Le thème de l'héritage et de la transmission mobilise des domaines d'études variés, et constitue une clé de compréhension majeure des phénomènes se reproduisant d'une génération à l'autre. Il est donc inévitablement lié à la persistance de la grande pauvreté. Ce qui nous intéressera plus particulièrement est la difficulté générée par ce qui est transmis de manière immatérielle.
Capital, transmission immatérielle
La sociologie nous permet de regarder la transmission via la sphère économique en observant les biens matériels, la sphère culturelle composée de l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu (livres, disques...) et la sphère sociale qui se transmet à travers les réseaux, les relations sociales, la réputation et qui permet la mise en œuvre des dimensions économique et culturelle. Mais cette trichromie n'est pas si franche : une entreprise peut posséder un capital économique, social et culturel.
L'héritage matériel est celui que l'on peut décrire d'une manière assez précise et s'accompagne toujours d'un héritage immatériel, constitué de tout ce qui est nécessaire pour s'approprier cette dimension matérielle transmise : les compétences, les dispositions à agir, à penser, la capacité de jugement, etc.1Cette transmission immatérielle se fait de manière implicite et par imprégnation2. Par exemple l'apprentissage de la lecture et de l'écriture peut dépendre d'actes (faire lire, faire faire des exercices...) mais dépend également de « l'imprégnation indirecte et diffuse, c’est-à-dire à travers tout un climat familial3 ».
Madame I. âgée de 56 ans nous confie : « En maternelle, je me souviens d’un coloriage que je devais faire, c’était en 1960. Une famille était dessinée avec le papa, la maman et leur enfant. A l’époque j’étais placée en nourrice, je ne connaissais pas encore ma mère qui m’a récupérée à mes 6 ans. Mon père ne m’a pas reconnue, je ne l’ai donc pas connu. La colère m’a pris et j’ai tout colorié en bleu avec rage, les visages aussi. Tout le dessin. La maîtresse m’a disputée et je n’ai pas pu lui expliquer que ça ne correspondait pas à ma vie4». L'héritage qu'elle a reçu, « par défaut » dit-elle, lui a posé des problèmes quand elle est devenue maman : « Pour moi ce mot ne signifiait rien avant de l'être » ; il a eu des conséquences dans sa capacité à elle-même transmettre un héritage, et a influé directement sur sa vie professionnelle car Madame I. est aujourd'hui assistante maternelle. Elle explique que pour elle il est important de travailler avec des enfants.
Droit, transmission immatérielle et capital culturel
Les droits de l'homme permettent d’assurer des sécurités à ceux qui n'en ont pas reçues, consistant non pas à répondre à des besoins, mais à augmenter des capacités5. Ils atteignent ici une limite car même s'ils permettent de donner les mêmes chances à tous et reconnaissent l'égale dignité de chaque être humain, la transmission immatérielle rend difficile l'accès à certains droits.
Prenons deux exemples : l'accès aux lieux culturels, et l'école, deux composantes du capital culturel.
Les musées sont gratuits pour les personnes à faibles revenus, mais l'héritage immatériel peut primer sur l'égalité des conditions d'accès. Revenons vers Madame I. qui est très rarement allée au théâtre et au musée. Un de ses enfants nous confie volontiers que « Ce sont des endroits pour les bourges, c'est pas pour nous, et il faut s'habiller classe ». Un autre expliquera que « La première fois que je suis allé voir un concerto, c'est parce qu'on m'avait donné des places. J'ai passé une heure à chercher des habits classe, j'ai pris ceux d'un ami. Sur le trajet, j'ai angoissé tout le long qu'un videur nous refoule parce qu'on n’était pas assez classe. J'avais honte de moi, j'étais stressé comme avant de passer un examen, j'évitais de croiser le regard des gens car j'avais honte de moi». En 2008, 31% des cadres avaient assisté à un concert de musique classique au cours de l'année écoulée, contre 3% des agriculteurs et 1% des ouvriers6. On se rend donc compte que le droit cherche à établir des égalités en mettant en place la gratuité des lieux culturels, mais ne peut résoudre les problèmes liés à l'héritage immatériel.
Prenons maintenant l'exemple des études dans l'enseignement supérieur. La perception des études post-bac peut être établie de différentes manières selon l’héritage immatériel familial, notamment dans le choix d’en faire et dans le choix des filières (faculté, classe préparatoire, IUT, BTS7). Un enfant grandira avec une construction et un ressenti personnel et familial qui poussera les uns à viser une classe préparatoire, aussi fortement que d’autres à n’avoir aucune vision après l'obtention du baccalauréat, considéré comme une réussite des études et la transition vers la vie professionnelle. Revenons à Madame I. qui est titulaire du BEPC, une fierté pour elle. Sa fille nous rapporte un échange avec sa mère : « Pourquoi tu étudies ?... De toute façon t'es une femme, ça sert à rien ». La famille de Madame I. se sent très humiliée lorsqu'elle est confrontée à des personnes ayant validé des études supérieures. « Je suis débile, j'ai pas étudié longtemps », ou encore : « J'ai honte », avec le double discours : « Je me suis fait tout seul, j'en suis fier », ou encore l’agressivité : « De toute façon ils comprennent rien à la vie les bourges ». Un des enfants confiera que : « Dans mon travail je côtoie beaucoup de personnes qui ont étudié après le bac mais j'ai dû faire un travail sur moi pour ne pas me sentir imbécile, accepter que je valais quelque chose et qu'ils ne me parlaient pas seulement par charité ».
Habitus, culture de la honte et réhabilitation de l’histoire
Les théories déterministes justifient la prévalence des faits sociaux sur les comportements individuels. Les faits sociaux, «consistant en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui »8 , auraient donc une nature prégnante sur les individus. L'habitus culturel9 nous permet de sortir de cette impasse, même s’il reste imparfait. Son intérêt est qu'il ne repose plus seulement sur les faits sociaux mais aussi sur l'individualité : les faits sociaux ne sont plus les uniques déterminants, on peut briser la chaîne car l'individu a une marge de manœuvre. Mais comment la révéler ?
Joseph Wresinski parlait d'émancipation des personnes lorsqu'il a montré que la pauvreté se transmettait, mais n'était pas fatale. Il pensait, entre autres, que la réhabilitation des personnes pouvait se faire à travers l’ouverture à des expériences différentes réalisables par la mobilisation du droit. Comment détruire la transmission de la honte, si difficile à saisir pour ceux qui ne la vivent pas ? C'est ce paradoxe de la « culture honteuse et de la culture de la honte » qu'il réussira à mettre en mots : « La honte des plus pauvres les met en marge du droit à la culture. Elle boucle le cercle vicieux : la honte d’être interdits des moyens de la culture les éloigne plus encore de nous. En effet, quand votre vie est sans continuité et vous exclut de l’appartenance à une communauté, vous ne pouvez être sujet de culture. Mais n’oublions pas que cette discontinuité de l’existence devient paradoxalement une expérience continue qui s’inscrit dans la mémoire des pauvres »10.
La réhabilitation de l'histoire personnelle et familiale semble être un premier point pour stopper cette fatalité. Madame I. ne peut transmettre de son histoire que très peu de choses utiles aux normes de la société : « Elle [sa mère] m'a mise dehors à 17 ans. A l'école on nous a demandé de dire le métier de nos parents, alors pour mon père j'ai dit qu'il jouait au casino. Quand j'ai dit ça ma mère elle m'a gueulé dessus en me disant : ‘Ça va pas de dire ça et puis c'est pas ton père de toute façon, ton père il est mort’. Un autre de mes beaux-pères s'est fait mitrailler dans sa voiture. Ma mère était venue vivre ici sous un faux nom, dans un foyer de mères célibataires ». Adulte, Madame I. comprendra seule que sa mère était prostituée et qu'elle vivait avec un proxénète. Réhabiliter l'histoire n'est pas une tâche simple, surtout lorsqu'elle n'est pas entièrement connue. L'Université populaire Quart Monde peut jouer un rôle sur ce point, car elle permet aux participants de réfléchir à partir de leur propre expérience. Madame I. ne participe pas à l'Université populaire, mais aurait volontiers confié sur le sujet de la transmission que, malgré tout : « J’ai inculqué des valeurs à mes enfants ; sur l'alcool, de pas boire, et aussi l'importance de l'amour et la vie de couple car j'ai trop vu de problèmes ; et aussi à se défendre quand on se fout de leur gueule », transformant donc une histoire honteuse en une histoire qui fait avancer.
Rencontre d’un autre milieu social, honte, rupture et libération
On trouve peu de documentation sur le sujet de la rencontre avec des personnes d'un autre milieu social, du point de vue des personnes des classes très populaires ou pauvres. On lit pourtant dans les témoignages précédents que la honte revient immédiatement dès qu'un contact s’établit. « J'ai dû faire un travail sur moi pour ne pas me sentir imbécile face à eux », ou encore : « Dans le théâtre, j'évitais de croiser le regard des gens car j'avais honte.» De nombreuses personnes qui vivent cette humiliation ne parviennent pas à la mettre en mot, ou encore à la comprendre car elle est source d'un grand malentendu. Si forte, elle rend difficile la rencontre saine, sans honte, sans culpabilité, ou sans critique à l'égard de son milieu d'origine : elle devient un fardeau.
Le risque qui se présente ici est la rupture d'avec le milieu d'origine, non par choix mais toujours par défaut. Édouard Louis11, ayant lui-même vécu cette rencontre, décrit son parcours de transfuge d'un monde à l'autre dans son roman. «[...] Eddy Bellegueule, c'est comme ça que j'ai été baptisé par mes parents et il est évident que pour me construire j'ai dû rompre avec ça, rompre avec ce milieu et rompre avec ce nom puisque évidemment ce nom-là c’était une histoire, c'était pas seulement un nom, ce nom contenait des expériences, […] le livre montre comment j'ai voulu en finir avec ce que j'ai été pour me réinventer […].Un des enjeux de mon livre quand je parle de cette trajectoire de transfuge, de la difficulté à s'arracher à son milieu, c'était de montrer que c'est d'abord quelque chose de très douloureux, très difficile »12.
Alors, comment détruire cet héritage de la honte en se préservant de la rupture d'avec les siens ?
La réhabilitation de l'histoire par sa relecture peut déjà être un élément. Si on écoute les plus exclus ou ceux qui vivent à leurs côtés, on comprend que trois autres éléments convergent en ce sens. Tout d’abord la création d'opportunités différentes dans un contexte de mixité, qui est la clé de voûte de toute action socioculturelle, c'est à dire ne pas faire des actions seulement avec des personnes exclues afin que l'opportunité s'inscrive dans une réalité de changement pour tous. Car c'est bien l'émancipation des individus, mais également la libération collective, qui sont recherchées. Il est primordial de toujours garder en tête que la transmission immatérielle rend difficile, voire impossible la rencontre, montrant l'importance de répéter les expériences dans la durée, et au sein d'une relation donnant-donnant afin de ne pas ajouter encore plus de honte à celle produite par la rencontre elle-même.
Le second élément permettant de détruire cet héritage de la honte concernerait le contexte de mixité sociale en général, dans l'habitat, l'école ou tous lieux d'interaction sociale, qui favorise les rencontres des différents milieux et donc prépare aussi à mieux se comprendre sur le fond, évacuant une partie de la honte de venir d'où on vient. On est alors relativement moins surpris des découvertes que l'on fait en quittant son milieu.
Enfin, le troisième élément concerne plutôt la perception des savoirs et des compétences : une société qui tendrait à reconnaître une égalité des savoirs ainsi qu'une égalité de la valeur des expériences induirait forcément une transformation des relations sociales13.
Par exemple, reconnaître enfin les études professionnelles comme vecteur d’apprentissage d’un savoir, d’un métier, et non pas comme une voie de garage, diminuerait la honte des jeunes qui suivent ces voies.