Le ghetto est dans nos têtes

Geneviève Defraigne Tardieu et Bruno Tardieu

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Geneviève Defraigne Tardieu et Bruno Tardieu, « Le ghetto est dans nos têtes », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 05 février 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3701

Depuis plusieurs mois, les hommes politiques et les médias parlent abondamment des banlieues, à tel point qu’on finirait par croire que ce sont les banlieues elles-mêmes qui posent problème et créent le malaise. Du moins, certaines d’entre elles.

En réalité, si les jeunes et les familles, exclus à cause de leur pauvreté vivaient en centre ville, on lirait des gros titres sur les « problèmes de centres villes. » Ceci n’est pas une hypothèse gratuite : aux Etats-Unis, les banlieues sont opulentes et les centres villes, des ghettos misérables.

Le ghetto est dans nos têtes et jusque dans notre vocabulaire. On ne veut pas regarder la réalité en face et nommer par son nom ce défi à notre société qu’est la pauvreté : on le désigne pudiquement par les lieux où il se situe.

Récemment, lors d’un grand débat télévisé consacré aux « banlieues », les jeunes parlaient de leur galère : l’échec scolaire, l’absence de formation, l’écœurement de se sentir inutile, les difficultés de leurs familles, le chômage des parents, la faiblesse des ressources… Ils décrivaient toutes les précarités qui mènent à la pauvreté. Les responsables présents leur répondaient : réorganisation de la ville, nouveau ministère de la ville, loi d’orientation pour la ville… Décalage de vocabulaire. Pourquoi n’ose-t-on pas parler de pauvreté ? Pudeur de nantis ? Pauvreté d’ambition ? Refus de voir ? « C’est de nous qu’on ne veut pas », disait une femme du Quart Monde.

De même, expliquer tout le mal vivre des quartiers pauvres par le racisme, en associant systématiquement ces deux fléaux, relève d’un consensus qui peut devenir une échappatoire à la réalité de la misère. « Black, Blanc, Beur » chantent les jeunes des quartiers défavorisés, refusant ce discours qui tend à les diviser alors qu’ils veulent s’unir contre l’injustice. Aux Etats-Unis, Julius Wilson, sociologue qui fait autorité, affirme que les ghettos d’aujourd’hui rassemblent les plus pauvres et non plus seulement les personnes de telle ou telle race.

Faute d’appeler un chat un chat, et d’afficher clairement la volonté de lutter contre la pauvreté, l’on se prive de l’essentiel : l’adhésion des populations pauvres qui elles, ne se trompent pas sur les causes de leur malheur. Que les responsables n’osent pas parler de pauvreté, qu’ils semblent ignorer la souffrance qu’elle engendre, voilà une humiliation de plus et une raison supplémentaire de se méfier.

Si les populations défavorisées ne sont pas associées aux politiques qui les concernent, si elles ne peuvent y engager leur cœur, leur intelligence et leur énergie, comment ces politiques pourraient-elles réussir ?

Geneviève Defraigne Tardieu

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