L’auteur de La potence et la pitié est historien et nul ne songera à lui reprocher de traiter son sujet à partir de sa discipline. Il s’avère pourtant que la thèse défendue il y a trente ans1, à savoir que pendant plus de mille ans, le pouvoir, en Europe, a balancé entre la répression de la pauvreté et l’institutionnalisation d’une pseudo-pitié, donne évidemment à penser aux juristes.
La potence et la pitié comme discours juridique
Le droit est en effet le langage formellement achevé du pouvoir, et s’interroger sur les attitudes sociales à l’égard de la pauvreté ou à l’égard des pauvres consiste nécessairement à étudier les règles juridiques qui en découlent. C’est d’ailleurs ce que fait souvent Monsieur Geremek, tout au long de son parcours historique, lorsqu’il montre comment les mutations sociales et économiques se reflètent dans la loi, les réglementations ou la jurisprudence2.
Plus précisément, s’interroger aujourd’hui sur le dépassement du dilemme consiste à poser la question des limites du droit face au scandale perpétuel de cette pauvreté qui a existé dans toutes les sociétés, à toutes les époques. Les lois peuvent à l’évidence organiser la répression, et, en ce qui concerne les pauvres et leurs comportements, c’est probablement leur pente naturelle. Peuvent-elles prendre en compte la pitié ? Difficilement. Cherchent-elles, plus récemment, d’autres voies comme le principe de solidarité ou de de respect de la dignité humaine ? Elles y tendent, mais échouent. La solution serait-elle plus radicale et résiderait-elle dans ce que d’aucuns appelle l’amour ? Mais le droit est-il capable d’amour ?
La potence comme inclination naturelle du droit
Il n’est pas difficile de montrer que la répression de la pauvreté persiste jusqu’en 2018, voire qu’elle s’accentue. En Belgique, la loi 27 novembre 1891 pour la répression du vagabondage et de la mendicité, héritière de celles qui remontent à Philippe-le-Bon, a été abrogée en 19933 mais, en pratique, elle a immédiatement été remplacée par une multitude de règlements communaux qui interdisent la mendicité sous peine d’amende et de prison. Malgré les controverses, seuls deux d’entre eux ont été annulés ou suspendus en 25 ans4. Le fait de squatter a été érigé en infraction pénale par une loi récente du 18 octobre 20175, alors que le droit au logement, pourtant consacré par la Constitution, ne progresse guère en effectivité. Les étrangers les plus vulnérables sont constamment assimilés à des malfaiteurs et chassés, comme ils le sont depuis des siècles.
Il est intéressant de relever, avec Monsieur Geremek, le moment auquel la répression a remplacé la tolérance à l’égard du pauvre, portée pendant le Moyen Âge par le régime de chrétienté et le droit canonique qui voyaient en lui à la fois la figure du Christ et la fatalité d’une condition à laquelle beaucoup ne pouvaient échapper. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous.6 » C’est à partir des Temps modernes, de la Renaissance, c’est-à-dire des 15e-16e siècles que le pauvre a été vu d’abord comme une menace, un fainéant et un asocial, et qu’il a été forcé légalement de travailler. Le travail ne se distingue d’ailleurs pas de la répression7. Cette époque est celle au cours de laquelle les bourgeois, c’est-à-dire les commerçants vivant dans les villes qui se développaient, ont supplanté les seigneurs féodaux. C’est aussi l’époque au cours de laquelle les « grandes découvertes » et l’évolution de la navigation ont donné au commerce une dimension mondiale. C’est encore le moment auquel les extraordinaires progrès de la technique et plus généralement celui des mathématiques appliquées ont persuadé l’homme occidental de sa toute-puissance sur lui-même, sur autrui et sur le monde. Celui-ci avait cessé de contempler la nature, et tenté de l’expliquer, pour la transformer et la dominer. Le droit n’a pas échappé à ce changement de perspective. De recherche de la proportion des parts à attribuer à chacun8, il est devenu avant tout puissance sur autrui9.
Bref, l’époque à laquelle l’image du pauvre est devenue résolument négative est celle de la naissance du capitalisme international qui ne pouvait tolérer la dénonciation permanente que constituait en son sein la persistance de larges couches de populations misérables, et qui entendait que tous contribuent à l’enrichissement des plus forts. Nous vivons sans conteste encore sur ces a priori collectifs.
La pitié comme lien social disparu
Le mot « pitié », contrairement à celui de répression, ne fait pas partie du vocabulaire juridique, soit parce que le droit est effectivement sans pitié, soit parce que ce que Monsieur Geremek qualifie de « sentiment » en est nécessairement exclu. Le droit n’aime pas les sentiments. Les jurés siégeant en cour d’assises prêtent serment « de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection10 », ce qui est une manière de dire que si sentiments il y a, il convient de les chasser lorsqu’il s’agit d’appliquer les lois, surtout les lois répressives.
La pitié n’est pourtant pas absente de la philosophie du droit. Jean-Jacques Rousseau y voit le fondement de toute sociabilité humaine et celui des lois naturelles :
« Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix.11 ».
Les lois de la société civile, c’est-à-dire celle qui est sortie, malheureusement aux yeux de Rousseau, de l’état de nature en raison de l’invention de la propriété, de la « Métallurgie » et de l’agriculture, s’expliquent par la perte de la pitié naturelle12. À suivre Jean-Jacques, qui lui aussi vitupère contre la société matérialiste, c’est bien celle-ci qui a refusé à la pitié de continuer à exister. Mais, au fond, il souligne surtout que la pitié n’a pas ou plus de place dans la société civile, que l’on appelle aujourd’hui l’État de droit.
La solidarité comme idéal ambigu
Les idéologies qui ont combattu le capitalisme, et on songe bien sûr en premier lieu au marxisme-socialisme, ont tenté de trouver une autre voie que la potence ou la pitié, celle de la solidarité. Ce fut en grande partie un échec parce que, prétendant se fonder sur l’intérêt des pauvres, elles ont sciemment refusé de donner place aux plus pauvres13. Il y a toujours des points communs entre des ennemis, et le marxisme partageait certains des présupposés du capitalisme, à savoir que l’enrichissement – on dit aujourd’hui la croissance – est le but du développement social, et que l’être humain doit avant tout être un travailleur rentable. La répression, encore elle, s’est abattue sur tous ceux qui ne devenaient pas, de gré ou de force, ce que le socialisme voulait qu’ils soient.
Il reste que la solidarité est bien une troisième voie possible, outre la répression et la pitié, et que le droit inclut, tant bien que mal, des mises en œuvre de celle-ci, à travers spécialement le droit de la sécurité sociale et le droit fiscal. La crainte est de voir les acquis de la première démantelés par le néo-libéralisme, et le second demeurer inéquitable en favorisant les riches, bien davantage que les pauvres.
La dignité humaine comme idéal hors d’atteinte
L’individualisme européen qui s’installe durablement à la Renaissance a toujours été compensé par le personnalisme. Paradoxe de cette époque extraordinaire qui a créé l’Occidental égoïste mais a permis, à terme, la reconnaissance de droits fondamentaux liés à la simple qualité d’être humain, en faisant apparaître son importance et sa beauté. Un individu se regarde lui-même, une personne est en relation avec d’autres. Les droits de l’homme constituent à certains égards une sorte de synthèse entre les deux courants. Beaucoup sont égocentriques, beaucoup permettent de vivre ensemble. C’est à travers l’évolution de ceux-ci que le discours juridique a cherché à échapper au dilemme entre la potence et la pitié en fondant la lutte contre la misère et les normes qui l’appuient sur la dignité humaine. L’émergence de cette invocation est, elle aussi, contemporaine de la naissance de la modernité. C’est en 1487 que Jean Pic de la Mirandole écrit son Discours sur la dignité de l’homme, qui, toutefois, n’incluait guère de dimension relationnelle ou sociale14.
L’idée de dignité humaine s’est développée parce que l’individualisme ne pouvait expliquer la relation sociale que par le contrat, si cher à un monde pensé comme originellement constitué d’individus (surtout de marchands) et ne pouvant trouver qu’en lui l’origine de toutes les relations sociales. C’est un trait commun à des philosophies aussi différentes par ailleurs que celles de Grotius, Hobbes, Locke ou Rousseau : dans un état originaire, l’état de nature, il n’y a que des individus et seule la convention explique l’existence du droit. Kant réagit : il faut penser la dignité humaine contre ce qui est susceptible d’un échange par le contrat :
« Dans le règne des fins, tout a un Prix ou une Dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.15 »
Le mot est précieux, car il exprime particulièrement bien l’aspiration de tant de personnes du Quart Monde.
La première allusion du droit à la dignité humaine semble se trouver à l’article 151 de la Constitution allemande, dite « de Weimar », du 11 août 1919, qui mentionne une « existence digne de l’homme »16. La « dignité humaine » apparaît ensuite en droit international public dans le préambule de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945, avant de figurer deux fois dans celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, ainsi que dans ses articles 1er, 22 et 23, § 3. La référence a depuis littéralement envahi les droits internes européens. À ce jour, le site de référence de la législation applicable en Belgique indique quelque 227 occurrences des mots « dignité humaine ». La loi du 8 juillet 1976 organique des Centres publics d’Action sociale, chargés de lutter en première ligne contre la pauvreté, l’inclut dans son article 1er :
« Toute personne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vue conforme à la dignité humaine. »
Las, il semble bien que le droit affirme de plus en plus ce qu’il ne peut donner, ou du moins que ce qu’il donne d’une main, il le reprend de l’autre. Les exceptions à la dignité humaine existent et se font même de plus en plus nombreuses. C’est que le concept est encombrant pour les juristes. Pour garder l’exemple de l’aide sociale, l’article 57, § 2, de la même loi a bien vite créé une dignité humaine au rabais :
« Par dérogation aux autres dispositions de la présente loi, la mission du Centre public d’Action sociale se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente, à l’égard d’un étranger qui séjourne illégalement dans le Royaume (…) ».
D’autres exemples de cette marche arrière pourraient être trouvés. Échec fréquent, donc, pour le droit, même s’il y a bien là une tentative de trouver une autre réponse que la répression ou la pitié.
L’agapè comme étranger au droit
Ce qu’affirme une très longue tradition, à laquelle le père Joseph Wresinski appartient, est que la seule manière d’échapper à la potence ou à la pitié est l’agapè, qui peut prendre la forme d’une pauvreté cette fois consentie, en solidarité avec ceux qui subissent la misère. Certains systèmes juridiques, d’ailleurs antérieurs au christianisme, ont tenté d’intégrer cette dimension, en visant d’ailleurs prioritairement les étrangers. La plus ancienne règle juridique enjoignant de les aimer se trouve dans la Torah :
« Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-même avez été des émigrés dans le pays d’Égypte.17 »
Mais ni nos lois internes, ni le droit international ne parlent plus d’amour. Le Code civil de 1804 n’inclura aucune obligation de s’aimer entre les personnes chez qui pourtant elle pourrait être considérée comme essentielle à leur relation, comme les époux ou les parents et les enfants. La Convention internationale relative aux droits de l’enfant ne parle jamais d’amour. Notre droit actuel a raison. Il détermine ce qui est dû à chacun. Or contrairement à la potence et parfois à la pitié, l’amour n’est jamais dû.