Nos sociétés affirment simultanément le « droit au travail et au libre choix de son travail », le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille », et le « droit à l’éducation », par les articles 23, 25 et 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’accès de toute personne aux droits économiques et sociaux, ainsi qu’aux droits civils et politiques, est la condition de « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère » (Préambule de cette même Déclaration). Dans cette perspective, les politiques de l’emploi, de la sécurité sociale et de l’aide sociale devraient se renforcer mutuellement pour ouvrir à chacun le droit au travail, à la formation, et à un revenu d’existence permettant de vivre dans la dignité.
Dans la réalité des pays occidentaux, la réglementation des assurances sociales et de l’aide sociale agit souvent contre le droit au travail et au libre choix de son travail. Elle pénalise financièrement certains de ceux qui voudraient reprendre un emploi après une période de chômage, transforme les « planchers » de ressources en « plafonds » à ne pas dépasser sous peine de sanctions et décourage l’initiative économique des populations en situation de précarité ou de pauvreté. Les politiques « d’insertion professionnelle » favorisent souvent la création de sous-statuts dérogatoires au droit du travail, privant ceux qui les occupent des garanties prévues dans les conventions collectives. Bref, les systèmes actuels de revenu d’existence semblent trop souvent agir contre le droit au travail et à l’initiative économique ou culturelle.
Dans ce contexte, certains plaident pour découpler totalement droit au travail et droit au revenu d’existence, et proposent diverses formules de revenu minimum inconditionnel, dont celle qu’on appelle « allocation universelle ». Quel est l’intérêt de telles propositions pour la lutte contre la pauvreté ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons organisé une journée d'étude le 1er juillet 1999, au Conseil national du Travail, à Bruxelles. Longuement préparée en Belgique par un groupe de travail et en France par des habitants de la cité de promotion familiale de Noisy le Grand, cette journée a donné lieu à des communications et des débats qui constituent l’essentiel de cette livraison de la revue Quart Monde. Un article de Joseph Wronka, professeur d’université aux Etats-Unis, clôt le dossier par une réflexion sur les droits de l’homme comme base éthique pour la recherche et l’action.
On rappellera en introduction que dans le domaine de l’emploi et de la protection sociale, les populations très pauvres des différents continents sont gravement affectées par trois formes de violence destructrice : la relégation dans des travaux sans sécurité et sans avenir, le travail forcé, l’inactivité imposée aux travailleurs sans emploi. On évoquera ensuite quelques variantes de l’allocation universelle, et une simulation réalisée pour un groupe de 35 familles en situation de pauvreté.
La relégation dans des travaux sans avenir
La relégation des plus défavorisés sur un marché du travail spécifique, dans des travaux qui les maintiennent ou les enfoncent dans la pauvreté, est depuis des siècles constitutive de leur condition. Dans les pays industrialisés, il s’agit d’abord d'emplois non qualifiés, précaires, souvent dangereux et sans protection syndicale, sur le marché du travail formel (manœuvre, distributeur de publicité, nettoyeur...)
Récemment à Bruxelles, une femme de 23 ans est décédée sur son lieu de travail, la cage thoracique enfoncée par une poubelle.
Les plus pauvres sont également assignés aux multiples activités organisées, au cours des deux dernières décennies, dans le cadre des « politiques d’insertion professionnelle » qui ne donnent droit ni à une rémunération équitable, ni à une protection sociale de qualité, ni à une véritable formation, et ne permettent donc aucune promotion professionnelle ou sociale. Liliane Garin en donne des illustrations dans ces pages. Les publics particulièrement fragilisés sont parfois orientés vers des dispositifs quasi occupationnels ou refoulés dans les activités aléatoires du marché du travail informel (vente à la sauvette, récupération, petits services domestiques...).
L’analyse sur vingt ou trente ans des carrières professionnelles de ces travailleurs, en Europe ou en Amérique du Nord, met en évidence leur paupérisation par l’alternance de ces différentes activités et du chômage. A l’âge de 40 ou 50 ans, beaucoup d'entre eux sont usés par leurs conditions de vie et acculés à l’invalidité1.
La violence séculaire du travail forcé
Autrefois, en Europe, on enfermait les plus pauvres dans des Workhouses, on les envoyait aux galères ou aux travaux forcés. Aujourd’hui, dans certains pays riches, de nouvelles formes de travail forcé, plus subtiles et plus douces, sont imposées aux adultes les plus défavorisés dans les programmes de « Workfare », où ceux qui reçoivent une allocation sociale sont obligés d’accomplir le travail ou de suivre la formation qu’on leur impose, sinon leur allocation est supprimée.
250 millions d’enfants, âgés de 5 à 14 ans, travaillent et sont parfois réduits en esclavage dans les pays les plus pauvres. Un enfant bengali touche 1/600ème du prix de vente aux Etats-Unis d’une chemise qu’il a fabriquée.
La violence de l’inactivité forcée
Trop souvent, particulièrement en Europe, les plus défavorisés sont réputés « inemployables ». On n’attend plus rien d’eux, sinon d’obéir, de se taire, et de laisser la place aux autres. Ils sont refoulés dans des statuts de chômeurs, d’invalides ou de handicapés. L’allocation de survie qui leur est octroyée devient un salaire de l’exclusion : elle justifie un contrôle social parfois attentatoire aux droits civils et politiques lorsqu'il vise leurs activités bénévoles, l’aide qu’ils peuvent apporter à des voisins, leur participation à des réunions d’associations. Matéo Alaluf dénonce cette situation dans ces pages.
Le débat sur l’allocation universelle
Entre ces trois violences, il faut inventer le chemin étroit de la mise en œuvre des droits de l’homme pour tous : droit au travail convenable et librement choisi, droit aux revenus et à la sécurité sociale, à la culture etc. Ce chemin, les plus défavorisés ne cessent de le chercher chaque jour, pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Ils ne peuvent le trouver si nos sociétés n’inventent pas avec eux des réponses nouvelles.
L’allocation universelle serait-elle une de ces réponses ? C’est ce qu’affirme dans ces pages Philippe Van Parijs, et que contestent Bernard Noël, Paul Palsterman et d’autres encore. Le débat sur l’allocation universelle n’est pas facilité par la multiplicité et la technicité de ses variantes2. Pour l’amorcer avec des membres du Mouvement ATD Quart Monde, nous avons dû délaisser les textes originels, illisibles pour les non-spécialistes, et rédiger des résumés présentant simplement les différentes options proposées. Cette difficulté de communication entre universitaires et non-spécialistes provoque sans aucun doute un déficit démocratique dommageable aux deux parties. Le dialogue avec les plus défavorisés sur les problèmes de société oblige à prendre le temps nécessaire pour rechercher un langage compris de tous.
Nous n’avons étudié que trois versions de l’allocation universelle. La première est celle proposée par le professeur français Yoland Bresson et l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence, qui revendiquent un revenu d’existence, « non pas pour exister, mais parce qu’on existe ». Le principe est celui d’ « une mensualité égale pour tous, versée de la naissance à la mort, due à chacun en tant qu’héritier légitime de la richesse accumulée par les générations précédentes et qu’il continue d’enrichir par sa vie même ». Cette mensualité, dont le montant est évalué à 1 800 FF (10 800 FB) en novembre 1998, est inconditionnelle, et les revenus d’activité s’y ajoutent. Ce revenu d’existence « devient indispensable pour accomplir la métamorphose du salariat, pour transformer la précarité subie en intermittence maîtrisée ». Le débat sur cette proposition tourne évidemment autour de sa faisabilité, et des possibilités de la financer.
La seconde version étudiée est celle de « l’allocation universelle mixte » de Philippe Vans Parijs, économiste et philosophe belge, qu’il présente lui-même dans ces pages.
La troisième est celle de l’économiste anglais A.B. Atkinson, qui propose de combiner une allocation universelle pure avec un taux de taxation uniforme. Les hypothèses d’Atkinson ont été simulées en Belgique par une équipe d’économistes, pour les revenus de l’année 1994. Une allocation inconditionnelle d’un montant de 10 757 FB par mois (1 749 FF) est versée à chaque équivalent adulte ; elle remplace les revenus d’assistance sociale (minimex... etc.) et les allocations familiales, mais pas les assurances sociales (chômage... etc.) ; tous les revenus autres que l’allocation universelle supportent un impôt de 36 %. Les résultats de cette simulation montrent que les 10% les plus riches s’enrichissent, et que les ménages vivant uniquement des allocations sociales (minimex, allocations familiales...) s’appauvrissent. Le système étant jugé inacceptable, ces économistes proposent un scénario où les allocations sociales seraient maintenues pour que les 20 % de ménages les plus pauvres ne perdent rien…3.
Citons encore un auteur influent, André Gorz, qui dans son livre « Misères du présent, richesse du possible » (Galilée, 1997) se prononce en faveur d’une « allocation universelle de revenu suffisant », qu’il avait toujours combattue jusqu’alors. « Un revenu d’existence très bas est en fait une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer du travail en le payant en dessous du salaire de subsistance... Le revenu d’existence permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, à la précarisation » (p. 136 et 137). Mais si une allocation suffisante pour vivre était attribuée, chacun retrouverait une marge de liberté qui lui permettrait de choisir de travailler, ou non. Ainsi, la discontinuité du travail pourrait n’être plus imposée par les employeurs, mais choisie par les travailleurs selon leur convenance. « La revendication d’une allocation universelle inconditionnelle et suffisante s’inscrit dans cette perspective. Elle n’est pas réalisable immédiatement. Mais elle doit être pensée et amorcée dès à présent... Elle dégage le sens le plus élevé possible sur lequel s’ouvre l’évolution présente » (p. 149).
Simulation pour un groupe de 33 familles françaises en situation de pauvreté
Pour mesurer les effets de l’allocation universelle pour les familles les plus défavorisées, il est intéressant de faire des simulations à partir de la structure actuelle de leurs revenus. Afin d’éviter d’entreprendre une nouvelle enquête sur les revenus, nécessairement lourde, nous avons choisi d’utiliser une source administrative existante. Il s’agit des dossiers d’admission à la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, en France, animée par le Mouvement ATD Quart Monde. Ces dossiers comprennent des informations précises sur les ressources des ménages. Gérés par une assistante sociale, ils sont bien sûr couverts par le secret professionnel. Les données sur les ressources ont été enregistrées sur ordinateur par une procédure garantissant un anonymat complet. Les calculs et simulations ont été réalisés par un ingénieur, volontaire-permanent d'ATD Quart Monde, Paul Maréchal. Voir le tableau en annexe.
Sur 33 familles de cette cité, 25 sont au-dessous du seuil de pauvreté de 3 500FF/mois selon leur niveau de revenu par équivalent adulte au 1er février 1999. La notion d’équivalent adulte est celle qu’utilise l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique.4 Le seuil de pauvreté de 3 500 FF en 1995 est celui fixé par les normes européennes.5 Dans ces calculs, nous avons considéré que les enfants placés (31 pour l’ensemble) sont à charge de leurs parents, ce qui donne aux parents le droit à une partie au moins des allocations nécessaires à l’accueil de leurs enfants lors des sorties ou vacances.
Ce groupe de 33 familles constitue un échantillon trop étroit et déformé pour être statistiquement représentatif des ménages pauvres en France. En raison des critères d’admission à la cité de promotion familiale, les familles nombreuses ayant de jeunes enfants sont sur-représentées : le nombre moyen d’enfants par famille y est en effet de 3,45. Huit familles font l’objet d’une mesure de tutelle aux prestations sociales ou de curatelle. Les revenus tirés du travail, dont plus de la moitié proviennent d’un emploi précaire, ne constituent que 23,1% de l’ensemble des ressources du groupe. Plus des trois-quarts des revenus sont donc constitués des différentes prestations sociales : les allocations familiales, le revenu minimum d’insertion et l’allocation de parent isolé constituent 51,4 % du total ; l’allocation personnalisée au logement 20,4 % ; les allocations de chômage 1,9 % seulement. Le reste est constitué d’allocations ou pensions diverses (handicap, invalidité, retraite). Ces revenus sont donc hypersensibles à toute modification des allocations sociales.
La simulation du « revenu d’existence » de Yoland Bresson (1 800 FF par mois et par personne, quel que soit son âge, soit environ 10 800 FB) entraînerait une chute des ressources des célibataires, puisque ce revenu est nettement inférieur au RMI avec ses prestations annexes (allocation logement ou allocation personnalisée au logement). Par contre, il entraînerait un accroissement notable des revenus des familles nombreuses. Mais en raison de la très faible probabilité politique de trouver les ressources pour financer un tel revenu - il faudrait au moins 400 milliards (FF) de recettes fiscales supplémentaires - nous n’avons pas jugé utile de faire une simulation complète.
L’allocation universelle de P. Van Parijs semble politiquement plus réaliste, puisqu’elle repose sur l’hypothèse de « neutralité budgétaire ». Sa mise en œuvre ne modifierait guère le niveau des revenus des familles les plus pauvres, puisque, par construction, il s’agit d’une allocation universelle « partielle », qui se substitue aux allocations existantes à hauteur de 8 000 FB par mois et par personne adulte, et les laisse en l’état au-delà de ce montant. Pour cette raison, une simulation pour les ménages les plus pauvres n’a guère de sens.
Il était par contre intéressant de simuler l’allocation universelle proposée par l’économiste anglais Atkinson, qui repose, elle aussi, sur l’hypothèse politiquement réaliste de « neutralité budgétaire globale », mais implique des bouleversements importants dans la fiscalité et la protection sociale. Le graphique ci-dessus donne la répartition de notre échantillon, au cas où serait mise en œuvre cette allocation universelle « pure », selon les hypothèses reprises par une équipe d’économistes de l’Université Libre de Bruxelles (voir note 3).
Le résultat est une paupérisation massive des familles les plus défavorisées, puisque plus de la moitié d’entre elles se retrouveraient avec des ressources inférieures à 2 000 FF par équivalent adulte, contre deux familles seulement qui sont en réalité dans cette situation. On retrouve donc pour un groupe de familles françaises des résultats analogues à ceux de la simulation faite en Belgique.
Il est surprenant qu’un économiste de la réputation d’Atkinson, qui vient de publier un nouveau livre sur la pauvreté en Europe6, puisse imaginer des mesures de lutte contre la pauvreté qui auraient en réalité pour effet d’appauvrir les plus pauvres. On conclura ce panorama par la réflexion d’un militant Quart Monde qui a participé aux débats, René Locqueneux : « J’ai appris qu’on discutait d’une allocation universelle, et que les universitaires étudient la question. Grâce à ATD, j’ai été mis au courant, mais ça me choque que des universitaires pensent nous donner une allocation, alors que nous n’avons pas été associés à la réflexion. Je pense que nous sommes les premiers intéressés ... ».