Un monde riche de tout son monde

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Un monde riche de tout son monde », Revue Quart Monde [En ligne], 202 | 2007/2, mis en ligne le 05 novembre 2007, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/842

« Notre monde commun n’est pas seulement la planète physique des vivants. C’est la planète-cité, c’est à dire de manière indissociable la planète matérielle et nos relations, notre manière d’être ensemble non pas vivants mais citoyens. Il y a une continuité totale entre la culture du vivre ensemble que nous développons aujourd’hui et le monde commun de demain. »

Le dérèglement rapide du climat renforce la prise de conscience que notre planète n’est pas simplement une niche où l’humanité trouve refuge au même titre que chaque espèce. Elle est devenue une cité, un habitat transformé puissamment par l’activité humaine, par la manière dont les humains vivent ensemble, par ce qu’ils considèrent ensemble comme richesse.

Cette planète-cité appelle d’urgence des citoyens. A travers le monde les jeunes, les enfants d’aujourd’hui cherchent cette citoyenneté, veulent s’y engager concrètement. Beaucoup sont, plus qu’aux générations qui les précèdent immédiatement, sensibles à l’emprunt que nous faisons de la terre aux générations à venir. Cet emprunt passe par la confiscation que nous en faisons aussi aux autres espèces, y compris à celles dont nous nous nourrissons : les poissons, par exemple, sont la poule aux oeufs d’or d’aujourd’hui. Nous sommes dans le même monde. L’urgente et seule richesse possible est d’en faire un monde commun.

Saint-Exupéry demandait : « Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ? » Dans les années 70, un homme qui se confrontait aux questions de l’écologie, Philippe Saint-Marc voulait que l’on complète la question par une autre : « Quels enfants laisserons-nous à la terre ? » En effet, saurons-nous, sauront-ils sortir de l’impasse actuelle ? La grandeur du travail humain est de s’être mesuré pour une vie meilleure à la domination de la nature. Mais dans la civilisation maintenant mondialisée du productivisme l’homme s’est armé de la gestion du capital, des savoir faire techniques et de la recherche scientifique en oubliant cette question - pour quoi ? Son ressort est à dessein le primat de l’individu livré aux incessantes concurrences. Les rivalités nous menacent comme le fouet du cocher. Nous devons accélérer le pas, nous rendre aveugles à leurs effets collatéraux pour y faire face. Nos peurs ne nous laissent guère de temps, d’énergie intellectuelle, spirituelle pour comprendre le monde autrement. Nous pressentons seulement que le règne des mêmes marques, des mêmes techniques sur toute la terre fait un même monde partout mais ne suffit pas à faire un monde commun quelque part.

Dans cette civilisation, la pauvreté fait confusément peur, car elle met en doute l’efficacité du règne de cette richesse étroite et non durable. Cette richesse droguée par le mépris des équilibres séculaires de la nature, y compris des rythmes humains, porte aussi une part de mépris de l’expérience de ceux qu’elle classe comme les perdants de sa compétition. Elle porte ainsi en elle la production de sa propre pauvreté. Les pays peuvent être « riches » ou « émergeants », leur effort de croissance économique ne règle pas son sort à la pauvreté. Dans les pays riches demeurent des groupes, des familles des enfants qui n’accèdent pas à des droits, à des moyens susceptibles d’ouvrir une relation digne entre les humains ; ils ne peuvent donc contribuer aux droits des autres en honorant leurs responsabilités.

Citoyens de la planète-cité, nous sommes à la recherche d’une richesse plus résistante au temps, qui ne se transforme pas demain en désertification, en guerres, en misère. Notre monde commun n’est pas seulement la planète physique des vivants. C’est la planète-cité, c’est à dire de manière indissociable la planète matérielle et nos relations, notre manière d’être ensemble non pas vivants mais citoyens. Nous qui sommes présents aujourd’hui sur la terre tenons pour probable que neuf milliards d’êtres humains, dont une part est déjà née, y vivront en 2050. Il y a une continuité totale entre la culture du vivre ensemble que nous développons aujourd’hui et leur monde commun de demain. Comment admettre que ce ne soit pas notre chantier prioritaire de citoyens ?

Les scientifiques aident à comprendre les mécanismes de la matière vivante. Ils ne font pas, à la place des citoyens, l’apprentissage du vivre ensemble. L’expérience que les humains ont de leur monde commun - la terre et les liens entre eux - est incroyablement diverse. Aucune de ses facettes n’est négligeable. Faire taire, mépriser l’expérience, la compréhension qu’un humain a du monde, casser par ce mépris, une femme, un homme ou un enfant, c’est casser la chaîne de l’expression de la dignité; chacun est le maillon actif qui lie le respect de lui-même et le respect d’autrui, qui rend indissociable le droit de l’homme dont il bénéficie et le droit de l’autre. C’est aussi fermer le livre de lecture de notre monde commun. C’est croire connaître les gens des montagnes quand on a grimpé un matin de vacances par l’est ensoleillé et qu’on a pu se protéger ensuite du soleil de midi ! Sans le point de vue des faces nord de la vie comme de toutes les autres rien ne nous assure de connaître notre monde commun, de nous y situer personnellement, de percevoir avec finesse et justesse ses évolutions. Il ne s’agit pas seulement d’une recherche d’informations. Il s’agit d’une condition requise pour agir de concert avec les autres. L’alternative est l’embrigadement, la répression, la manipulation de masse, les massacres au nom des prétendues lois de la nature ou de l’histoire, toutes ces techniques de fabrication de la société que le 20éme siècle a essayées. Merci non, nous avons appris.

Nos amis de Montréal ont une expression limpide, une expression repère : un monde riche de tout son monde. Nos peurs nous rendent sourds. Nous appelons sans voix des gens que nous n’écoutons pas. Et faute d’entendre leur parole, leurs gestes nous déconcertent. Un jour peut être nous dirons que nous les avons découverts. Mais si le petit « nous » des « découvreurs » de l’Amérique, avait laissé la place au grand nous de la rencontre mutuelle des égaux d’Amérique et d’Europe, des civilisations auraient pu se féconder. (Je ne refais pas l’histoire, je cherche à me comprendre.)

L’humanitaire passe derrière les tsunamis. Certains venus de la dérive des continents sont inévitables. Mais les tsunamis dans le tissu des relations humaines ne relèvent pas de l’humanitaire. Là il n’est que l’agent du trop tard substitué abusivement à l’incontournable, urgent et immense apprentissage des citoyens. C’est un défi de civilisation. Seul un investissement à long terme crée les conditions de la rencontre au jour le jour. D’une rencontre qui lie les citoyens - certains diraient les frères - dans des engagements durables, dans des actions ouvertes avec d’autres. La Journée mondiale du refus de la misère, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté selon la dénomination officielle de l’ONU, le 17 octobre, est une fête de la dignité active des citoyens. A sa manière, elle invite publiquement à prendre ensemble la responsabilité d’un monde commun où tous les hommes ont quelque chose à dire, où tous peuvent agir avec d’autres en fonction de l’expérience et de la pensée qu’ils tirent ensemble de leurs vies.

Louis Join-Lambert

Ancien responsable de la Revue Quart Monde, Louis Join-Lambert réside avec sa famille en Allemagne depuis 1993. Il est actuellement chargé au sein du Mouvement ATD Quart Monde de la dynamique d’approfondissement et de mobilisation autour de la Journée mondiale du refus de la misère.

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