Marie Jahrling : Ce mémoire «Histoire » 1, j’aurais pu l’écrire avec les mêmes mots. Toute cette histoire des pauvres, c’est celle que nous avons vécue à Noisy-le-Grand. Il y a un chapitre intitulé « Le retournement ». J’y retrouve toute la force que le père Joseph a su nous donner pour que nous regardions, reconnaissions notre histoire. Le titre exprime aussi cela : « De la honte à la fierté »
Françoise Ferrand : « De la honte à la fierté », cela concerne tout le monde : « La recherche modifie le regard que chacun de nous porte sur le thème de la recherche parce qu’elle oblige chacun à penser ses relations aux autres. Le fait que le groupe de recherche soit mixte avec des personnes très pauvres et d’autres personnes... »2 La constitution d’un tel groupe de recherche est en effet absolument essentielle. S’il n’est composé que de pauvres ou que d’universitaires ou que de volontaires, les uns et les autres restent prisonniers de leur manière de penser. Mais quand les trois s’associent, ce qui a été le cas ici, naît une histoire commune. Nous avons trouvé les moyens de permettre à des personnes extrêmement différentes de vivre une histoire commune. C’est un aspect dont elles reparlent souvent : « Ce que nous écrivons, nous l’avons vécu à l’intérieur du groupe »
Il faut souligner un autre aspect qui est vite apparu, à savoir que faire une recherche concernant des personnes pauvres, oblige à parler du reste de la société. Les pauvres ne vivent pas sur une île déserte, ils sont partout en relation avec d’autres. Ce n’est donc pas l’histoire des pauvres qu’ils ont écrite. Par exemple, ils ont retenu six paires de mots clés : exclusion/appartenance, mépris/dignité, honte/fierté, injustice/justice, peuple/aspiration, regard/retournement.
Le premier chapitre est consacré aux regards portés sur les pauvres, dans l’histoire et dans le contexte de la société actuelle, avec les conséquences pour les pauvres eux-mêmes. Le chapitre est intitulé : « Comprendre la misère de l’intérieur ». Nous pourrions penser que ce chapitre-là a été nécessairement écrit par des pauvres. En réalité, l’équipe s’est réparti l’écriture à partir des enregistrements. Les militants ont écrit la partie sur les souffrances liées à la misère, un universitaire, la partie sur la honte et les humiliations, une volontaire et un militant celle sur les valeurs et les forces à l’intérieur du monde de la misère. Quand on parle des pauvres, on ne parle pas de gens «spéciaux »3 « Humiliation : action de dégrader, écraser, mortifier », d’après le dictionnaire Robert. Il y a donc des humiliés et des humiliants, que cette action soit volontaire ou non. Dans leur témoignage, les personnes vivant dans la pauvreté racontent comment, depuis leur enfance, elles se sont senties écrasées d’apparaître différentes du reste de la société, et comment cette humiliation engendre souvent la honte qui est d’après le dictionnaire « un sentiment pénible de son infériorité, de son indignité devant autrui. »
Un autre chapitre auquel Marie a fait allusion est consacré au retournement. Elles ont choisi de l’intituler : « De la honte à la fierté » Nous pourrions croire que le passage de la honte de la misère à la fierté d’appartenir à un groupe positif, à un peuple ne concerne que les pauvres. Mais, en fait, l’équipe s’est rendu compte que chaque être humain est concerné d’une manière ou d’une autre dans sa vie par ce retournement.
Marie Jahrling : En effet, j’ai été frappée par le témoignage d’une universitaire. Elle nous entendait toujours parler de peuple et elle disait que pour elle, le peuple n’est pas ce que nous en disions. Grâce aux explications de Danielle4 qui tenait très fort à ce terme de peuple, elle est entrée dans la logique de Danielle et a effectué elle aussi un retournement. Entre ce que disent les livres, ce qu’elle avait appris du peuple et ce que disaient les militants, elle a fait son propre cheminement et ses références ont été bouleversées.
Françoise Ferrand : Le retournement concerne aussi bien des personnes qui vivent dans la pauvreté que des personnes qui n’y vivent pas.
Il y a un chapitre sur le peuple. Qu’est-ce qu’un peuple ? Là il était indispensable d’être un groupe mixte pour se questionner les uns les autres et éviter de tomber dans les slogans faciles. Entre personnes très différentes, on est obligé d’être très exigeant sur les mots. Dès la première rencontre, quand Danielle a dit : « Vous n’avez rien à dire, nous sommes d’un peuple », les universitaires lui ont répondu : « C’est quoi, un peuple ? Vous êtes une race à part ? Une ethnie ? » Ils se sont questionnés les uns les autres à ce sujet. Ils n’avaient pas de réponse toute faite. Cela les a obligés à travailler d’une façon intense sur le mot «Quart Monde », pourquoi le père Joseph l’avait choisi et comment il l’avait utilisé.5 Est-ce que peuple de la misère signifie la même chose que peuple du Quart Monde ? Non, c’est différent. La misère, on ne la choisit pas, le Quart Monde, c’est une adhésion volontaire.
Pendant cette recherche, j’ai compris que ce ne sont pas les pauvres seuls qui auraient une mission particulière. Cela n’aurait pas de sens, car la misère, nous voulons la détruire, les conditions de misère abîment. Le peuple qui a du sens, c’est vraiment un peuple ouvert à tous, dont les pauvres sont le noyau central. C’est cela la notion de Quart Monde, c’est cela la différence entre le mot misère et le mot Quart Monde. Il y a tout un projet derrière. Cette notion de peuple demande cette ouverture pour qu’elle ne devienne pas un enfermement mais reste une dynamique.