M. Le Bihan est né en 1944 dans la campagne bretonne, d’un père ouvrier agricole. À 14 ans, il quitte l’école sans avoir appris à lire ni à écrire.
« À l’école, je ne voulais rien apprendre ; à 14 ans, mon père m’a dit : « allez hop, mon fils, au boulot ! ». J’ai travaillé dans les fermes. Je couchais dans le grenier et j’avais juste une pièce de 10 F à la fin du mois. On travaillait 12 heures par jour… »
Deux ans après, ne voyant pas d’avenir dans cette vie-là, il s’adresse au bureau d’embauche à Rennes. On lui offre une place de chauffeur de tracteur dans la Somme. Il saisit cette chance de pouvoir connaître une autre région et part à l’aventure. Il découvre une région agricole plus modernisée, des exploitations mécanisées et des ouvriers agricoles salariés. On lui apprend le métier dans une atmosphère familiale.
« C’est un vieux chauffeur qui m’a appris le métier, il avait à peu près l’âge de mon père. Il me prenait comme son fils. »
Mais deux ans plus tard, il abîme par maladresse la moissonneuse-batteuse de l’exploitation et il doit quitter son patron.
Au hasard des foires, il se fait alors embaucher par un forain comme monteur-démonteur d’un stand d’auto-tamponneuses. Il gardera cet emploi 7 à 8 ans.
« Dans le métier de forain, la première année est dure, on ne connaît pas les gens. On était des ouvriers, mais le patron nous considérait comme sa famille. Pourtant dans ma propre famille j’ai été mal vu d’avoir fait ce métier. »
Marguerite Delavallée, quant à elle, est née en 1946 dans une petite ville du Nord, près de Valenciennes. Son père est invalide, sa mère ouvrière dans une faïencerie. Elle reste auprès de ses tantes dont l’une, surtout, l’élève. Elle quitte l’école à 14 ans sans aucun diplôme. Sa famille la fait embaucher dans la faïencerie sur la chaîne de décoration d’assiettes. Elle y reste 8 à 9 ans.
En 1968, M. Le Bihan et Marguerite se marient. Marguerite quitte sa mère et ses tantes pour suivre son mari dans le métier de forain. Ils attendent un premier enfant qui ne verra pas le jour, puis en 1969 naît Christophe.
Mais à cette époque, le patron forain, accidenté, doit vendre. M. Le Bihan trouve alors un emploi en usine.
« On était enfermé, je ne me plaisais pas, je n’étais pas à l’aise. »
En 1970 naît Hervé. La même année, M. Le Bihan apprend que son père est malade et décide de revenir en Bretagne. Le couple s’installe d’abord chez les parents, dans un petit hameau, puis loue une maison voisine. Bientôt, pour échapper à l’entreprise des grands-parents sur l’éducation de leurs enfants, ils vont habiter le bourg où lui va trouver un travail comme manœuvre dans une entreprise de maçonnerie.
En 1972 naît Frédéric.
En 1973 naît Nathalie. C’est une enfant à la santé fragile, dont la lenteur du développement inquiète et insécurise M. Le Bihan et son épouse.
La famille déménage à nouveau, car la maison est devenue trop petite. Elle va habiter un bourg voisin où elle fait la connaissance de sœur Marcelle, la directrice de l’école, qui perçoit son désarroi et va jouer un grand rôle tant pour la première scolarisation des enfants, que par le soutien qu’elle apporte aux parents.
« Sœur Marcelle est une bonne sœur que je ne peux pas oublier. Jamais elle ne m’a fait de reproche. C’est une femme qui m’a sauvé la vie parce qu’elle nous a bien soutenus, c’est la seule de toutes façons. »
Mais, à la suite d’un accident du travail, M. Le Bihan doit être hospitalisé et à son retour, comme il a deux jours de retard, il n’est pas repris et se retrouve au chômage.
En 1975, naît Isabelle. La famille déménage de nouveau pour une maison de deux pièces. Cette année-là, elle fait l’objet d’une mesure de tutelle aux prestations familiales.
En 1977 naît un dernier enfant, Denis, qui décédera quelques mois plus tard d’une tumeur au cerveau.
C’est surtout dans cette période de chômage où M. Le Bihan tente de survivre en faisant de la récupération avec sa mobylette et sa remorque, que le poids du jugement des autres se fait le plus lourdement sentir.
« Il y avait un dépôt d’ordures ; de temps en temps, j’allais y faire un tour, ramasser un bout de ferraille, du cuivre, etc. Ce que je ramassais comme ferraille me permettait d’acheter un pain ou de la viande. Si, j’ai volé… j’ai été ramasser des pommes de terre après que les fermiers les avaient ramassées, celles qui étaient sur la terre, pour nourrir mes gosses parce que je n’avais pas de quoi leur donner à manger. »
Face à la population locale
« En 1978, la famille était décrite comme un cas social lourd de cette grosse bourgade rurale. »
« Sur la commune, ils avaient un rôle d’épouvantail social, ils vivaient dans des conditions d’habitat lamentables. On les considérait comme des gens presque irrécupérables. C’étaient des gens à qui on faisait la charité (la population leur apportait des vêtements) plus que des gens que l’on tentait d’aider à s’en sortir. Il a été embauché dans une tannerie. Les conditions de travail y étaient absolument épouvantables. C’étaient des conditions dont personne n’aurait voulu. Malgré ce travail, la famille continuait à être montrée du doigt par la population »
Témoignage du délégué à la tutelle
En revenant en Bretagne, la région natale de M. Le Bihan, le couple avait espéré trouver un accueil, un ancrage possible. Au lieu de cela, il ne rencontre que méfiance, rejet et jugement. Les difficultés s’accumulent. En cinq années, ils vont occuper cinq logements différents, tous trop petits, sans confort et humides, parfois insalubres.
Cette existence passée à fuir le regard social enferme la famille dans un cycle de survie et d’isolement, jusqu’à l’épuisement de ses forces et au placement des enfants à l’A.S.E. Pendant toute cette période, malgré leur situation personnelle extrêmement tendue, ils se rendent régulièrement au foyer départemental pour y rencontrer leurs enfants.
Aidés de leur tuteur, ils prennent finalement la décision de quitter la campagne pour s’installer à Rennes. Ils ne trouvent alors qu’une chambre d’hôtel, mais ils vont découvrir peu à peu les possibilités nouvelles qu’offre cette ville : des relations avec leurs enfants facilitées par le rapprochement géographique, un marché de l’emploi un peu plus favorable, des possibilités de se loger plus confortablement.
À force de ténacité, d’observations pleines de bon sens, les époux Le Bihan vont progressivement utiliser ces possibilités pour reconstruire leur famille. Avec l’aide de sa femme parce qu’il ne sait pas lire, M. Le Bihan trouve un emploi dans une entreprise intérimaire. Il parviendra à gagner l’appui du directeur de l’agence qui lui propose des missions longues et rapprochées.
Cette évolution permettra l’accession à un logement HLM, et surtout, à Noël 1980, le retour des enfants. C’est l’aboutissement de deux années d’acharnement à rebâtir leur famille.
Mais un logement, ce n’est pas seulement un toit, c’est aussi un environnement, des voisins, une vie de quartier. Or, la famille Le Bihan est relogée dans un quartier pauvre d’une ZUP et les autres familles qui habitent là ont elles aussi connu, ou connaissent encore, de grandes difficultés. La plupart des adultes sont issus de familles très pauvres, voire misérables. Certains viennent de l’assistance publique (pupilles de la nation, ou enfants placés). Comme la famille Le Bihan, ces familles sont privées des sécurités élémentaires, elles ont des revenus insuffisants, peu d’instruction, une santé abîmée ou usée.
Le quartier est loin d’être paisible.
Parmi ses habitants, un couple connaît le mouvement ATD Quart Monde et le fait découvrir à M. et Mme Le Bihan qui d’emblée vont exprimer un fort besoin de compréhension de leur vie, de celle de leurs voisins et du monde qui les entoure…
À travers leur participation régulière aux réunions de l’université populaire et aux rassemblements internationaux organisés par le Mouvement, M. Le Bihan et son épouse évoquent leur besoin d’identité et leur souci des autres. Ces rencontres au jour le jour avec les volontaires de Mouvement constituent une longue suite d’interrogations, de recherche de réponses, mais aussi l’expression d’une expérience, presque d’un « savoir-faire » face à la misère et à la désespérance.
Jusqu’en 1982, M. Le Bihan ne trouvera que du travail intérimaire. Il fait très vite l’expérience que la condition de travailleur intérimaire ne le met pas au même rang que les autres travailleurs.
« J’ai été en intérim pendant deux ans. Je n’ai pas à me plaindre, je n’étais pas mal payé d’accord, mais je faisais le boulot le plus dégueulasse. Ils viennent chercher les intérims quand ils en ont besoin. Ils te donnent du travail un jour, deux jours, et puis plus rien. »
Les gosses étaient contents
« Le revenu garanti nous a permis d’acheter davantage à manger. Il nous a un peu plus aidés pour boucler correctement notre budget. On arrivait à joindre les deux bouts et puis on pouvait payer, on n’avait pas à se dire : « tiens, il faut payer l’EDF en deux fois », on payait en une seule fois. Avec les allocations, on payait les factures, EDF, eau, téléphone, assurances… on touchait le dix du mois les Allocations familiales et on savait que le vingt-cinq il y avait autre chose. »
« J’ai pu acheter des pantalons et des chaussures aux enfants. J’ai payé les classeurs, les feuilles, les crayons, etc. tout ce qu’il faut aux enfants quand ils vont à l’école. Les gosses étaient contents. Avant, quand ils me demandaient quelque chose, je ne pouvais pas, ce n’était pas possible, j’étais obligée de dire : « il faut attendre. »
« On a acheté un lit, des matelas, un buffet. Mon mari a acheté des outils, des clés, le matériel qu’il lui fallait pour réparer les vélos et les mobylettes. »
« Quand on n’a plus le revenu, ça fait un changement de vie, ça fait un vide. J’aimerais que mon mari travaille pour qu’il s’ennuie moins, qu’il ait l’impression que c’est lui qui élève ses enfants. Les hommes, ils font plus plaisir à leurs gosses quand ils travaillent. Mon mari quand on lui a demandé de travailler à « Puzzle », il n’a pas dit non. »
« Mais pour l’argent, c’est plus le revenu garanti, il va falloir qu’on demande des aides comme avant. Le revenu garanti s’est arrêté trop vite, trop d’un seul coup, un an c’est court, mais il faut bien que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient aidés, il faut que ce soit chacun son tour. »
Mme Le Bihan
Puis, ne trouvant plus de travail par l’entreprise intérimaire, M. Le Bihan s’inscrit au chômage. Il touche les ASSEDIC, ce qui donne à la famille des revenus réguliers que n’assurait pas toujours le travail intérimaire. Mais être au chômage, c’est aussi pour un homme vivre 24h sur 24 sous le regard de ses voisins. Parce qu’il refuse l’inoccupation, et aussi pour aider les fins de mois, M. Le Bihan loue un jardin qu‘il cultive, répare des vélos et des mobylettes dans la cave qu’il a aménagée en atelier. Il revendique son droit au travail.
« On est au chômage, mais qu’on nous donne du boulot. Moi, je ne demande pas à être au chômage. Pourquoi les entreprises ferment-elles ? Pourquoi ne veulent-elles pas embaucher ? »
En 1983, M. Le Bihan arrive en fin de droits. Le spectre de la précarité des revenus réapparaît et il s’y ajoute cette fois l’insécurité dans la mesure où les HLM commencent des travaux de réhabilitation dans le bâtiment où se trouvent l’appartement familial.
La société HLM propose alors à ses locataires d’être relogés dans des appartements réhabilités, mais dont certains sont situés dans un autre quartier. À M. Le Bihan est proposé un logement dans un quartier pauvre de la ville, ce qui le met dans une grande colère, car il ne peut accepter qu’on ne tienne pas compte de son avis et qu’on le déconsidère ainsi :
« Mes enfants vont à l’école autour, ils font des progrès ; ça fait 10 ans que je me bats pour avoir un bon logement, et ce qu’ils veulent, c’est me mettre dans un transit. Il faut se battre, mais il n'y a pas de justice. Je me bats pour avoir une famille comme les autres. »
Après maintes négociations, en novembre 1983, la société HLM propose à la famille un F5 réhabilité. Durant la même période, M. Le Bihan reprend le chemin des entreprises d’intérim, il essaie aussi de trouver d’autres possibilités d’embauche. Il fait une demande à la ville de Rennes, mais on lui répond seulement qu’il sera convoqué à une épreuve de tests.
« Ce n’est pas parce que je ne sais pas lire et écrire que je n’ai pas droit au travail. Tout le monde peut travailler, je sais tenir un balai. »
N’ayant pas cessé de réparer vélos et mobylettes, il s’achète un outillage adapté et commence à se renseigner pour s’installer comme travailleur indépendant. Il cherche un local à louer, s’associe à un autre homme du quartier, plus instruit, qui pourrait faire un stage de gestion. M. Le Bihan parle de ce projet comme de son seul espoir. Aujourd’hui, il ne suffit plus de se présenter quelque part avec sa force physique et son courage, il faut se faire valoir, être compétitif, instruit, initié aux procédés nouveaux… Autant de changements qui sont comme un mur dressé devant M. Le Bihan. Lorsqu’on lui parle d’emploi, il se sent tellement humilié qu’il se met en colère.
En 1985, devant la rudesse de l’hiver et l’augmentation des demandes d’aide, une banque alimentaire s’ouvre à Rennes, dans le cadre des mesures gouvernementales « pauvreté-précarité ». On y distribue des vivres de première nécessité aux personnes ayant peu ou pas de ressources M. Le Bihan fait alors des voyages avec sa mobylette et sa remorque pour aller chercher ce ravitaillement. C’est à cette période qu’ils vont bénéficier de l’expérience du revenu familial garanti. Dès le début, cette perspective leur redonne confiance et ils exposent leurs projets :
« Les sous vont permettre de voir plus loin que le bout de son nez. On dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais je vais te dire que ça compte quand même, parce que quand tu n’as que la caisse (les Allocations familiales) comme nous en ce moment, tu tires dur… »
Dès le début, le tuteur leur propose de gérer eux-mêmes leur budget. L’argent est alors placé sur un compte. C’est la première fois que Mme Le Bihan a un carnet de chèques. Elle a l’habitude de parler en anciens francs, elle ne sait pas où mettre la virgule, ni écrire les nombres en lettres, c’est l’employé de la banque qui doit lui expliquer.
Pendant toute cette année, Mme Le Bihan va elle-même assurer le paiement de ses factures EDF-GDF, eau, assurances... Et celles-ci payées, il reste encore suffisamment pour se nourrir convenablement. Pour assurer une vie plus détendue également. Faire des cadeaux aux amis, ou à ses enfants, en ne demandant plus aux voisins des avances et même, le cas échéant, pouvoir leur rendre service.
Reprendre confiance
« La famille Le Bihan est arrivée dans ce quartier de Rennes en 1980. À l’époque, l’intégration avec le voisinage qui ne nous paraissait pas évidente a effectivement posé quelques problèmes, il y a eu quelques moments violents ».
« Puis M. et Mme Le Bihan ont connu ATD Quart Monde dont ils ont beaucoup parlé. Cette rencontre leur a permis, sans aucun doute, se s’intégrer dans un milieu nouveau pour eux, un milieu urbain avec une population qui était proche d’eux et qui avait un regard sur eux. Ils se sont identifiés comme des gens dont les difficultés qui n’étaient pas insurmontables valaient bien celles des autres. »
« Il y eut là une prise de confiance en eux et un désir beaucoup plus affirmé de reprendre les choses à leur compte. Alors, ils ont commencé de faire des choses dont ils se sentaient capables et d’exercer leur autonomie. »
« Par exemple, s’agissant de la gestion de leur budget, la période de « roublardise » avait quasiment disparu : ils pouvaient argumenter leurs demandes. M. et Mme Le Bihan se sont posés en personnes beaucoup plus responsables. Je pense que c’est aussi lié à tout ce que ATD Quart Monde a pu leur proposer dans les relations avec les autres ; ils ont énormément progressé en ce domaine. »
Témoignage du délégué à la tutelle
M. et Mme Le Bihan apprécient ce « mieux vivre » que leur donne le RFMG, mais ils savent aussi qu’il s’agit d’une expérience d’un an et qu’il leur faut trouver une solution qui leur assure un revenu indépendant. Or, la société HLM qui les loge les somme par courrier de ne plus bricoler dans les caves. M. Le Bihan est furieux qu’on l’entrave ainsi dans la possibilité de gagner lui-même sa vie. Il envisage alors de retourner à la campagne où il se sentira plus libre et aura plus de possibilités de s’installer comme artisan.
M. Le Bihan hésite, les enfants grandissent, ils vont bientôt être confrontés à l’apprentissage d’un métier, il sait qu’ils auront plus de choix en ville.
M. et Mme Le Bihan renonceront à ce projet de retour à la campagne, d’autant qu’en 1986 l’animateur de leur quartier propose à M. Le Bihan de s’inscrire à « Puzzle », une association de chômeurs qui effectue des « petits boulots » à la tâche, et de réparer des vélos et des mobylettes dans cadre.