Les modalités de l’expérience
Une allocation différentielle a été versée à partir des premiers mois de 1985 à 127 familles, pendant un an ; son montant basé sur 93% du SMIC pour un ménage avec un enfant ne contient pas les allocations familiales et augmente de 5 % par enfant supplémentaire.
Une allocation différentielle n’est pas un forfait ; elle est une somme que l’on ajoute au revenu effectif de la famille de façon à obtenir le plafond voulu.
Les critères qui ont présidé au choix des ménages bénéficiaires, dont 94 rennais, sont l’ancienneté des difficultés, la composition de la famille, sa situation vis-à-vis des prestations sociales légales (fin de droit à l’indemnisation du chômage, fin d’allocation de parent isolé…), la fréquence des aides délivrées par les organismes sociaux.
À situation équivalente par ailleurs, les familles jeunes, monoparentales ou ayant le désir de réaliser un projet, ont été privilégiées.
La liste a été établie par l’intermédiaire des organismes et des services sociaux, procédure opératoire pour toucher rapidement des familles parmi les plus défavorisées.
Des contacts directs ont alors été pris avec les familles choisies pour leur proposer de participer à l’expérience. Il s’agissait de leur assurer une bonne compréhension du dispositif et de demander leur collaboration à l’étude des effets du RFMG dans leurs réponses aux questionnaires et aux interviews.
Deux types d’approche ont été réalisés :
L’équipe de l’Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines du mouvement ATD Quart Monde a rencontré périodiquement 33 familles parmi les plus pauvres des 127.
Un autre laboratoire de recherche, le LARES, a basé quant à lui son évaluation sur les questionnaires transmis à l’ensemble des 127 familles bénéficiaires.
Les deux démarches sont complémentaires et se confirment l’une l’autre dans l’ensemble. Nous rendons surtout compte ici de la réflexion avec les 33 familles. Que peut-on retenir d’essentiel ?
L’angoisse diminue
Quand les parents disent qu’ils dorment mal, qu’ils ont des soucis, qu’il y a des querelles – « le diable dans la maison » – c’est une intégrité physique et psychique qui est mise en cause. Quand l’angoisse de l’immédiat ruine tout projet, c’est l’estime de soi qui finit par être en jeu. La représentation que l’on a d’une vie humaine digne fait souffrir celui qui ne voit plus de chance de la vivre. Pour se protéger de cette souffrance, il faut se replier, fuir le registre où l’estime de soi est nécessaire, c’est-à-dire les relations d’égal à égal avec autrui, le désir d’entreprendre et de réussir. Le fait que le revenu garanti diminue l’angoisse n’est donc pas un mince résultat. Il protège une certaine intégrité.
On atteint là une réalité dont les débats généraux sur le revenu garanti ne parlent guère. Pour celui qui vit ce degré d’angoisse sans occasion de trouver un travail qui y mettrait fin, la question de l’incitation/désincitation au travail se pose beaucoup moins que celle de l’incitation au désespoir.
Du point de vue d’une évaluation systématique, disons que les familles font référence à un champ d’action qui leur paraît normal. On en a confirmé l’existence en observant la réalité des privations. Au début de la période, les familles y font clairement référence et suggèrent ainsi un écart concret entre ce qu’elles peuvent faire et ce qu’elles considéreraient comme normal de faire. Ce qu’il serait normal de faire constitue le champ d’action de référence.
L’effet le plus certain et le plus général du RFMG a été de leur permettre de remonter « l’échelle des privations ». En d’autres termes, non pas d’élargir le champ d’action de référence, mais de diminuer l’écart entre celui-ci et le champ d’action effectif.
Remonter l’échelle des privations
Grâce au RFMG, les 33 familles ont pu se nourrir correctement, améliorer leur apparence vestimentaire, leur image vis-à-vis de l’extérieur et leur confort intérieur, comme le montre le tableau 1.
On y retrouve, pour les principaux postes de dépenses, les réponses aux questions :
« Devez-vous vous priver de certaines dépenses dans les domaines suivants : nourriture, etc. », question posée au début de l’expérience et « cette année, dans le domaine de la consommation, avez-vous pu dépenser plus ou de meilleure qualité dans les domaines suivants ? » posée à l’issue du projet.
Globalement, les améliorations les plus fréquentes sont observées sur les postes où le plus grand nombre de ménages estimait se priver.
Se trouvent confirmés la primauté de l’alimentation et de l’habillement ainsi que le poids du logement dans le budget des familles.
Une estimation des budgets avant le RFMG comparée à d’autres budgets mettait en lumière l’importance considérable du poste alimentation (63 % pour les familles du RFMG contre 34 % pour la moyenne des familles françaises) et la quasi-inexistence des dépenses culturelles pour les familles pauvres (0,8 % contre 20,3 %).
Les postes incompressibles – alimentation, logement et habillement – pèsent tellement dans le budget qu’aucune marge de manœuvre n’existe en cas de dépenses imprévues. Cependant même sur ces postes, les privations sont non seulement un risque mais une réalité pour de nombreuses familles.
L’habillement est pour les bénéficiaires du RFMG un besoin de première nécessité, besoin de présenter une image reconnue socialement. L’achat de vêtements neufs a remplacé pour un temps les pratiques de récupération diverses.
« J’ai réussi à leur acheter des vêtements. Depuis qu’ils sont là, c’est la première fois que je leur achète des vêtements neufs. D’habitude, c’est du Secours Catholique que j’en ai ; mais, dame ! c’est usé… C’est bien la première fois que je vois ma fille habillée de neuf ! »
« Moi, j’en ai marre de voir mes enfants habillés avec les vêtements des autres. »
L’amélioration de la nourriture signifie pour certaines familles la fin d’une situation de survie alimentaire, pour une grande majorité davantage de viande et surtout l’assurance de se nourrir tout au long du mois.
L’analyse des états de santé signalera qu’au moins une personne recevant le RFMG avait récemment souffert de la faim avant l’expérience et que beaucoup d’états d’anxiété étaient en partie liés à cette malnutrition ou à la préoccupation de trouver à manger. Cette préoccupation se traduit par de petits travaux pénibles ou de faibles emprunts humiliants qui créent un climat de méfiance et de rejet. Le RFMG permet alors de rétablir de meilleures relations sociales et familiales.
Enfin, même s’il n’a pas permis de répondre à tous les besoins exprimés, le RFMG a facilité les achats de mobilier, d’équipement et les aménagements intérieurs. L’achat de mobilier neuf reste dans bien des cas inaccessible même à crédit. En revanche, l’équipement ménager est acheté neuf, en utilisant les prêts ménagers de la CAF.
Redresser un budget tourné vers le passé ?
Pour se protéger de telles privations, ou mieux, pour se situer dans une trajectoire d’amélioration en investissant dans les commodités durables (logement, équipement ménager…), le crédit, ou le prêt entre voisins ou proches, permet d’anticiper les revenus et d’en faire usage plus tôt. Cet usage demande remboursement et amputera donc les revenus à venir. Ceci est justifié si les biens sont durables.
Par contre, si l’on s’endette pour acquérir un bien immédiatement consommé, on remboursera, le jour venu, un avantage qui aura disparu.
Dans cette optique, il n’est pas exagéré de considérer qu’une part du budget est tournée vers le passé.
Un revenu garanti d’un an a permis à certains de se remettre à jour et de vivre leur budget au présent. Mais pas à tous. Ainsi, pour Rennes, on a pu observer à l’issue du RFMG que 14 familles sur 33 signalent encore des dettes. 4 ne répondent pas et 15 déclarent ne pas – ou ne plus – en avoir
Promouvoir l’individu
L’ambition d’une politique sociale est de développer les possibilités d’insertion autonome de l’individu. Il y aura toujours des gens pour expliquer que les plus pauvres vivent ainsi de leur plein gré. La valeur qu’ils attribuent à ce mode de vie libertaire justifierait leur choix.
Malheureusement, cette appréciation rassurante fait fi de l’humiliation destructrice qu’en réalité les pauvres dénoncent de manière répétée.
Le revenu garanti permet-il d’accroître l’autonomie que reflète leur champ d’action ?
Leur donne-t-il de nouveaux interlocuteurs ?
Leur permet-il de manifester une demande nouvelle en relation avec des enjeux non pris en compte précédemment ?
Leur permet-il de se situer autrement dans la durée ?
À cet égard, il faut rendre compte des domaines où la stricte application d’un RFMG a montré ses limites.
On retrouve, dans l’expérience de Rennes, des observations conformes à ce que mentionnent des sociologues de la consommation comme C. Baudelot, J. Establet et J. Toisier pour l’ensemble de la population.
Si l’on répartit les dépenses du budget entre une dizaine de postes, la même augmentation des ressources ne donne pas lieu à une même liberté d’affection entre différentes consommations selon le niveau de revenus. Généralement, les plus pauvres se situent dans les zones où les possibilités d’arbitrage sont les plus étroites. D’abord parce que, comme l’a rappelé S. Milano, ils sont soumis à un devoir d’achat imposé à eux comme à tous par la société environnante. Ensuite parce qu’une part de leur budget dépendant de l’aide, l’ensemble doit être « présentable. »
Même si, dans l’expérience de Rennes, le contrôle sur l’attribution et l’affectation du RFMG est extrêmement faible, la liberté d’arbitrage entre les différents postes de dépenses reste très limitée.
Dans ce sens, le champ d’action ne s’est pas vraiment redessiné.
Il en va de même des relations. Dans la famille, la sécurité que peut donner le revenu concourt au rétablissement de relations moins tendues. On observe aussi qu’il devient possible de renouer des relations essentiellement avec la parenté et l’environnement direct. Parfois, il est possible de créer de telles relations ou de les multiplier. Mais on n’observe pas de l’initiative des bénéficiaires eux-mêmes une extension des relations vers les associations ou d’autres formes de sociabilité qui ne leur sont pas familières, même s’ils pouvaient trouver là des moyens nouveaux d’être soutenus.
Accéder aux soins de santé : un problème ?
Dans le domaine de la santé, les familles pauvres sont également dans une situation très particulières. En effet, presque toutes les familles bénéficient de l’aide médicale générale (AMG). L’AMG est considérée comme utile mais l’accès passe par une procédure compliquée qui est d’autant plus dénoncée face à la pratique libérale que les soignants ne peuvent ignorer qu’on dépend de l’aide médicale.
L’état de santé des familles apparaît particulièrement dégradé par l’absorption de médicaments courants souvent mal adaptés. L’essai de traitements de fond semble l’apanage de groupes sociaux plus aisés. Le mal-être apparaît souvent comme une conséquence du non-travail, d’une histoire longue de conditions de vie et de travaux pénibles, qui à son tour rend difficile toute insertion dans le monde du travail.
À l’exception des soins dentaires, des lunettes et d’une certaine stabilisation dans l’existence des familles, le RFMG ne marque guère de mieux dans les conditions générales d’accès aux soins. Couverture sociale et coût des soins sont certes des obstacles réels. Mais ils ne se dissocient pas instantanément de difficultés de communication entre personnels administratifs ou soignants et familles très pauvres.
Quelques obstacles à la sécurité de revenus sociaux
Le droit aux allocations familiales est subordonné à la fréquentation de l’école par les enfants. Une famille très pauvre peut donc se voir suspendre les allocations familiales à cause de l’absentéisme scolaire de ses enfants... même si c’est justement parce que, faute d’argent, elle n’avait pas de vêtements présentables à leur mettre que leur mère ne les envoyait pas à l’école ! D’autre part, à partir de seize ans, il est exceptionnel qu’un jeune du Quart Monde soit scolarisé : les allocations familiales sont donc coupées, même si le jeune reste à la charge de ses parents.
Les conditions administratives d’ouverture des droits sont, elles aussi, à l’origine de bien des déconvenues. Un premier problème est que les familles défavorisées ne connaissent pas toujours bien leurs droits. Mais surtout, l’obtention et le maintien de nombreuses prestations (allocations-chômage, indemnités journalières de maladie, pensions pour invalidité, allocations aux handicapés adultes) sont subordonnés à l’accomplissement de démarches administratives complexes, périodiques pour certaines, quelquefois assorties de délais impératifs. Pour l’assuré moyen, ces démarches sont déjà difficiles ; que dire alors des plus pauvres, en détresse psychologique, souvent gênés par des problèmes de communication si ce n’est pas leur illettrisme ?
Une famille d’Herblay (Val d’Oise) s’est ainsi retrouvée avec une dette de 37 000 F faute d’avoir accompli les démarches nécessaires pour faire rembourser les frais d’hôpital entraînés par plusieurs maternités.
En outre, les délais sont souvent longs entre le dépôt d’une demande et la réception des fonds : examen du dossier, vérifications éventuelles, « passage en commission » (pour l’attribution de l’allocation chômage, des pensions), déblocage des fonds, qui peuvent durer des mois, voire des années dans le cas de pensions. Et pendant ce temps, il faut survive…
Les variations dans la date de versement des allocations familiales peuvent servir d’exemple des difficultés que les procédures de versement des prestations sociales peuvent entraîner pour les plus pauvres : la « caisse » arrive entre le 5 et le 9 du mois, avec parfois des retards jusqu’au 11. Cela signifie qu’avec la même somme d’argent, les familles doivent s’arranger pour tenir 28 ou 35 jours selon les cas…
S’émanciper grâce au travail
Le travail, quant à lui, en assurant ressources et respectabilité permet de briser le cercle vicieux de la pauvreté.
« Il faut aider à trouver du travail, parce que ce RFMG, ce n’est pas vraiment notre argent. »
Mais cet objectif apparaît hors de portée pour les familles pauvres cumulant de lourds handicaps financiers et surtout de formation (y compris la formation de base en lecture, écriture et calcul). Le manque d’argent constitue le premier obstacle en rendant difficile toute formation et tous investissements nécessaires pour la recherche d’un emploi.
En outre, cette insuffisance de ressources met en péril l’existence même de familles, en impliquant des difficultés pour trouver un logement et des risques de placement des enfants. Les problèmes familiaux absorbent donc l’énergie des familles au détriment d’un investissement professionnel. Le RFMG en facilitant la vie quotidienne et en assurant des ressources supplémentaires crée des conditions plus favorables pour trouver un emploi. Mais il ne peut pas être plus qu’une étape dans un domaine qui semble se fermer de plus en plus à ceux dont les qualités et les compétences ne correspondent pas aux notions actuelles de la productivité et de l’activité commerciale.
Si la garantie de ressources n’est pas seulement considérée comme un minimum vital, mais comme un élément inclus dans un processus promotionnel, il est nécessaire de mettre en œuvre une politique plus large touchant les différents domaines de la vie des familles. La garantie de ressources devrait être au centre de cette politique et doublée par un accompagnement social, visant à un renforcement de l’autonomie des personnes.
De même, si elle s’adresse à des personnes et des familles qui ont gravement subi les effets prolongés de la misère, une période comme celle de l’expérience de Rennes est évidemment insuffisante. C’est plus une trêve qu’une rupture avec la situation antérieure. Une rupture définitive demanderait plus de temps pour que tous ses effets puissent se manifester.
Au-delà des questions financières liées au budget alloué aux garanties de ressources, la réflexion sur le RFMG pose donc la question des moyens économiques et culturels que la collectivité est prête ou non à mettre en œuvre pour promouvoir les familles les plus pauvres.
Le RFMG ne requiert pas seulement d’être financé et réparti. Encore faut-il en faire l’un des outils d’une politique d’ensemble qui mobilise non seulement les plus pauvres mais tout autant leurs partenaires (dans l’entreprise, l’école, les institutions de santé, etc.) au refus de la pauvreté, c’est-à-dire à l’application généralisée et globale des droits de l’homme.