La liberté dans la peau...

Niek Tweehuysen

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Niek Tweehuysen, « La liberté dans la peau... », Revue Quart Monde [En ligne], 205 | 2008/1 et 2, mis en ligne le 05 novembre 2008, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2011

Durban, Afrique du Sud, 2007.

Un matin, je longeais le boulevard qui sépare la ville de l'Océan indien. J'avais déjà remarqué qu'un bon nombre de jeunes adultes traînaient par là. En voyant leurs bleus de travail, leurs blousons crasseux et leurs casquettes, parfois même leurs casques, de différentes entreprises, je croyais que c'étaient des ouvriers. Pas si étonnant à proximité du port, même s'ils se réunissent là visiblement à cause des douches qui sont à disposition des touristes fréquentant la plage. D'ailleurs plusieurs jeunes les utilisent, soit pour se laver, soit pour laver leur linge, mettant leurs vêtements à sécher sur la pelouse. À cette heure-ci, les touristes sont rares. Juste quelques passants ou des gens comme moi qui s'en vont prendre leur bus.

Tout à coup, la police. Des fourgons, des voitures surgissent de tous les côtés à la fois, jusque sur la plage, sans sirène. Ils encerclent l'endroit et très vite des policiers armés de bâtons en déboulent, des femmes, des hommes, des noirs, des blancs, tous avec aux mains des gants chirurgicaux, certains malhabiles finissant de les enfiler, et tous courent à la poursuite de ces jeunes qui, pour la plupart détalent dans tous les sens, abandonnant tout sur place, sacs, vêtements et même chaussures.

Ils sont une vingtaine à être capturés tout de suite et embarqués dans les fourgons. Tout cela avant que j'aie le temps de réaliser ce qui se passe. Quand tout est fini, je cherche à savoir qui sont ces jeunes. Un retraité, satisfait de l'ordre rétabli, m'explique que ce sont «des voyous» qui cherchent à pénétrer dans le port afin de se glisser clandestinement dans un bateau en partance pour n' importe où, pourvu que ce soit loin de l'Afrique.

Dans l'attente autour de la marmite...

Le lendemain, je repasse au même endroit. D'autres jeunes sont là, plus nombreux encore que la veille quand je vois un break blanc, cabossé, qui se gare le long du boulevard. Ils sont trois à sortir de la voiture, un homme à la barbe rousse, une femme corpulente d'une quarantaine d'années, et une fillette de sept, huit ans peut-être qui sautille autour de la voiture. La femme s'éloigne tandis que la fillette reste avec l'homme qui ouvre le coffre dans lequel une grande marmite est prête, ainsi que des cartons emplis de pains. Imperceptiblement, les jeunes alentour s'approchent, les uns allant chercher d'autres sur la plage, avant de revenir faire tranquillement la queue pour attendre leur part. Bientôt ils sont plus d'une centaine, des blancs aussi, à sortir d'on sait où.

Deux voitures de police se sont garées à une centaine de mètres, l'une en double file. Personne n'en sort, comme si ce moment était une trêve, une espèce de cessez-le-feu. Je suis moi-même passé à proximité de la distribution, étonné par l'arôme safran de cette bonne cuisine, presque tenté de me mettre moi aussi dans la queue.

J'allais m'éloigner quand, soudain, derrière moi, j'entends: «Mzungu piki piki, wewe,.." rafiki Mwananyamala, ndjo ! ». Stupéfait, je tourne la tête et 'aperçois un jeune qui se dirige vers moi. C'était bien du swahili que je venais d'entendre, et même mon surnom et le nom du quartier ou j'habitais à Dar es , en Tanzanie. «Hé, Blanc-moto, toi, copain de Mwananyamala. Par mon pote ! »

Je ne reconnais pas tout de suite mon interlocuteur. Mais il me parle de Issa et Salehe, les collègues de mon équipe là-bas, il sait où j'habite, il connaît les magasins de mon quartier, et même mes voisins par leur nom. Son interpellation me vaut d'être entouré bientôt par une vingtaine de jeunes, cerné par cette odeur particulière de sueur et de graisse mêlées, au point qu'il me faut surmonter mon désir instinctif de m'écarter.

C'est Peter, je le reconnais maintenant. Tous les matins, il venait jouer au foot devant chez nous. Je l'invite à boire un verre. Il veut d'abord demander à un copain d'échanger avec lui son pantalon, plus convenable pour m'accompagner à une terrasse de café. J'épuise vite tout mon swahili, son anglais est approximatif, mais nous parvenons quand même à échanger pas mal.

Clandestin sur un bateau

Cela fait déjà un bon moment qu'il a quitté la Tanzanie. Dans le port de Dar es Salaam, une nuit, il a réussi à grimper le long d'un câble d'amarrage sur un cargo transportant du poisson dans de grands bacs réfrigérés. Ils' est niché entre deux bacs, juste où les moteurs des frigos donnaient un peu de chaleur. II avait un petit sac avec de l'eau et des noix pour se nourrir. II est resté caché à cet endroit dix-sept jours. II a pu manger quelques poissons tombés à côté des bacs.

« Ils étaient pourris, mais c'était mieux que rien. Le jour on peut faire gaffe de ne pas faire de bruit, mais la nuit, quand tu dors, tu peux pas te contrôler. Je ronfle moi, des fois même, je parle en dormant. C'est comme ça qu'ils m'ont eu. Avec leurs bâtons, ils m'ont sorti de ma cachette puis ils m'ont frappé sur les genoux jusqu'à ce que je ne puisse plus tenir debout. De tout façon, je ne risquais pas de m'enfuir du bateau. Ils m'ont quand même donné à boire - la soif c'est le plus dur et de toute façon je n'avais plus de réserve d'eau. Même s'ils ne m'avaient pas trouvé, il aurait fallu que je tente quelque chose pour trouver à boire.

Ensuite ils ont essayé de savoir d'où je venais. Je ne pouvais pas mentir: le bateau venait de Dar es Salaam et avant je ne savais pas. Après ils m'ont fait gratter des bacs... (À sa grimace, j'imagine la crasse répugnante des bacs en question). Je devais tout le temps rester dehors. J'avais très froid. Quelques fois heureusement un matelot me donnait des restes à manger. Ils m'ont largué à Cape Town pour me livrer à la police. Dans ces cas-là, le capitaine doit payer une amende pour le rapatriement des clandestins. J'ai fait un mois de prison, puis ils m'ont relâché. J'avais juste mon pantalon - sans la ceinture - et mon T-shirt. Plus de chaussures, plus de sac, rien. J'ai traîné quelques mois à Cape Town puis je suis descendu  ici, à Durban. Je n'ai pas besoin de te dire ce que j'ai dû faire pour rester en vie. » (Son rire cherche ma complicité.)

Maintenant ça fait quatre mois que je tourne  ici. Rentrer, sortir de prison, se faire emmener au poste, se faire tabasser... Ici, avec les potes, on se débrouille plus ou moins. Des fois, y en a qui nous apportent à manger, des gens d'église, des musulmans, des hindous aussi... Ils ne posent pas des questions, ils donnent et ils s'en vont. Sympas...

Mais je tiendrai le coup. Et je ne reviendrai à Dar es Salaam qu'avec quelque chose dans les mains. Pas grand chose, juste de quoi faire vivre une famille. »

Comme il s'arrête, pensif, je lui demande comment il voit sa famille plus tard. Il hésite: « Tu sais, c'est pas facile de parler de tout ça... » Il se lève et s'éloigne un peu, en direction de la mer. Je reste là, confus. Qu'est-ce que j'avais besoin d'aller gratter son âme? Mais je le vois revenir. Il s'est ressaisi et reprend, déterminé: « Des enfants, j'en veux quatre. Trois garçons et une fille. »

Je me tais cette fois, le laissant face à son défi. Après un silence, je lui demande où il aimerait aller maintenant. La fierté dessine un sourire sur son visage. Il soulève son T-shirt jusqu'au cou. Sur sa poitrine, deux tatouages : un, achevé, représentant la statue de la Liberté à New York, l'autre, inachevé, représentant la même chose. Il m'explique: « Le premier copain qui me l'a fait ne savait pas dessiner. Alors un autre m'a fait celle d'à côté. » Tous les deux partons dans un fou rire qui n'en finit pas. Avant de nous séparer, notre conversation retrouve une certaine gravité. Peter m'avoue: « Jusqu'à maintenant, j'ai eu de la chance. J'ai d'autres copains qui se sont fait prendre sur des bateaux et qui ont été virés par dessus bord. Il y en a pas mal qui finissent comme ça... Mais il y en a qui réussissent. Moi, un jour, je réussirai. »

Niek Tweehuysen

Longtemps volontaire du Mouvement ATD Quart Monde en Tanzanie, Niek Tweehuysen raconte ici un épisode de son récent voyage en Afrique du Sud. Rencontre avec un Jeune clandestin déterminé à fonder une famille.

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