Du financement de programmes à l’élaboration d’une stratégie

Olivier Gerhard

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Olivier Gerhard, « Du financement de programmes à l’élaboration d’une stratégie », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2003, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2284

Treize années et la mobilisation de très nombreux partenaires ont permis que l’Union européenne se fixe au cours de l’année 2000 des objectifs et une méthode pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

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Union européenne

Le 30 juin 1987, la Communauté européenne fêtait son trentième anniversaire. Invité à prendre la parole lors de cette célébration à Bruxelles, le père Joseph Wresinski avait adressé cet appel : « Amis ici présents, je lègue à chacun de vous cette interrogation : suis-je vraiment un artisan de l’Europe de tous ? Ce que je fais, ce que je dis, ce que je propose permet-il la réalisation d’une Europe où les plus pauvres seront enfin libérés ? Permet-il la réalisation d’une Europe des droits de l’homme ? » Le Conseil économique et social français venait d’adopter, sur la base de son rapport, un avis présentant les lignes d’une politique globale de lutte contre la grande pauvreté, fondée sur l’accès de tous aux droits fondamentaux. Pour le rapporteur du CES français, il était clair que les efforts isolés de son seul pays risquaient d’être vains, s’ils n’étaient pas relayés au niveau de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, et même au-delà. Quart Monde1 s’était fait l’écho de cette préoccupation : tout en faisant le récit des efforts entrepris depuis 1973 et des premiers résultats obtenus, la revue en montrait les limites. Globalement en effet, la politique sociale, et plus encore la lutte contre la grande pauvreté, occupaient une place marginale dans l’ensemble des politiques européennes.

Les orientations générales d’un troisième programme européen de lutte contre la pauvreté (1989-1994) marquèrent un certain progrès. Multidimensionnalité de la pauvreté et des politiques à mettre en œuvre, partenariat de tous les acteurs publics et privés, participation des populations les plus pauvres : trois principes au cœur de la démarche proposée par le CES français étaient ainsi repris au niveau européen. Malgré la création difficile et la gestion laborieuse d’un groupe inter-services, rassemblant des fonctionnaires des diverses directions générales de la Commission, la question de la pauvreté avait du mal à quitter son rang habituel : une question à la marge, hors des perspectives et des politiques centrales de l’Europe et enfermée au sein d’une division de la direction générale des Affaires sociales de la Commission. Les efforts du Mouvement ATD Quart Monde, appuyés par l’intergroupe parlementaire Comité Quart Monde, pour faire prendre en compte la grande pauvreté dans toutes les politiques communautaires2 restaient le plus souvent sans succès.

A la montée de la pauvreté en Europe, la réponse institutionnelle restait la même : l’aide matérielle directe, à travers la distribution de surplus alimentaires générés par la politique agricole commune, et un nouveau programme spécifique de lutte contre la pauvreté, supposé prendre le relais de Pauvreté III. Lors d’une rencontre à Glasgow, dans un quartier de misère, un des habitants, répondant à la question de ce que représentait l’Europe à ses yeux, saisit une boîte de conserve portant l’étiquette ECC-CEE et dit à ses interlocuteurs : « C’est cela l’Europe pour moi ! Shame ! La honte ! »

La stratégie pour l’emploi

Le quatrième programme fut bloqué à la suite du veto du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne. Celui-ci considérait que la question de l’exclusion et de la pauvreté ne devait pas, dans le respect du fameux principe de subsidiarité, être traitée au niveau européen, mais au niveau national, voire local. Ce blocage se révéla un bien pour un mal. Cette voie, sans issue mais que beaucoup parmi les acteurs de la lutte contre la pauvreté avaient soutenue parce qu’elle leur offrait quelques moyens pour survivre, était désormais fermée. Il fallait en trouver une autre.

La révision des traités qui aboutit au traité d’Amsterdam en juin 1997 fut l’occasion d’une première avancée. Grâce à la mobilisation de nombreux parlementaires, fonctionnaires et ONG, un modeste article sur la lutte contre les exclusions fut introduit au chapitre de la politique sociale : il permettait tout au plus un échange de connaissances et de bonnes pratiques entre les États membres.

Plus intéressant, le nouveau traité introduisit une nouvelle méthode pour permettre à l’Union d’impulser une politique de l’emploi, dans un domaine de la compétence des États membres et non de l’Union en tant que telle. C’est ainsi que, face au développement du chômage, le traité prévoyait que les États membres s’accordent sur des lignes directrices, adoptées en commun, mises en œuvre ensuite à travers des plans annuels nationaux d’action. Des échanges auraient lieu pour évaluer le contenu et les résultats de ces plans d’action, pour se soutenir mutuellement dans leur réalisation, échanger les expériences et maintenir une impulsion politique forte sur la question de l’emploi.

Anticipant sur la signature du traité, le Premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg, Jean-Claude Juncker, convoqua, en novembre 1997, un sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement qui adopta une « stratégie pour l’emploi » avec ses lignes directrices, invitant les États membres à préparer et présenter leurs plans nationaux.

De Luxembourg à Lisbonne et Nice

En juin 1998, à Den Haag (La Haye) était célébré le cinquantième anniversaire du Congrès de l’Europe (tenu dans la capitale néerlandaise en 1948, il fut le point de départ de la construction européenne). Alwine de Vos van Steenwijk, présidente du Mouvement international ATD Quart Monde, s’adressait aux participants en s’appuyant sur le précédent de Luxembourg ; elle demandait que « les États brisent une fois pour toutes leur silence en organisant un sommet sur la grande pauvreté qui ose porter son nom et proclamer la priorité aux plus vulnérables. »

De tels sommets, organisés sur l’initiative de l’État qui assume la présidence de l’Union, se préparent longtemps à l’avance. Sachant que le Portugal gardait une mémoire vive de la pauvreté et de ses ravages et qu’il s’était appuyé dès 1995 sur l’Union européenne pour créer un revenu minimum garanti, le Mouvement ATD Quart Monde considéra ce pays comme étant sans doute le mieux à même de réaliser un tel sommet, lors de sa présidence de l’Union, au premier semestre 2000. De plus, cette présidence du Portugal serait suivie par celle de la France, seul pays ayant adopté une législation cadre sur la lutte contre l’exclusion, source potentielle d’inspiration pour l’Union et ses États membres.

Dès l’été 1998, ATD Quart Monde adressait une note au gouvernement portugais, par l’intermédiaire de la représentation permanente du Portugal auprès de l’Union. Le sommet suggéré devait, à son avis, adopter une stratégie contre la pauvreté, selon la méthode utilisée pour l’emploi, en la fondant sur trois lignes directrices : assurer à tous l’accès aux droits fondamentaux, mener une politique globale et cohérente, s’appuyer sur le partenariat avec les populations en situation de pauvreté et d’exclusion sociale. Les contacts se poursuivirent au cours de l’année suivante, tant à Lisbonne qu’à Bruxelles. Des représentants du Portugal ont participé en 1999 à la session européenne des universités populaires Quart Monde « Tous nous sommes acteurs des droits de l’homme.» Celle-ci a permis à des délégués de familles en grande pauvreté d’une douzaine de pays de dialoguer avec des responsables européens sur la façon de mettre en œuvre les droits fondamentaux en partenariat avec les plus pauvres.

Les mêmes propositions de stratégie ont été développées par le Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN) dont ATD Quart Monde est membre depuis sa création en 1990. Ce Réseau a diffusé plusieurs documents et organisé deux conférences sur le sujet.

A la suite de ces efforts conjoints, pour la toute première fois, trois représentants d’ONG3 furent invités à participer à un débat sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale lors du conseil des ministres de l’Emploi et des Affaires sociales, en février 2000, pour présenter leurs propositions.

En mars 2000, lors du sommet de Lisbonne, les chefs d’État et de gouvernement ont mis à l’ordre du jour l’éradication de la pauvreté en Europe et adopté une stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en utilisant la même méthode que pour l’emploi, baptisée « méthode ouverte de coordination. » Alors que le traité d’Amsterdam ne parlait que d’exclusion sociale, le sommet de Lisbonne a osé, enfin, parler de la pauvreté et en reconnaître le caractère intolérable. Il a demandé aussi à la France, qui devait assurer la présidence de l’Union au second semestre, d’élaborer des « Objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. »

Préparés par la ministre de la Solidarité et de l’Emploi, Martine Aubry, ces objectifs furent adoptés le 17 octobre 2000 par le conseil des ministres. Avec EAPN, s’appuyant sur le précédent historique de la loi d’orientation sur la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998, ATD Quart Monde avait eu l’occasion d’apporter une contribution importante à l’identification de ces objectifs. La décision du conseil des ministres des Affaires sociales du 17 octobre 2000 fut confirmée en décembre par les chefs d’État et de gouvernement réunis à Nice.

Une lecture attentive de ces objectifs permet de prendre la mesure du chemin parcouru : les populations victimes de la pauvreté sont clairement définies comme celles qui n’ont pas un accès effectif à des droits fondamentaux (emploi, ressources nécessaires pour vivre conformément à la dignité, logement décent et salubre, éducation, justice, culture, sports, loisirs) et qui sont tenues à l’écart de la société de la connaissance et de l’information, privées de participation et d’expression. Ces objectifs mettent aussi l’accent sur les populations les plus vulnérables, celles qui, par exemple, sont privées d’eau, expulsées de leur logement ou sans abri. La parenté avec l’approche globale du rapport Wresinski est patente, comme elle l’est aussi avec tout ce que nous disent les plus pauvres depuis des décennies et encore quotidiennement aujourd’hui : « Nous ne sommes pas des chiens, nous voulons être respectés, faire grandir nos enfants dans la dignité. » La plupart des attentes des plus pauvres, telles qu’elles s’expriment notamment dans les sessions des universités populaires Quart Monde, organisées tous les deux ans depuis 1 989 dans les locaux du Comité économique et social européen, ont été prises en compte, même si l’on peut regretter que l’accès à la culture, la lutte contre l’illettrisme, le droit de vivre en famille n’aient pas davantage été mis en valeur.

Un essai à transformer

On regrettera aussi que, du sommet de Nice, la réforme des institutions de l’Union et les manifestations de rue aient davantage retenu l’attention des médias, laissant dans l’ombre l’une des avancées les plus importantes quant à la lutte contre la pauvreté dans l’histoire de la construction européenne. Mais les chefs d’État et de gouvernement comme ceux qui les contestent passent, la stratégie définie à Lisbonne et les objectifs fixés à Nice restent. Conformément aux décisions de Nice, les quinze États membres ont présenté au début de l’été 2001 leurs plans nationaux de lutte contre l’exclusion et la pauvreté. Ces plans seront réactualisés tous les deux ans et les résultats de cette action vont être évalués. L’ambition affichée au sommet de Lisbonne était de « donner un élan décisif à l’élimination de la pauvreté » dans les dix ans à venir. Il revient aux organisations non gouvernementales, aux syndicats, aux citoyens, d’étudier ces plans, avec les personnes qui vivent au quotidien dans la pauvreté, de les analyser dans le détail, de les critiquer, de les amender, d’évaluer leur mise en œuvre réelle. Il leur revient de vérifier qu’il ne s’agit pas d’exercices de style plus ou moins habiles mais de l’amorce de vraies politiques de lutte globale pour l’avènement d’une société où la dignité de chacun soit vraiment respectée, dans les faits, et pas seulement dans les textes, aussi beaux soient-ils. Un essai a été marqué, mais le plus difficile reste à faire : il faut le transformer.

1 Cf. n°124 « Artisan de la communauté ».
2.De la libre circulation à la culture, de la politique économique et monétaire à la politique agricole, de la politique sociale à celle de l’
3 Plate-forme des ONG européennes du secteur social, EAPN et Mouvement international ATD Quart Monde
1 Cf. n°124 « Artisan de la communauté ».
2.De la libre circulation à la culture, de la politique économique et monétaire à la politique agricole, de la politique sociale à celle de l’éducation.
3 Plate-forme des ONG européennes du secteur social, EAPN et Mouvement international ATD Quart Monde

Olivier Gerhard

Olivier Gerhard est délégué du Mouvement international ATD Quart Monde auprès des institutions européennes.

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