Ce jour-là, après une promenade alimentée de discussions, je rentre chez moi et prends mon carnet de notes. Je m’efforce alors de retracer l’essentiel de ce qui m’est venu clairement à l’esprit.
Il m’apparaît que le seul droit libre que j’exerce est le « droit à la culture ». Comprenons le droit gratuit de penser, méditer, étudier, analyser, critiquer. Exercice de la pensée ou exercice spirituel ! En agrandissant le concept de droit à la culture, j’y joins la pratique artistique et esthétique ; j’en déduis que ce droit est primordial, celui dont découlent les autres droits.
Je rejoins ici la pensée de Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde1. Il écrit : « … L’action culturelle pose la question de la culture humaine de manière beaucoup plus radicale que le seul droit au logement, au travail… ».
Une société basée sur le mérite et la consommation
Le système social et économique dans lequel nous vivons est un système basé essentiellement sur des critères de mérite codés par des concepts tels que « libre entreprise » marqués par l’encouragement à la compétition et l’individualisme. Les avancées des acquis sociaux ont quelque peu tempéré, mais encore beaucoup trop faiblement, les ardeurs prédatrices de ceux qui, toujours, font l’histoire et les lois.
Un ami avocat me disait que l’État de droit est l’expression politique de plus de 50 % de la population qui délègue ses élus pour les imposer à l’autre partie.
Dans les faits, d’après lui, nous vivons plutôt dans un système d’oligarchie, d’alliance des pouvoirs financiers et de quelques groupes qui jettent des miettes à la population. Panem et Circenses.
Les exclus ramassent à peine les restes des miettes de pain…
Le mouvement syndical ouvrier, après largement plus de cent ans de luttes, a gagné en poids politique et peut légalement pratiquer le droit de grève qui, à présent, perd beaucoup de sa force quand se pratique le jeu de casino des multinationales et des délocalisations.
Cependant, le monde ouvrier s’est uni et a fait entendre sa voix qui a obligé le patronat et tous ceux qui le soutiennent (pouvoirs financiers, banques, grandes familles bourgeoises…) à lâcher prise et à dialoguer.
Le combat pour l’égalité des droits est loin d’être terminé cependant. Le travailleur s’est aliéné aussi au système de consommation qu’il défend malgré lui, alors que celui-ci l’exploite de manière éhontée.
La fierté de l’ouvrier s’exprime par la fierté de l’artisanat du métier bien fait et l’esprit d’équipe ; ceci dans le meilleur des cas.
Le chant de l’Internationale a perdu de sa force de foi mais n’est pas éteint.
Si nous regardons la population des exclus de ce système, il nous faut admettre que la fierté du pauvre ou de l’exclu doit toujours être reconstruite ou sublimée.
Pour l’homme – en milieu ouvrier ou prolétaire la masculinité demeure prépondérante – le travail et la fierté sont par conséquent étroitement liés ; l’humiliation naît essentiellement de l’exclusion du monde du travail. Or, cette fierté de l’ouvrier conquise de haute lutte est elle-même le fruit de l’industrialisation qui a aliéné la masse à sa condition d’esclave à la production, et à la consommation devenue effrénée…
Libérer l’homme de cette dépendance des puissants qui l’écrasent doit se faire encore par l’éveil de la critique sociale aiguë du peuple (en partant du bas des couches sociales).
Un éveil des consciences porteur d’espoir
« L’art et la poésie [que Joseph Wresinski appelait une culture libératrice] nous feront passer d’une société de l’assistanat à une société des Droits de l’homme. »2
Cette courte phrase signifie :
L’art et la poésie ont un pouvoir critique et subversif des clichés et préjugés culturels nourris et entretenus.
Les « préjugés culturels » s’expriment dans la vie sociale par des signes et comportements sociaux qui marquent une hiérarchie de valeurs basée sur l’exaltation des plus forts, plus intelligents, plus riches, plus malins… Cette hiérarchie sert de critère de mérite qui se retraduit en divers biens matériels et honorifiques. L’assistance, l’aide sociale et humanitaire colmatent les immenses lacunes de ce système qui stigmatise, humilie et écrase tous ceux qui n’entrent pas dans cette grille de valeurs. D’où la misère et l’exclusion qui est clairement un concept de l’homme en société aliénant pour un grand nombre dans notre monde actuel.
Une société des Droits de l’homme appliquée dans ses structures profondes devra refuser cette relation de dominance et de dominants s’arrogeant des privilèges, des droits non-démocratiques ne recherchant pas en « priorité » la justice effective retraduite en partage des biens nécessaires et indispensables à tout être humain. Activité valorisante, logement décent, nourriture suffisante non-toxique, exercice des facultés de la pensée (sens critique, goût esthétique…).
L’art et la poésie, dont la musique, accomplissent leur fonction quand ils transgressent les formes lourdement figées d’une société basée sur les pouvoirs des oligarchies et annoncent « virtuellement » une société libérée de la hiérarchie de classes sociales privilégiées par rapport à d’autres.
Ces privilèges détruisent à la base les relations humaines, relèguent les plus largués aux miettes de l’assistance, alors considérée comme un « alibi » de bonne conscience frustrée. D’où les « bonnes œuvres » et actions charitables pour les plus démunis de nos sociétés.
Les plus récalcitrants et non-soumis à ces conceptions de privilèges primés et honorés se révolteront et détruiront les emblèmes « signes » de ces pouvoirs. Ces « colosses aux pieds d’argile » vacillent lentement mais sûrement sous les coups de boutoir de cet éveil des consciences annonçant un changement profond des mentalités. Nous pouvons y discerner les prémices d’une forme de conscience collective encore très informelle mais qui refuse ce vieil ordre.
Mort lente et soubresauts d’agonie d’une civilisation du « mérite »… ?!3