Tom Croft
Je viens de lire ton article pour la Revue Quart Monde. C’est vraiment superbe. Un texte important sur ce sujet, qu’il sera utile d’avoir en anglais. C’est le genre de chose que j’aurais souhaité recevoir quand j’ai rejoint ATD Quart Monde. Ce texte devrait faire partie de nos outils de formation avec les jeunes volontaires qui nous rejoindront car il situe magnifiquement la question des spiritualités et de l’engagement humain. Il s’agit d’une vision équilibrée et documentée, mais aussi assez personnelle pour ne pas être sèche ni étriquée. Bravo.
Bruno Dabout
Dans ton article, tu développes l’idée qu’ATD Quart Monde « invite chaque personne à mener sa propre quête de sens et de spiritualité à la lumière de la vie de ceux qui vivent dans la grande pauvreté. » C’est pour moi une des idées fondamentales du Mouvement qui contribue, à mon avis, à son originalité par rapport à d’autres organismes de lutte pour la justice sociale. Mais je trouve que tu abordes ce thème maladroitement […]
‑ Tu sépares les organismes de lutte pour la justice sociale en créant trois catégories : organismes laïques, organismes rassemblant des croyants d’une même tradition religieuse, organismes interconfessionnels. Puis tu dis qu’« ATD Quart monde n’entre dans aucune de ces catégories ».
[…] Selon la définition du dictionnaire Larousse, « laïque », cela veut dire « indépendant des organisations religieuses ». De fait, ATD Quart Monde est totalement indépendant des organisations religieuses. Donc, selon ta classification des organisations, on pourrait mettre le Mouvement dans la catégorie des organismes laïques.
On pourrait ajouter qu’on est un organisme laïque attaché à l’accès de tous aux droits humains et notamment à l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. » Il me semble que ce que tu écris sur « le rôle précieux que peut avoir la religion pour les personnes vivant dans la pauvreté » relève de cet article 18.
‑ Tu interroges : « La laïcité fonctionne-t-elle ? » et tout le développement qui suit démontre que ta réponse est non et qu’il faut chercher dans une autre direction. Si tu avais posé la question : « La démocratie fonctionne-t-elle ? », il me semble que tu aurais cherché comment il pourrait être possible de réduire le décalage entre idéal et mises en œuvre plutôt que d’abandonner l’idée de démocratie. En appliquant cette démarche à la laïcité, cela renvoie à une réflexion sur la place plus ou moins grande de l’expression de la religion dans l’espace public.
[…] En fait, c’est un combat qui continue en France depuis deux siècles entre partisans d’une laïcité tolérante et partisans d’une laïcité antireligieuse. C’est intéressant de lire les articles sur la loi de 1905 précisant les conditions de séparation de l’État et des Églises1 ; la loi de 1905 a été une victoire des partisans d’une séparation entre l’État et les Églises permettant l’expression religieuse dans la sphère privée ET publique sur une conception de la séparation avec contrôle des cultes par l’État et interdiction de l’expression religieuse dans l’espace public. […]
‑ À la question : « La laïcité fournirait-elle un cadre moral commun ? », ma réponse est non puisque la laïcité n’apporte pas une conviction mais seulement un cadre de gouvernance.
Après avoir lâché mon agacement sur ta manière de décrire la conception française de la laïcité, je garde la question de savoir comment aborder et dialoguer avec des croyants (en Dieu ou en l’inexistence de Dieu) n’acceptant pas que d’autres puissent avoir d’autres convictions que les leurs. Je crois qu’Adam Seligman2 a fait des tentatives dans cette direction et j’aimerais mieux les connaître !
Marie-Hélène Dacos-Burgues
J’aime ton idée de carte de navigation. J’aime ta façon de parler subjectivement, à partir de ton expérience. Je vais essayer de faire de même parce que ton texte me touche. Cependant je le trouve par moments trop réducteur. D’abord un petit rappel sommaire du contexte historique (mais je ne suis pas historienne !).
‑ Pour moi la laïcité trouve ses racines, en France, à l’époque de l’Édit de Nantes3. C’est avec l’idée de tolérance envers la religion protestante qui se différenciait de la religion majoritaire (la religion catholique) que cette notion a commencé à se construire, s’est construite et a trouvé sa formalisation définitive en 1905 (avec les lois sur la laïcité). Nous sortions alors de guerres de religions épouvantables. L’effort pour ne pas créer deux sortes de Français remonte donc loin et avait pour but de régler les conflits religieux. Il ne faut pas l’oublier. Du moins c’est ce que je comprends de mon histoire. Les communautés n’ont donc pas de sens chez nous depuis 1598.
‑ On ne peut séparer la question de la laïcité de la question de l’alphabétisation et de l’accès au savoir, à l’égalité des droits. En ce registre la référence est Condorcet4. Depuis la Révolution de 1789, la France se définit comme un territoire et ses habitants sont appelés des citoyens, tous égaux entre eux, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Il n’est pas question là non plus de communautés, ni de religions. Sauf que chacun est libre de ses convictions et de l’affichage de ses convictions. La France s’est consolidée en renonçant aux régionalismes, aux langues régionales (ma mère était punie à l’école si elle parlait provençal à la récréation !), et en faisant fonctionner un état très centralisé (ce qu’on appelle le jacobinisme). Pas de communauté régionale ni linguistique donc.… Nous sommes français parce que nés en France. C’est le droit du sol5. Les valeurs de la République sont supposées connues et admises ; elles sont transmises dans les familles, à l’école (même dans les écoles confessionnelles). Mais il peut y avoir des ratés.… C’est ce qui se passe actuellement dans certains lieux qu’on dit de « relégation », dits aussi « ghettos ».
‑ Par ailleurs, moi qui suis née dans le Comtat Venaissin6, propriété du Pape depuis 1320, je reconnais que cet état pontifical a accueilli les juifs7 persécutés par la France (mais je n’ignore pas non plus le traitement des juifs par le Pape : l’obligation du port des signes distinctifs comme le chapeau jaune, les brimades, les menaces, les obligations de se tenir loin des chrétiens et l’obligation de se convertir en écoutant la messe à l’extérieur de la cathédrale : à la Porte aux juifs, de l’Église Saint-Siffrein de Carpentras). Les descendants de ces juifs accueillis ont été très nombreux à Avignon, à Carpentras, à Cavaillon, ils restent encore nombreux aujourd’hui et ils sont mêlés à la population. Ils ne sont pas considérés comme distincts, isolés dans leur communauté. Ils ont des synagogues, certains suivent les préceptes de leur religion, mais pour le reste ils vivent comme nous. Beaucoup ne mettent pas en avant leur religion, de fait parce qu’ils ne la pratiquent pas du tout, d’autres par discrétion. Certains ont découvert qu’ils avaient une origine juive parce qu’Hitler les avait désignés ainsi… Ils n’avaient aucune connaissance du fait qu’ils étaient juifs avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir et les rafles dont ils ont pourtant été victimes… Nous, les Comtadins (habitants du Comtat), juifs, protestants, libres-penseurs, catholiques, ou non, nous sommes devenus français, tous ensemble, seulement en 1791, sans qu’il soit question de religion, ni d’ailleurs de communauté.
‑ Actuellement le débat sur la laïcité est marqué par une très grande confusion. (Voir Catherine Kintzler, mais aussi des penseurs comme Henri Pena-Ruiz, Christian Bauberot et d’autres). Ils ne sont pas tous d’accord entre eux.
Plus personnellement, j’ai dans la tête que dans l’histoire de ma famille se mêlent des histoires de personnes (famille ou amis très proches) ayant eu différentes « certitudes », « origines » ou « croyances » : libres-penseurs, protestants, juifs, catholiques, communistes, maoïstes, et /ou issus des immigrations anciennes (italiennes, espagnoles), ou récentes (belges)…, des riches et des pauvres, et tout récemment des musulmans qui suivent de façon assez rigoriste, me semble-t-il, les prescriptions de leur religion, jusqu’à mon propre filleul qui s’est converti, apportant avec cette conversion des débats sans fin. Jamais nous ne sommes définis par une appartenance communautaire ou religieuse. Jamais nous n’avons défini les autres par ces appartenances… Cela nous aurait fait honte et mal au cœur !
J’ai un souvenir de cantine. J’étais enfant, et c’était quotidiennement la moquerie « appuyée » envers un garçon, le frère de mon amie, qui, parce qu’il était très pauvre avait l’habitude de manger la peau des pommes de terre (il ne laissait rien se perdre). Les enfants l’appelaient Tartiffle (autre nom de la pomme de terre en provençal). Ceux qui l’ont connu à l’époque s’en souviennent encore.
En tant que Maire de ma commune j’ai été responsable de la cantine du village et donc de son fonctionnement et des menus, pendant les années 2000-2008. Nous n’avons obligé personne à manger du porc. Ceux qui le désiraient pouvaient avoir du jambon de dinde en substitution. […] Les faits que tu rapportes (comparés à mon expérience) démontrent que la société française change très vite et que les réponses ne sont pas faciles. Les moqueries cependant persistent. […]
Pour les faits dont tu parles, ce n’est pas la laïcité qui est en jeu. Mais une utilisation de la laïcité à des fins politiques. […]
Sais-tu que, dans certaines écoles en France, les professeurs d’histoire et de biologie ne peuvent plus faire leurs cours normalement ? Qu’il y a, en biologie, contestation de la théorie de l’évolution de Darwin, et en histoire, contestation de l’existence de la Shoah ? Et que la pression des enfants est considérable…
Est-ce respecter les personnes membres des « communautés » que d’accepter leurs pressions, d’accepter un droit au négationnisme revendiqué ? De donner un droit à l’isolement revendiqué ? Faut-il favoriser l’entre-soi des communautés ? Non, je ne le crois pas. J’y suis tout à fait opposée.
L’équilibre à trouver entre les exagérations d’un côté comme de l’autre semble délicat. Il faut s’y atteler avec courage.
‑ À propos des objections sur la laïcité, sur l’universalité de ce concept, sur le refus de voir les différences dans un contexte de laïcité, je ne vois pas que la France soit si prosélyte que ça. Je n’accepte pas la mise en cause de la laïcité pour des raisons d’hégémonie politique et religieuse de certains États à certaines époques de leur histoire8… Actuellement, en France, notre système permet de vivre à notre façon sans vouloir imposer, hors de nos frontières, ce modèle. Qui veut l’imposer ailleurs ? Quel auteur ? Qui a essayé de le faire ? D’où vient cette idée ? Bien entendu, nous pouvons passer pour être un peu trop assimilationnistes, chez nous. Certains nous le reprochent. Mais vivre en France avec des différences « individuelles » est tout à fait possible. Et même des différences considérables. Ce qui est rarement le cas dans les systèmes communautaristes où, par principe, il faut être en accord avec les croyances et les pratiques culturelles de l’ensemble d’une communauté pour y être intégré (ou si l’on n’est pas d’accord, il faut accepter de se plier aux coutumes). Dans les communautés, bien entendu, les obligations priment, afin de marquer l’appartenance. Les déviances ne me semblent pas très bien tolérées dans un tel système. Il est essentiel, pour moi, que mon pays ne reconnaisse pas des communautés, mais seulement des personnes libres. Moi, personnellement, je ne voudrais absolument pas du tout être reconnue parce que je serais membre d’une quelconque communauté… Je ne saurais pas laquelle choisir ! Dans laquelle me glisser ? Dans laquelle me sentir à l’aise ? Je suis vivante, ici, avec de multiples appartenances et de multiples références… et toutes les communautés me font peur comme uniques références. […]
Cependant il faut entendre que certains revendiquent de pouvoir parler au nom d’une religion, d’une foi. Je crois que cela se fait notamment dans les comités d’éthique chargés de donner leurs avis sur des projets de lois comme cela s’est fait pour l’avortement, le mariage pour tous, la PMA, et comme cela se fera pour l’euthanasie et la GPA, par exemple. Mais moi, je suis fière de ce qu’aucune instance religieuse ne puisse avoir prise sur la volonté générale, sur ce qu’on appelle l’intérêt général… Voilà où nous en sommes, en France, avec la laïcité. Et chacun peut y manifester sa foi, s’habiller comme il veut, se marier comme il veut, éduquer ses enfants comme il veut et se sentir d’une communauté et/ou de plusieurs communautés, à condition de ne pas vouloir imposer aux autres ses choix personnels, avec bien sûr les limites qu’imposent la vie en commun : la haine, le racisme, la stigmatisation, le prosélytisme, par exemple sont proscrits, de même que doit être tenue pour « peu responsable » ( peu citoyenne), une certaine logique « communautaire » d’entre-soi qui maintenant progresse dans presque tous les milieux9. La rencontre, la solidarité, la mixité, l’action en commun, ont été et restent encore un devoir. C’est plutôt pour cela que je voudrais me battre.
Jane Hsiao
Cet article fait réfléchir aux mots « sacré » et « spirituel ». Wresinski invitait chacun à une « quête de sens et de spiritualité. » Engagée avec ATD Quart Monde, j’y trouve un sens profond, mais pas spirituel, car ce mot me semble religieux. J’ai grandi en dehors des religions ; donc le « spirituel » ne fait pas partie de ma vie.
L’appel de Wresinski gravé dans le marbre invite tous à relever un « devoir sacré ». Mais « sacré » me semble être quelque chose demandé par un dieu ; donc en tant que non-croyante cet appel ne m’est pas adressé. « Devoir » évoque le contraire de l’amour.
Plutôt qu’un devoir sacré, mon engagement est animé par l’amour et le sens de la responsabilité.
Ici aux États-Unis, comme en France, je ne dirais pas : « La société ignore les plus pauvres ». En fait, « la société » n’agit pas ensemble. Notre pays a des cassures : la misère, les religions, la politique. Mais le « souffle qui m’anime » est le parti pris de tout regarder à la lumière de ceux qui vivent dans la grande pauvreté, et la responsabilité qui en découle comme une évidence.