À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski

Jean Tonglet

p. 47-51

Citer cet article

Référence papier

Jean Tonglet, « À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski », Revue Quart Monde, 253 | 2020/1, 47-51.

Référence électronique

Jean Tonglet, « À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 253 | 2020/1, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8459

L’option pour les pauvres née au cœur de l’Amérique latine et la priorité au plus pauvre au cœur de la pensée du père Joseph Wresinski ont été confrontées lors d’un séminaire il y a deux ans au Centre Sèvres à Paris, mettant en lumière le projet théologique du fondateur d’ATD Quart Monde.

Une fois n’est pas coutume, c’est d’un livre1 que traite cette rubrique. Un livre important, dont l’importance même justifie que nous le traitions sous cette forme, et non à travers une simple recension dans la rubrique Livres ouverts.

Un séminaire

Au commencement, il y eut un séminaire de deux années, conclu par une journée d’études, au Centre Sèvres, Facultés jésuites, à Paris. Cette recherche trouve son origine dans le rapprochement entre deux expressions, apparues de manière concomitante, dans les années 60, en Amérique latine d’une part, et en Europe d’autre part, dont on célébrait, en 2017 et 2018, des anniversaires signifiants, occasions pour les mettre ou les remettre en lumière, pour mesurer le chemin parcouru, comme celui qui reste à parcourir.

2018 marquait le 50e anniversaire de la conférence des évêques d’Amérique latine à Medellin, en Colombie, qui popularisa l’expression de l’« option pour les pauvres », reprise ensuite dans le magistère de l’Église catholique. Cette conférence donnait ainsi une forme publique à quelque chose qui avait commencé à germer les années précédentes, à travers les « communautés ecclésiales de base » ou ce qu’on appellera la ou les « théologies de la libération ».

2017 marquait le centenaire de la naissance du père Joseph Wresinski, qui à partir de son enracinement en 1956 dans le camp de Noisy-le-Grand, développa une expression proche mais néanmoins différente, en parlant de « priorité au plus pauvre ».

Option pour les pauvres et/ou priorité au plus pauvre

D’emblée, les auteurs de l’ouvrage affirment que les réalités de l’Amérique latine et de l’Europe occidentale des années 60 n’ont rien de comparable, qu’il est vain de vouloir comparer l’« option pour les pauvres » dans la perspective latino-américaine et la « priorité au plus pauvre » dans la mouvance du père Joseph Wresinski. Ils soulignent à la fois certaines proximités entre les convictions des uns et de l’autre, et le fait que certaines différences dans la formulation indiquent « que les deux perspectives ne sont pas en parfaite adéquation ». Ils notent ainsi que :

« Wresinski emploie un superlatif et il parle du plus pauvre au singulier. De fait, on va trouver chez lui des accents spécifiques rarement présents sous la plume de théologiens ou de pasteurs latino-américains : outre cette tension vers le plus pauvre, on pourra noter le souci constant – presque l’obsession –, de partir de ce que disent les personnes marquées par la misère et d’y revenir toujours, même lorsque c’est extrêmement déroutant ».

Pour les auteurs, les deux approches sont appelées à s’éclairer mutuellement, à se compléter, voire à se corriger.

« Chacune pourrait représenter pour l’autre, comme un signal, le rappel de convictions lentement mûries ailleurs qu’il serait dommage d’oublier ».

Les apports des différents auteurs, en ce compris les contributions des membres de La Pierre d’angle – Fraternité Quart Monde –, permettent de mettre en évidence, au terme de cette recherche conduite sur un temps long le fait que l’expression de la « priorité au plus pauvre » dessine chez le père Joseph Wresinski une véritable proposition théologique2, qui ouvre des pistes pour revisiter des questions d’anthropologie, de christologie, d’ecclésiologie, etc., de même que pour penser autrement la vie en société. D’où le titre du livre : À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski.

Le propos, dans ce livre, est délibérément théologique, mais la démarche proposée - « revisiter » la théologie - peut s’appliquer de la même manière à toutes les disciplines scientifiques et nous aider à revisiter l’histoire, la sociologie, les sciences politiques, les sciences économiques et sociales, le droit, et ainsi de suite. À ce titre, la portée de ce livre va bien au-delà du cercle des théologiens ou du monde des chrétiens ou des croyants. Il intéressera toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans l’exigence de poser comme préalable à tout projet une véritable écoute des plus pauvres.

Un livre aux multiples facettes

Que retenir alors des deux cents et quelques pages de ce livre aux multiples facettes ? Chaque chapitre mériterait en soi une recension, et plus qu’une recension, une méditation. Dans la place à notre disposition, il n’est pas possible de tout épingler. Nous nous contenterons donc de noter quelques points qui, de manière tout à fait subjective, ont retenu notre attention.

Jean-Claude Caillaux nous offre d’abord une traversée biographique qui nous rappelle, – en quatre pages et demi, une prouesse ! –, d’où vient et d’où parle ce père Joseph3, dont il souligne en conclusion l’exigence extrême de sa proposition :

« Faire place [aux plus pauvres] signifie toujours un changement profond des habitudes et structures, implique un changement total de société »4.

Partant d’un propos du père Joseph qui affirmait la nécessité de faire des travailleurs sous-prolétaires notre source de pensée et notre moteur de l’action, l’un des membres des Fraternités La Pierre d’angle, s’exprime ainsi :

« Si l’on prend l’image de la source qui désaltère, quand tu prends de l’eau, bien souvent, l’eau part entre tes doigts, elle coule, et il ne reste plus rien. Dans notre société aujourd’hui on prend juste un peu la pensée du plus pauvre pour faire plaisir, mais c’est le tout qu’il faut prendre. Je pense aux élections qui arrivent : on va faire ça un petit peu, et puis le reste on va le laisser, mais c’est le tout, l’ensemble de la personne qu’il faut prendre puisqu’il fait partie intégrante de la société, ses souffrances, la vie qu’il mène et tout. Le père Joseph l’avait très bien compris : il vit des choses, il doit amener toutes ses difficultés sur la table pour voir comment on fait avec ça pour construire une société. Parce que c’est bien celui qui vit des difficultés qui sait de quoi il parle, ce n’est pas celui qui a des idées toutes faites, qui sait tout, parce qu’il a fait des études et tout. Jésus n’a jamais demandé de faire des études pour connaître la foi. Renverser les priorités, c’est bien de dire que ce n’est pas celui qui a ou celui qui connaît qui va faire la société, c’est ensemble. Ce n’est pas de parties, c’est ensemble ».

Une théologie de la croix

C’est Étienne Grieu qui ouvre la troisième partie du livre. Il s’interroge sur l’impact de la notion de priorité au plus pauvre en théologie et dans la vie chrétienne, dans un chapitre titré Une théologie de la croix inspirée par Joseph Wresinski. Passant en revue les principales visions théologiques de la croix, il développe une lecture de Wresinski en cherchant à mettre en évidence ce qu’il apporte « sur l’événement de la croix où notre salut s’est joué » (p. 111). Rappelant tout d’abord que « la croix manifeste et révèle une scission dans l’humanité » (p. 117), qu’elle apparait donc comme une déchirure au sein du Peuple aimé par Dieu, qui vient déchirer le Fils lui-même, il montre que pour le père Joseph, « la croix est signe de jusqu’où va la solidarité de Dieu envers l’humanité en détresse ». Une solidarité entière, qui n’est pas feinte :

« (Le Christ) sera un exclu, il mourra décrié, conspué, humilié comme le sont les exclus. C’est cela Golgotha, l’acte qui résume tout, le Christ avec les marginaux, en dehors de la cité (…). Pour lui, il ne s’agissait pas de faire pauvre, de faire peuple. Il s’agissait d’être le misérable et de faire ainsi des misérables les témoins privilégiés de Dieu dans le monde »5.

Mais, souligne encore Étienne Grieu, le père Joseph n’en reste pas là : il voit la croix comme un chemin, une voie de réconciliation. « Cette passion pour l’homme rejeté, on doit la considérer (…) comme la fine pointe d’une passion plus large de Jésus vis-à-vis de tout son peuple ». Et de développer cette lecture en écrivant :

« Ce qui entraîne la mort de Jésus sur la croix, ce n’est pas une fidélité exclusive aux plus pauvres, c’est une passion pour tout son peuple, qui le conduit à un engagement aux côtés des plus mal vus, mais qui l’amène aussi à s’adresser aux grands, en dépit du mépris et de la haine que la proximité aux humiliés pourra susciter chez eux. Signe d’une déchirure du peuple, la croix rétablit le contact entre le peuple – jusqu’à ses chefs et son élite – et ceux de ses membres qui en sont rejetés » (p. 121).

Elle porte en elle une promesse : celle du rassemblement de toute l’humanité à partir du plus pauvre, dont l’urgence est rappelée dans la phrase gravée sur la dalle à l’honneur des victimes de la misère : « S’unir pour (les) faire respecter (les droits de l’homme) est un devoir sacré ».

Les pauvres sont l’Église

Plusieurs contributions, dont celle d’Agnès Desmazières, s’attardent sur la vision de l’Église du père Joseph, soulignant le parallélisme entre « l’Église des pauvres » du père Joseph et « l’Église pauvre pour les pauvres » du pape François. Je m’attarderai ici sur la contribution de Paul Roussy, qui, dans un style quasi lyrique, me semble avoir perçu et transmis toute l’originalité de la réflexion du père Joseph sur l’Église.

« C’est une chose, écrit-il, de débattre à grand renfort de livres et de déclarations sur un sujet d’école, tel que celui des liens entre l’Église et les pauvres ; c’en est une autre que d’affirmer ‘l’Église est les pauvres’. Par la voie de cette identification sans délai, tout effet d’externalisation s’exténue (…) On quitte enfin l’église du village et ces inamovibles deux troncs d’offrande : ‘Pour l’Église’, ‘Pour les pauvres’, fixés de part et d’autre de sa porte d’entrée, statues figées de ses statuts, de ses lieux installés. Car c’est un seul tronc, une racine unique (…) qui irrigue le corps tout entier de l’Église », conclut-il en rappelant cette citation du père Joseph :

« Les plus pauvres sont l’artère par laquelle il faut que le sang coule pour irriguer tout le corps. Si l’artère est obstruée, le corps tout entier meurt. Pour l’Église, les misérables sont l’artère et de la dégager est une question de vie ou de mort. Si la grâce passe par eux, tout le corps est irrigué »6.

Paul Roussy conclut son chapitre en suggérant que le père Joseph aurait pu (aurait souhaité ?) titrer son ouvrage de référence Les pauvres sont l’avenir de l’humanité. Une manière de souligner encore que tout ce qui, dans cet ouvrage, traite et soulève des questions théologiques, peut, de la même façon, interroger chacun d’entre nous dans tous les champs de la vie en société, quelles que soient par ailleurs nos convictions philosophiques ou religieuses. Il y a dans le projet théologique de Joseph Wresinski ici étudié, souligne encore Étienne Grieu (p.125) :

« de quoi transformer profondément les sociétés. La radicalité de (son) propos interdit de penser à un dénouement de l’histoire qui prendrait la forme d’une victoire des uns sur les autres (qui maintiendrait intacts, en fait, les mécanismes qui produisent la misère). Pour autant, cela ne conduit pas non plus à accepter la réalité comme un moindre mal, comme si l’on pouvait, au mieux, soulager la pauvreté. Car il y a bien chez lui la perspective de faire échec à la misère7 ; pour lui cette possibilité est offerte à l’humanité, et pour rien au monde elle ne doit y renoncer, sous peine de délaisser sa vocation. Dans les combats que cela implique, on risque fort de retrouver ces harmoniques de la croix qui à la fois rendent sensibles les déchirures du corps social et célèbrent déjà les retrouvailles promises ».

1 Étienne Grieu, Laure Blanchon, Jean-Claude Caillaux (dir.), À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski, Éd. Lumen Vitae

2 Les auteurs rappellent que Joseph Wresinski n’était pas théologien et n’a jamais revendiqué ce titre. Ils rappellent judicieusement les propos de l’

3 « Pour ma part, il fallait bien que je parte d’où j’étais né, avec l’expérience et le regard que m’avait donnés la misère ».

4 Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Éd. Cerf/Quart Monde, Paris, 2011 [1983], p. 124 [101]. Dans les citations suivantes, le livre sera

5 PSE, p. 54 [39].

6 PSE, p. 52-53 [37-38].

7 Échec à la misère est le titre d’une conférence donnée par le père Joseph Wresinski à La Sorbonne en 1983, publiée dans Joseph Wresinski, Refuser la

1 Étienne Grieu, Laure Blanchon, Jean-Claude Caillaux (dir.), À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski, Éd. Lumen Vitae, coll. Théologies pratiques, Namur-Paris, 2019, 212 pages, 25 €.

2 Les auteurs rappellent que Joseph Wresinski n’était pas théologien et n’a jamais revendiqué ce titre. Ils rappellent judicieusement les propos de l’intéressé dans Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, Éd. Cerf/Quart Monde, Paris, 2005 [1986], p. 63 : « Je n’avais peut-être pas, au départ, l’ambition de participer activement à la théologie de l’Église des pauvres. Les familles m’ont appris que je ne pouvais pas me dérober, parce qu’elles doivent pouvoir y contribuer. Si je puis continuer de dire que je ne suis pas un théologien, je ne peux plus prétendre ne pas avoir à contribuer à la recherche théologique de mon Église. Puisque les exclus ont une part essentielle à apporter et que je suis leur serviteur ».

3 « Pour ma part, il fallait bien que je parte d’où j’étais né, avec l’expérience et le regard que m’avait donnés la misère ».

4 Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Éd. Cerf/Quart Monde, Paris, 2011 [1983], p. 124 [101]. Dans les citations suivantes, le livre sera cité par l’acronyme PSE.

5 PSE, p. 54 [39].

6 PSE, p. 52-53 [37-38].

7 Échec à la misère est le titre d’une conférence donnée par le père Joseph Wresinski à La Sorbonne en 1983, publiée dans Joseph Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Éd. Cerf/Quart Monde, Paris, 2007, pp.67-109.

Jean Tonglet

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND