « Il est entré dans la prison, il a rencontré les hommes dans les cellules. Il n’a rien dit, mais il s'est trouvé mal… La souffrance qu'il percevait devenait sienne. L’espoir qu’il sentait devenait lui. »4 Comme je le disais, il allait sans cesse vers la vérité sur l'homme le plus dépouillé, afin d’effectuer avec lui la remontée vers la dignité, de mettre en lumière cette parcelle d'âme qui est en tout homme et qui ne peut être engloutie puisque ce sont, à ses yeux, des Fils de Dieu. Du père Joseph, j'aimerais dire qu'il avait une virilité spirituelle qui bouleversait plus d'un. Pour moi, c'est cet homme écorché vif par l'envers de la grâce que représentait cette misère oppressante - qui le burinait jour après jour, l'atteignait dans son être même -  qui a conduit des personnes en quête de sens à se rapprocher de lui et à le suivre. Il ne cessait pas de chercher à comprendre et d'entraîner chacun à renaître avec le plus humilié. Il proposait à chacun sa simple conviction : l'amour est toujours présent, même au cœur du mal, et permet de vaincre ce mal. Je me trompe sans doute, mais je ne crois pas possible d'expliquer rationnellement le père Joseph. Quand il parlait de l'âme du bidonville, que voulait-il signifier ? Selon moi, c'était sa façon de dire qu'au-delà de ce cloaque de boue, il y avait quelque chose de plus profond, cette part de l'homme qui reste intacte, et qu’il faut absolument rejoindre. Il m'écrivit un jour : « Il y a aussi cette certitude que la misère s'ancre dans les profondeurs de l'âme pour en faire des hommes humiliés. Notre amour nous conduit à cette communion de souffrance qui n'est ni physique, ni sentimentale mais qui est constitutionnelle des âmes. Nous sommes, nous aussi, des humiliés non seulement par contrecoup de la souffrance des pauvres mais parce que c'est notre souffrance. C'est comme la foi en Dieu, à un moment de nos vies, elle ne se pose plus, nous sommes devenus définitivement croyants et notre réalité se confond avec la réalité divine. Nous sommes devenus de même des pauvres en cela que notre vie est devenue souffrance… »

Des pas sans fin...

Je devrais aussi parler du 17 octobre 1987, première Journée mondiale du refus de la misère. Il a tout fait pour ne pas se laisser prendre par l’organisation, il a vécu l'angoisse que le Mouvement ATD Quart Monde se trompe de cible, en devenant trop public, qu'il en perde l’essentiel de l'homme : sa quête de dignité. Aussi, jour après jour, malgré une charge de travail énorme, il ira rencontrer des familles en grande pauvreté, il passera du temps avec elles, gratuitement, mais tellement bouleversé par leur attente, sachant pertinemment que le soir de la fête, elles retrouveraient à leur retour la même misère, la même peur, la même violence. Peut-être ne retrouveraient-elles même plus leur baraque ? Peut-être auraient-elles été volées du peu de leurs biens ? C’est toute cette souffrance qu’il me partagea à l’aube devant la dalle inaugurée la veille au Trocadéro à Paris.

En guise de conclusion, j'aimerais reprendre une part de ce que m'écrivait Jean-Claude Caillaux5 : « Le père Joseph était à cette jonction-là, en ce lieu précis du combat, en ce lieu qui est l'intolérable absolu, dont l’enjeu est l'humanité de l'être humain aux prises avec des forces qui le dépassent et qui le déshumanisent, et Dieu. Ce Dieu impuissant, dérisoire, misérable lui aussi. Une part de l'expérience spirituelle du père Joseph me semble être là. Il a « vu » ce combat, il l'a ressenti spirituellement et parfois cette expérience fut telle qu'il en fut terrassé ». Terrassé pour un temps, car toujours, une force incroyable le saisissait, lui permettait de repartir plus énergique encore. Jamais il ne fut en paix, il nous lègue cela, jamais nous ne pourrons être en paix tant qu'un seul homme sera humilié à cause de sa misère, tant qu’un seul homme ne sera pas relevé.

Le 17 février 1988, au Trocadéro, la veille de l’inhumation du père Joseph, un homme s'est écrasé sur la dalle, sa bouteille de vin s'est cassée et nous étions là, démunis, habités par ce rappel : je suis l'homme que vous avez choisi de suivre. A la Villette, lors des Journées du livre contre la misère, le 14 février 1998, un groupe de chômeurs en pleine détresse envahit la salle de conférence où mille personnes étaient réunies. Avec une certaine violence ils prennent possession des lieux, montent sur la scène, saisissent le micro, invectivent le public…. Une militante du Quart Monde tente de calmer le groupe. Elle connaît mieux que quiconque la révolte qui peut grandir quand la vie est sans issue parce que le travail manque, quand la famille se détruit faute d'avenir, de projet, de moyens de participation à la vie de tous. Rien de cela ne lui est étranger. « Ceux qui nous rassemblent ce soir, ce sont eux aussi ».

C'est cela notre héritage, j'aimerais dire : c'est cela le fond de notre spiritualité.

1 Voir en page 3 de couverture les numéros encore disponibles de la revue Igloos, qui précéda la revue Quart Monde
2 Cf. « Ecrits et paroles », père Joseph Wresinski, Tome 1, 1992. Ed. Quart Monde – Saint-Paul, page 115
3 Cf. « Paroles pour demain », père Joseph Wresinski, 1986, Desclée de Brouwer, page 35
4 Cf. Quart Monde, n° 164, « Le beau, chemin vers soi », page 21
5 Volontaire, auteur de « Joseph Wresinski, un défi pour la dignité de tous », Desclée de Brouwer, 1999
1 Voir en page 3 de couverture les numéros encore disponibles de la revue Igloos, qui précéda la revue Quart Monde
2 Cf. « Ecrits et paroles », père Joseph Wresinski, Tome 1, 1992. Ed. Quart Monde – Saint-Paul, page 115
3 Cf. « Paroles pour demain », père Joseph Wresinski, 1986, Desclée de Brouwer, page 35
4 Cf. Quart Monde, n° 164, « Le beau, chemin vers soi », page 21
5 Volontaire, auteur de « Joseph Wresinski, un défi pour la dignité de tous », Desclée de Brouwer, 1999

Gabrielle Erpicum

Belge, professeur de français, Gabrielle Erpicum fut l’une des premières volontaires à rejoindre le camp des sans-logis de Noisy-le-Grand où elle lança le premier pivot culturel avec les enfants et les jeunes. La plus proche collaboratrice du père Joseph jusqu’à la mort de celui-ci, en 1988, membre du secrétariat général d’ATD Quart Monde de 1988 à 1993, participe actuellement à la création et à l’animation de la Maison Joseph Wresinski, à Baillet-en-France.

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