Le 14 février 1988, Joseph Wresinski meurt à l’hôpital. Il reçoit des obsèques quasiment nationales. Celui que l’on a appelé trente ans auparavant le « curé de la racaille » est enfin reconnu par la société française. Son apport théorique, sa vision des plus pauvres sont légitimés ce jour-là. Mais ce jour-là également, se pose pour la première fois la question à laquelle les membres du Mouvement dont il a été le fondateur devront répondre : « Que deviendront le Mouvement et sa volonté de changer la société ? »
Le mouvement ATD Quart Monde entre provisoirement dans une « crise transitionnelle ».
Si le Quart Monde constitue depuis les débuts le cœur du Mouvement, celui-ci est peu présent dans les instances de gouvernance. Mais surtout le Quart Monde ne peut pas se mobiliser tout seul. Il est mobilisé par les volontaires permanents dont le rôle est depuis toujours de rejoindre les plus pauvres, de s’engager auprès d’eux, d’aller porter dans la société, avec eux, des éléments de connaissance permettant leur reconnaissance, comme groupe social et comme personnes. Le but des volontaires est de rassembler la société autour des plus pauvres.
La crise qui suit le décès du père Joseph Wresinski va servir de révélateur de ce qui faisait le cœur et le moteur du volontariat d’une part et, d’autre part, la nature de sa gouvernance. Comme l’écrit Gaston Pineau : « La crise est considérée comme un analyseur, une occasion de connaissance, en faisant émerger les contradictions, les failles ; des éléments qui avaient une face cachée » ou encore un « synchroniseur défini comme un mouvement réglant les autres mouvements. »
La métaphore de la paternité exprime la place que tient Joseph Wresinski pour un grand nombre de volontaires. On prend conscience à sa mort que chacun des volontaires en responsabilité du Mouvement, en particulier dans les premières générations, entretenait avec lui une relation personnelle forte et se voyait confier une part de ce qui deviendra l’héritage commun. Mais cet héritage n’est pas encore constitué, formalisé ; il est ébauché, mais aussi « dispersé », résidant en partie dans l’histoire personnelle de chacun.
Le père Joseph Wresinski concentrait en sa personne l'autorité d'un fondateur,2 de celui qui, se trouvant au commencement d'une création, portait en lui la force et le sens de cette création originale, et le pouvoir de décision du responsable, de celui qui, visionnaire, impulse l'action et stimule les énergies, entraîne vers l'avenir, façonne la construction du groupe de ceux qui le rejoignent, l'entourent, l'accompagnent.
A la disparition de ce fondateur charismatique, autorité et pouvoir vont être amenés à se dissocier et à trouver de nouvelles formes.
Les enjeux de la transition sont donc triples :
- Identifier la nature de l’héritage. Quel est le cœur du volontariat et son principe de discernement ?
- Qui dispose de l’autorité morale, autorité exercée auparavant par Joseph Wresinski ?
- Comment définir et mettre en œuvre un nouveau mode d’organisation de la gouvernance au sein du Mouvement ?
Ces trois aspects concernent le socle identitaire qui crée l’unité du volontariat, et plus largement l’unité du Mouvement, comme nous allons le voir.
Redécouvrir les fondements de l’unité
La vision de l’homme et de la société reçue en héritage de Joseph Wresinski s’ordonne autour de la fidélité aux plus pauvres. Dans la conception même de Joseph Wresinski, « l’avancée de l’humanité se mesure à l’avancée des plus démunis»3.
C’est donc cette fidélité qui est porteuse du rassemblement de tous les volontaires. Le rassemblement prend sa source dans l’intériorité de chacun relié aux autres volontaires de sorte qu’on pourrait parler d’« âme commune ». A l’inquiétude qui, de tous temps, a affecté les populations très pauvres lorsque des liens se créent, « est-ce vraiment sûr que vous n'allez pas nous abandonner vous aussi ? », les volontaires répondent par cette conviction que le souci de leur sort habite chacun. Faire exister en soi la population est devenu un garde fou. Cette vision commune transmise par Wresinski féconde ce qu’Eugen Brand4 appelle une « intuition collective », source d’une intelligence collective. Au-delà même des frontières du volontariat, Gabrielle Erpicum5, aspire à faire partager ce projet: « Il y avait un projet très fort à faire partager à l’humanité entière, c’est-à-dire rassembler tout le monde autour des plus pauvres, ça me paraissait aussi très clair, il me semble qu’on avait une matière, on avait les points de repère qui étaient fondés, qui étaient enracinés ! »
Cette ambition de rester fidèles aux plus pauvres représente donc en quelque sorte un « plus grand que soi », inaccessible seul, un « plus grand » que les enjeux, les interprétations, les intérêts ou responsabilités personnels. C'est pourquoi, un long temps de mûrissement s'est avéré nécessaire pour que, de cette intuition collective, naisse une intelligence collective capable de susciter les créations et mutations nécessaires à la continuité du groupe.
La fidélité aux plus pauvres
En 1981, Joseph Wresinski avait demandé aux volontaires les plus anciens, qu'il avait qualifiés de co-fondateurs, d’être les « garants » de cette fidélité en ces termes : « Garantir l’intégrité, l’authenticité du Mouvement ATD Quart Monde et sa fidélité aux plus pauvres ».
Cette valeur fondatrice va guider le choix d’un nouveau mode d’organisation des responsabilités au sein du Mouvement. C'est aux Assises6 du volontariat de 1995 qu'un groupe élu par l’ensemble de ses membres reçoit le mandat suivant : « Étudier les modalités de délégation des membres du Secrétariat général7 ». Désigné par le terme « groupe-mandat », celui-ci rendra ses conclusions à l'automne 1998 : sa proposition phare est de constituer un « groupe de discernement » composé des représentants des premiers volontaires à avoir rejoint Joseph Wresinski, les « co-fondateurs », et de dix volontaires assisiens.8
Ces modalités ne peuvent être arrêtées une fois pour toutes puisque le projet est ancré dans la fidélité aux plus pauvres. C’est le sens même du mot « mouvement » comme si le mouvement, sa direction, son contenu, son rythme devaient être fixés par l’attention, l’écoute, et le soutien aux efforts de résistance et de libération des plus pauvres. D’où cette originalité du Mouvement, sa résistance à une institutionnalisation, le refus du risque de sclérose et de perte de créativité probable, le refus du risque de hiérarchisation éventuelle des priorités où les structures supplanteraient les hommes et changeraient les liens qui les unissent... ». Il en résulte le désir d’un volontariat « vulnérable » par sa perméabilité aux aspirations des familles. Il ne s’agit donc pas « de créer l’organisation d’une action déterminée, d’une forme d’aide choisie par avance […]. Eux-mêmes (le peuple des très pauvres), leurs conditions changeantes, les réactions variables du monde qui les entoure, dictent la nature et le contenu des initiatives immédiates. Il n’y a de constant que la finalité et la volonté de se laisser guider par ce qu’attend le Quart Monde. »9
L’exercice de l’autorité morale
Dans une lettre du 30 janvier 1999 adressée à l’ensemble des volontaires, « le groupe de discernement » exprime le caractère vital de la constitution des liens entre membres du Mouvement en ces termes : « (…) nos vies sont liées à des centaines d'autres, personnes très pauvres ou non. Dans ces liens se noue l'essentiel de notre Mouvement ». « Le groupe de discernement » présente également les chantiers à mener, en cours ou en perspective, en référence à « l’appropriation de nos racines et de nos sources communes (la vie des plus pauvres et du monde à la lumière de notre découverte du père Joseph) ». Joseph Wresinski est devenu une référence historique que chacun peut invoquer librement comme inspirateur de son action.
L’expression « à la lumière de notre découverte du père Joseph » est très parlante parce qu’elle traduit une mise en place nouvelle du rapport au fondateur. Pour vivre notre réalité collective, le père Joseph n’est plus le «meneur de jeu», «celui qui impulse», «celui qui guide», il est devenu lumière, éclairage ; il a pris une autre dimension, plus spirituelle que corporelle, il est situé plutôt à l’arrière qu’à l’avant. « L’appropriation de nos racines et de nos sources communes » : on utilise ici le pluriel pour évoquer sources et racines. Ce sont « la vie des plus pauvres », « la vie du monde », « le père Joseph », intimement unifiées par le processus de « découverte » qui, en quelque sorte fait la liaison, mais de manière ordonnée, pourrait-on dire. La découverte du père Joseph éclaire la découverte des autres sources : en articulant une redéfinition de l’essentiel du Mouvement, de la place des sources, de la place du fondateur dans ces sources, les membres du « groupe de discernement » 1999 ont voulu remettre en cohérence l’histoire commune d’une communauté devant assumer la perte de son fondateur pour lui permettre de trouver sa créativité et la force de relever les défis de l’avenir sans renier son passé. C'est une recherche de sens, d'un sens renouvelé, pour l'existence et l'unité de cette communauté.
Les sources et les racines appartiennent de plus en plus clairement aux trois composantes du Mouvement, les militants Quart Monde, les alliés et les volontaires. De plus, les responsabilités sont de plus en plus portées par des membres de ces trois composantes.
Un nouveau savoir que nous nommerons savoir de consensus est apparu à travers la démarche du discernement collectif. C'est l'expression d'une confiance dans les générations de volontaires plus récentes par les plus anciennes, l'élargissement d'une collégialité, à la fois dans les choix et dans la pratique.
Au fond, on retrouve dans cette mutation la définition du pouvoir donnée par Hannah Arendt: « Le pouvoir correspond à l'aptitude de l'homme à agir et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété individuelle : il appartient à un groupe et continue de lui appartenir tant que ce groupe n'est pas divisé. »10