Travaillés par le travail

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Travaillés par le travail », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 01 octobre 1997, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/689

Devenons-nous les apprentis sorciers du malheur ?

« La force c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un et, un instant plus tard, il n’y a personne. [...] Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant »1 Pour Simone Weil, le malheur est de devenir une chose en étant subordonné à l’empire de la force. « Le malheur est avant tout anonyme, il prive ceux qu’il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est indifférent et c’est le froid de cette indifférence, un froid métallique qui glace jusqu’au fond même de l’âme tous ceux qu’il touche »

Nous sommes guettés par le malheur. Face à un monde qui nous paraît si difficile à maîtriser aujourd’hui, nous sommes tentés de nous soumettre au pouvoir des choses, de devenir nous-mêmes, les uns par l’enrichissement, les autres par la paupérisation, chose des choses. Les économistes pensent de la même manière l’homme et la machine comme instruments de la production. Ils n’ont qu’un concept pour deux réalités. Quand la machine est plus profitable, ils mettent l’homme à la casse. N’allons pas croire que cela est justifié ; ce ne l’est que dans une vision étriquée et fausse - puisque contredite par l’expérience des hommes - dont Simone Weil tente de rendre compte par le mot malheur.

Le malheur a sa dynamique propre. Il a ses détours, exploitations, déportations, travaux forcés, enrôlement, polices secrètes et crime organisé, et on ignore quand il embarque pour Grosny, Sarajevo, ou ailleurs. Mais toujours, il réduit autrui et soi-même à des instruments d’une idéologie. L’idéologie se marie au malheur ; tous deux ont en commun de s’aveugler, au nom de lendemains qui chanteront ou d’une soi-disant grandeur passée, à l’expérience que les hommes en position de faiblesse ont du monde.

Pendant un siècle et plus, dans les pays industrialisés, des êtres humains écrasés par le malheur économique se sont battus pour le droit. Le droit du travail2 notamment a été le chantier sans cesse renouvelé où certains ont cherché à distinguer, à partir de l’expérience vivante, la frontière entre ce qui appartient aux sociétés où les êtres peuvent naître égaux en dignité et ce qui appartient aux royaumes du malheur. Au nom de la « flexibilité », ce droit est assailli et contourné. Mais la compréhension de l’opinion publique pour les grandes grèves en France fin 1995 et fin 1996 manifeste que, droit du travail ou autre manière de faire, peu importe, nous ne pouvons échapper à la nécessité de distinguer ensemble ce qui est humain et ce qui est inhumain. C’est le passage incontournable d’une société digne de ce nom.

Le dossier que nous présentons interroge - la plupart des articles sont des interviews - des hommes « travaillés par le travail » qui se sont dit « que puis-je faire moi-même ? ». Comment des personnes très différentes les unes des autres voient-elles leurs responsabilités dans la lutte contre l’exclusion du monde du travail et nous invitent-elles à nous interroger sur la nôtre ? Aucune néanmoins ne prétend traiter la question de l’emploi pour tous par ses entrées techniques.

Le dossier est international, nourri par une série de rencontres organisées en Europe, à la suite du livre On voudrait connaître le secret du travail3 où ont dialogué et réfléchi ensemble des experts, des travailleurs connaissant la grande pauvreté et des responsables d’expériences pilotes. Nos auteurs ont aussi ces profils. En plus d’une contribution canadienne au dossier, ce numéro inclut par ailleurs un article sur la pauvreté aux Etats Unis qui renforce cette question du travail.

1 Simone Weil dans Simone Weil, l'exigence de non-violence, Jean-Marie Muller, Ed du Témoignage chrétien, Paris, 1991.

2 Alain Supiot, Critique du droit du travail, PUF Paris 1994

3 Xavier Godinot, On voudrait connaître le secret du travail, Ed. De l’Atelier/Ed. Ouvrières,- Ed. Quart Monde, Paris, 1995.

1 Simone Weil dans Simone Weil, l'exigence de non-violence, Jean-Marie Muller, Ed du Témoignage chrétien, Paris, 1991.

2 Alain Supiot, Critique du droit du travail, PUF Paris 1994

3 Xavier Godinot, On voudrait connaître le secret du travail, Ed. De l’Atelier/Ed. Ouvrières,- Ed. Quart Monde, Paris, 1995.

Louis Join-Lambert

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